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Décisions

CJCE, 3e ch., 15 juin 1976, n° 86-75

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

Question préjudicielle

PARTIES

Demandeur :

Emi records limited

Défendeur :

CBS Grammofon A/S

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lecourt

Présidents de chambre :

MM. Kutscher, O'Keeffe

Avocat général :

Me Warner.

Juges :

MM. Donner, Mertens de Wilmars, Sorensen, Capotorti

CJCE n° 86-75

14 juin 1976

LA COUR,

1. Attendu que, par ordonnance du 24 juillet 1975, parvenue au greffe de la Cour le 1er août 1975, le Tribunal maritime et commercial de Copenhague a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, la question préjudicielle suivante :

"les dispositions du traité instituant la Communauté économique européenne et en particulier les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises et celles relatives à la concurrence doivent-elles être interprétées en ce sens que a ne peut pas exercer ses droits découlant d'une marque nationale d'un Etat membre pour empêcher b de vendre, dans les Etats membres, des produits pourvus de la marque x lorsque ces produits sont fabriques et pourvus de la marque x en dehors du Marché commun, dans un pays ou b a le droit d'utiliser la marque x ?" ;

2. Attendu qu'il ressort des données fournies par la juridiction nationale que la marque en question appartenait à l'origine à une société américaine qui, en 1917, a cédé à sa filiale britannique ses intérêts et sa clientèle dans plusieurs pays, y compris les Etats qui composent actuellement la Communauté ;

3. Qu'en même temps la société américaine a transféré à sa filiale britannique un certain nombre de marques, y inclus celle litigieuse, pour les pays précités, en se réservant cependant cette marque pour les Etats-Unis et d'autres pays tiers ;

4. Que cette marque, acquise depuis 1922 successivement par plusieurs sociétés américaines et britanniques, est actuellement détenue, dans un certain nombre de pays comprenant les Etats membres, par la société britannique "Emi Records Limited" et, dans d'autres pays, y compris les Etats-Unis, par la société américaine "CBS Inc.", dont CBS Grammofon A/S est la filiale au Danemark ;

5. Qu'il ressort des indications fournies par le tribunal maritime et commercial que le titulaire de la marque aux Etats-Unis vend dans la Communauté, par l'entremise de ses filiales y établies, des produits revêtus de cette marque et fabriqués aux Etats-Unis ;

6. Que la question posée vise essentiellement à savoir si le titulaire d'une marque dans un Etat membre de la Communauté peut exercer son droit exclusif pour faire obstacle à l'importation ou à la commercialisation dans cet Etat membre de produits revêtus de la même marque, originaires d'un pays tiers ;

7. Qu'à ces fins la juridiction nationale demande à la Cour d'examiner la question soumise au regard des principes et des règles de droit communautaire relatifs à la libre circulation des marchandises et à la concurrence ;

1. Quant à la libre circulation des marchandises

8. Attendu que, dans le cadre des dispositions du traité concernant la libre circulation des marchandises, et conformément à son article 3, alinéa a, les articles 30 et suivants, relatifs à la suppression des restrictions quantitatives et des mesures d'effet équivalent, prévoient expressément que ces restrictions et mesures sont interdites "entre les Etats membres" ;

9. Que l'article 36 en particulier, après avoir établi que les articles 30 à 34 ne font pas obstacle aux restrictions à l'importation, à l'exportation ou au transit, justifiées entre autres par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, précise que celles-ci ne doivent en aucun cas constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce "entre les Etats membres" ;

10. Que, dès lors, l'exercice du droit de marque pour empêcher la commercialisation de produits provenant d'un pays tiers sous une marque identique, même si elle constituait une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative, n'affecte pas la libre circulation des marchandises entre Etats membres et ne tombe donc pas sous les interdictions énoncées aux articles 30 et suivants du traité ;

11. Qu'en effet, dans cette hypothèse, l'exercice du droit de marque ne met pas en cause l'unité du Marché commun que les articles 30 et suivants visent à assurer ;

12. Qu'en outre, lorsqu'un même titulaire détient le droit de marque pour un même produit dans tous les Etats membres, il n'y a pas lieu d'examiner la question de savoir si ces marques ont une origine commune avec une marque identique reconnue dans un pays tiers, cette question n'étant importante que là où il s'agit d'apprécier si, à l'intérieur de la Communauté, il existe des possibilités de cloisonner le marché ;

