CA Aix-en-Provence, 1re ch. B, 13 octobre 1993, n° 93-9217
AIX-EN-PROVENCE
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Groupe des Assurances Nationales
Défendeur :
Centre de Transfusion Sanguine des Alpes Maritimes, Lecoq (Epoux)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Ransac
Conseillers :
MM. Roudil, Djiknavorian
Avoués :
SCP Liberas-Buvat-Michotey, SCP Cohen, SCP de Saint Ferreol Touboul
Avocats :
Mes Lambard, Beurgaud, Lafitte.
I. FAITS ET PROCEDURE
Attendu que Sylvie Lecoq, née le 28 juin 1969, s'est révélée atteinte par le virus d'immuno-déficience humaine (VIH) en mai 1992, après avoir subi le 28 mai 1983 à l'Hôpital de Cimiez à Nice la transfusion de concentrés globulaires fournis par le Centre de Transfusion Sanguine des Alpes Maritimes (CTS AM).
Attendu que courant janvier 1993 Jean-Pierre Lecoq et son épouse née Pace Vicente, agissant tant en son nom personnel qu'en sa qualité d'administratrice légale sous contrôle judiciaire des biens de Sylvie Lecoq, incapable majeure, se fondant sur le rapport d'expertise établi le 25 novembre 1992 par le Docteur Chabert commis à leur demande en référé, ont fait assigner en responsabilité de la contamination et réparation du dommage subi par leur fille ainsi que de leur préjudice moral respectif le CTS AN, association reconnue d'utilité publique, et son assureur la Compagnie Groupe des Assurances Nationales (GAN).
Attendu que par jugement du 13 avril 1993 assorti de l'exécution provisoire le Tribunal de grande instance de Grasse a statué comme suit :
- Rejet du moyen d'irrecevabilité soulevé par le CTS AN et le GAN, le régime légal d'indemnisation des victimes d'une contamination par le SIDA à la suite d'une injection de produits sanguins, institué par la loi du 31 décembre 1991, laissant à la victime la faculté de saisir la juridiction de droit commun;
- Condamnation du CTS AN à payer :
- A Vicente Lecoq ès qualité 1 000 000 F en réparation du préjudice moral spécifique de Sylvie Lecoq;
A Vicente Lecoq agissant en son nom personnel, 250 000 F en réparation de son préjudice moral;
- A Jean-Pierre Lecoq, 250 000 F en réparation de son préjudice moral;
- Condamnation du GAN à garantir intégralement le CTS AN, le moyen tiré de la limitation de sa garantie à 5 000 000 F par an et par sinistre étant rejeté;
- Condamnation solidaire du GAN et du CTS AN à payer aux demandeurs la somme de 30 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Attendu qu'ayant relevé appel de cette décision le 13 mai 1993, le GAN, sollicitant son infirmation, a conclu aux fins suivantes :
- Irrecevabilité de l'action des consorts Lecoq et renvoi de ceux-ci à se pourvoir devant le fonds d'indemnisation des victimes du SIDA institué par l'article 47 de la loi du 31 décembre 1991, aux motifs,
- Que ce régime légal d'indemnisation, exorbitant du droit commun et favorable aux victimes qui sont dépourvues d'intérêt à agir devant les juridictions ordinaires, est exclusif de tout autre;
- Que si la loi du 31 décembre 1991 impose à la victime d'informer le fonds des procédures juridictionnelles éventuellement en cours, cette obligation s'applique aux actions introduites avant la promulgation de la loi.
- Subsidiairement, débouté de toutes les demandes des consorts Lecoq contre le CTS AN, aux motifs :
Que le prélèvement et la diffusion de sang frais servant aux transfusions est assuré par le CTS sans aucune opération de traitement ou de fabrication, que cette activité concerne en application de l'article 1128 du Code civil une chose hors du commerce, qu'elle est soumise à un régime spécifique par les dispositions du Code de la santé publique et s'analyse en un acte médical;
- Que cet acte médical relevant d'une obligation de moyens, la responsabilité du CTS ne peut-être engagée que pour faute prouvée, les dispositions de la loi du 31 décembre 1991 créant le fonds d'indemnisation des victimes n'ayant pas eu pour objet d'instituer un régime de responsabilité sans faute mais de décharger les victimes de la charge de la preuve d'une faute;
- Que sa responsabilité ne peut-être engagée en qualité de fournisseur au titre de sa participation à la diffusion d'un risque créé par le fabricant du produit, la présence d'un virus dans le sang constituant un élément intrinsèque, extérieur à toute notion de fabrication;
- Que la directive européenne du 25 juillet 1985 exclut dans son article 7 la responsabilité du producteur s'il prouve "que l'état des connaissances scientifiques et techniques, au moment de la mise en circulation des produits par lui, n'a pas permis de déceler l'existence du défaut";
- Que conformément à l'argumentation exposée par le CTS aucun manquement à son obligation de moyens ou à son obligation spécifique de sécurité ne peut lui être reproché, la transfusion ayant été réalisée antérieurement à l'année 1985, à une époque où n'existait aucun test de dépistage du virus VIH;
- Que les consorts Lecoq ne peuvent invoquer le bénéfice d'une stipulation pour autrui en raison de l'inexistence d'une "chaîne contractuelle ininterrompue entre les intervenants successifs", les relations de l'établissement hospitalier avec le patient et avec le CTS AN, fournisseur du sang dans le cadre de l'exécution d'un service public, relevant du droit public.