13. Attendu qu'on ne saurait écarter ces conclusions en invoquant les articles 9 et 10 du traité ;

14. Que, selon l'article 10, paragraphe 1, du traité, les produits en provenance de pays tiers, pour lesquels les formalités d'importation ont été accomplies et les droits de douane et taxes d'effet équivalent exigibles ont été perçus dans l'Etat membre importateur, sont à considérer comme étant en libre pratique ;

15. Que, selon l'article 9, paragraphe 2, du traité, les dispositions du chapitre 1, section 1, et du chapitre 2 du titre i de la deuxième partie s'appliquent aux produits en provenance de pays tiers qui se trouvent en libre pratique dans les Etats membres ;

16. Que ces dispositions, visant seulement les effets de l'accomplissement des formalités douanières et du paiement des droits de douane et taxes d'effet équivalent ne sauraient être interprétées comme signifiant qu'il suffirait à des produits revêtus d'une marque conférée dans un pays tiers et importes dans la Communauté de satisfaire aux formalités douanières dans le premier Etat membre où ils ont été importés pour pouvoir ensuite être commercialisés dans l'ensemble du Marché commun en contravention avec les règles relatives à la protection de la marque ;

17. Que, par ailleurs, les dispositions du traité relatives à la politique commerciale de la Communauté ne prévoient, aux articles 110 et suivants, aucune obligation des Etats membres d'étendre aux échanges avec les pays tiers les principes impératifs régissant la libre circulation des marchandises entre les Etats membres et en particulier l'interdiction des mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives ;

18. Que les mesures consenties par la Communauté dans certains accords internationaux, tels que la convention ACP-CEE de Lome du 28 février 1975 ou les accords avec la Suède et la Suisse du 22 juillet 1972, s'inscrivent dans le cadre d'une telle politique et ne constituent pas la mise à exécution d'une obligation incombant aux Etats membres en vertu du traité ;

19. Que la portée obligatoire des engagements pris par la Communauté a l'égard de certains pays ne saurait être étendue à d'autres ;

20. Qu'en ce qui concerne, d'autre part, les dispositions du règlement n° 1439-74 du 4 juin 1974 (JO 1974, n° L 159, p. 1), introduisant des règles communes pour les importations, elles se réfèrent aux seules restrictions quantitatives, à l'exclusion des mesures d'effet équivalent ;

21. Qu'il s'ensuit que ni les règles du traité relatives à la libre circulation des marchandises, ni celles concernant la mise en libre pratique des produits provenant des pays tiers, ni enfin les principes régissant la politique commerciale commune n'interdisent au titulaire d'une marque dans tous les Etats membres de la Communauté d'exercer son droit en vue de faire obstacle à l'importation de produits similaires portant la même marque, originaires d'un pays tiers ;

2. Quant à la concurrence

22. Attendu qu'aux termes de l'article 85, paragraphe 1, du traité, sont interdits comme incompatibles avec le Marché commun "tous accords entre entreprises, toutes décisions d'associations d'entreprises et toutes pratiques concertées" susceptibles d'affecter le commerce entre Etats membres et qui ont pour objet ou pour effet d'altérer le jeu de la concurrence à l'intérieur du Marché commun ;

23. Que le droit de marque, en tant que statut légal, échappe aux éléments contractuels ou de concertation envisages par l'article 85, paragraphe 1 ;

24. Que, cependant, son exercice pourrait tomber sous les prohibitions du traité, s'il apparaissait comme étant l'objet, le moyen ou la conséquence d'une entente ;

25. Qu'une entente entre des opérateurs économiques à l'intérieur du Marché commun et des concurrents dans des pays tiers, d'où résulterait un isolement de l'ensemble du Marché commun qui réduirait, dans l'aire communautaire, l'offre de produits originaires de pays tiers, similaires à ceux protégés par une marque à l'intérieur de la Communauté, pourrait être de nature à altérer les conditions de la concurrence à l'intérieur du Marché commun ;

26. Que, dans le cas notamment où le titulaire de la marque litigieuse dans le pays tiers dispose à l'intérieur de la Communauté de plusieurs filiales établies dans divers Etats membres et qui sont en mesure de commercialiser les produits en cause dans le Marché commun, cet isolement serait également susceptible d'affecter le commerce entre Etats membres ;

27. Attendu que dans un cas, tel que celui de l'espèce, d'ententes qui ont cesse d'être en vigueur, il suffit, pour que l'article 85 soit applicable, qu'elles poursuivent leurs effets au-delà de la cessation formelle de leur vigueur ;

28. Qu'une entente n'est réputée poursuivre ses effets que si le comportement des intéressés laisse implicitement ressortir l'existence des éléments de concertation et de coordination propres à l'entente et aboutit au même résultat que celui visé par l'entente ;

29. Que tel n'est pas le cas lorsque lesdits effets ne dépassent pas ceux attachés sans plus à l'exercice des droits nationaux de marque ;

30. Que, d'ailleurs, il apparaît du dossier que l'opérateur étranger jouit de possibilités d'accès au Marché commun, sans se servir de la marque litigieuse ;

31. Que, dans ces conditions, la nécessité, pour celui qui détient la marque identique dans un pays tiers, de procéder, pour ses exportations vers le marché protégé, à l'oblitération de cette marque sur les produits concernés et à l'apposition éventuelle d'une marque différente s'inscrit parmi les conséquences admissibles découlant de la protection de la marque ;

32. Attendu, en outre, qu'aux termes de l'article 86 du traité, est "interdit, dans la mesure où le commerce entre Etats membres est susceptible d'en être affecté le fait pour une ou plusieurs entreprises d'exploiter de façon abusive une position dominante sur le Marché commun ou dans une partie substantielle de celui-ci" ;

33. Que si le droit de marque confère à son titulaire une position particulière dans le territoire protégé, il n'implique pas pour autant l'existence d'une position dominante au sens de l'article précité, notamment dans le cas où, comme en l'espèce, plusieurs entreprises ayant une puissance économique comparable à celle du titulaire de la marque exploitent le marché des produits dont il s'agit et sont en mesure de concurrencer ledit titulaire ;

34. Que, par ailleurs, pour autant qu'il vise à faire obstacle a l'importation dans le territoire protégé de produits revêtus d'une marque identique, l'exercice du droit de marque ne constitue pas une exploitation abusive de position dominante, au sens de l'article 86 du traité ;

35. Attendu que, pour ces raisons, il y a lieu de conclure que les principes de droit communautaire ainsi que les règles relatives à la libre circulation des marchandises et à la concurrence n'interdisent pas au titulaire d'une même marque dans tous les Etats membres de la Communauté d'exercer ses droits de marque, reconnus par la législation nationale de chaque Etat membre, en vue de faire obstacle à la vente par un tiers dans la Communauté de produits revêtus de la même marque, détenue dans un pays tiers, pour autant que l'exercice desdits droits n'apparaisse pas comme le fait d'une entente ou de pratiques concertées ayant pour objet ou pour effet d'isoler ou cloisonner le Marché commun ;

36. Que, pour autant que cette condition est remplie, la nécessité pour ce tiers de procéder, pour ses exportations vers la Communauté, à l'oblitération de la marque sur les produits concernés et à l'apposition éventuelle d'une marque différente s'inscrit parmi les conséquences admissibles de la protection que la législation nationale de chaque Etat membre assure au titulaire de la marque contre l'importation de produits de pays tiers revêtus d'une marque identique ou similaire ;

37. Attendu que les frais exposés par le Gouvernement danois, le Gouvernement de la République fédérale d'Allemagne, le Gouvernement français, le Gouvernement irlandais, le Gouvernement néerlandais, le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet de remboursement ;

38. Que la procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant sur la question à elle soumise par le Tribunal maritime et commercial de Copenhague, par ordonnance du 24 juillet 1975, dit pour droit : 1°) les principes de droit communautaire ainsi que les règles relatives à la libre circulation des marchandises et à la concurrence n'interdisent pas au titulaire d'une même marque dans tous les Etats membres de la Communauté d'exercer ses droits de marque, reconnus par la législation nationale de chaque Etat membre, en vue de faire obstacle à la vente par un tiers dans la Communauté de produits revêtus de la même marque, détenue dans un pays tiers, pour autant que l'exercice desdits droits n'apparaisse pas comme le fait d'une entente ou de pratiques concertées ayant pour objet ou pour effet d'isoler ou cloisonner le Marché commun ; 2°) pour autant que cette condition est remplie, la nécessité pour ce tiers de procéder, pour ses exportations vers la Communauté, à l'oblitération de la marque sur les produits concernés et à l'apposition éventuelle d'une marque différente s'inscrit parmi les conséquences admissibles de la protection que la législation nationale de chaque Etat membre assure au titulaire de la marque contre l'importation de produits de pays tiers revêtus d'une marque identique ou similaire.