- Plus subsidiairement, réduction à de plus justes proportions des indemnités excessives allouées aux consorts Lecoq, compte tenu de l'état antérieur de Sylvie Lecoq, victime d'une encéphalopathie néonatale post anoxique, et institution en tant que de besoin d'une expertise médicale complémentaire pour déterminer l'influence aggravante de la contamination par le virus VIH.
- Limitation de sa garantie à due concurrence, en deniers ou quittances, d'une somme totale de 5 000 000 F au titre de l'ensemble des sinistres afférents à l'année 1983, aux motifs :
- Qu'aux termes de l'article 9 des conditions générales de la police d'assurance "dans tous les cas où la garantie est accordée à concurrence d'un montant limité par année d'assurance, les sommes assurées seront réduites automatiquement, quel que soit le nombre, la nature ou l'origine du sinistre, du montant des indemnités payées au cours d'une même année d'assurance";
- Qu'aux termes de l'article 41 des conventions spéciales de la police, reprises dans le tableau des garanties, la garantie "Responsabilité civile après livraison" fait l'objet d'une double limitation "par sinistre et par année" à concurrence de 5 000 000 F;
- Que cette double limitation de garantie est conforme aux dispositions de l'article 5 de l'arrêté du 27 juin 1980;
- Que seule la garantie C "Produits livrés" est applicable en l'espèce, les consorts Lecoq fondant eux-mêmes leur demande sur la responsabilité du CTS AN du fait du produit livré, et que la garantie A relative à la responsabilité civile du centre à l'égard de certaines victimes, illimitée, ne peut-être invoquée dès lors que la transfusion incriminée n'a pas été opérée par le personnel du centre mais par le service hospitalier.
Attendu que le CTS AN a également sollicité l'infirmation de la décision entreprise et conclu aux fins suivantes :
- Irrecevabilité de l'action des consorts Lecoq et renvoi à se pourvoir devant le fonds d'indemnisation institué par l'article 47 de la loi du 31 décembre 1991 en raison du caractère exclusif de sa compétence, conformément à l'argumentation développée par le GAN, et subsidiairement sursis à statuer jusqu'à justification de la saisine du fonds ou offre d'indemnisation.
- Subsidiairement, débouté de toutes les demandes des consorts Lecoq, aux motifs :
- Qu'il s'en rapporte à justice sur l'imputabilité de la contamination de Sylvie Lecoq aux transfusions incriminées malgré les "contre-vérités" entachant le rapport de l'expert Chabert;
- Que le sang humain destiné aux transfusions est hors du commerce et ne constitue pas un produit fabriqué relevant d'un contrat de fourniture, hypothèse dans laquelle l'action serait irrecevable comme tardive en application de l'article 1648 du Code civil;
- Qu'il n'était pas tenu à une obligation de résultat ou de sécurité absolue, dont il serait en tout cas exonéré par la force majeure et la théorie du risque de développement, et n'a commis aucun manquement à son obligation de moyens;
- Que la contamination du sang constitue un évènement imprévisible et irrésistible, en l'absence de test de dépistage du virus du SIDA avant le 21 juin 1985;
- Que la directive communautaire n° 85-374 du 25 juillet 1985 fait du risque de développement une cause d'exonération de la responsabilité du fabricant s'il prouve que l'état des connaissances scientifiques et techniques lors de la mise en circulation du produit ne lui a pas permis de déceler l'existence du défaut, et que cette directive est immédiatement applicable en France à défaut d'intégration à la législation interne dans le délai de 3 ans prescrit par son article 19.
- Plus subsidiairement, réduction à de plus justes proportions du préjudice spécifique de contamination, par référence aux arrêts rendus par la Cour d'appel de Paris sur recours contre les décisions du fonds d'indemnisation et compte tenu de l'état antérieur de Sylvie Lecoq, la réparation du préjudice moral des parents devant tenir compte du contexte familial dont il n'est pas justifié.
- Rejet de la demande de limitation de garantie formulée par le GAN, qui sera tenu de le garantir à concurrence de 5 000 000 F du chef de la décision à intervenir dans le présent litige, sans réduction de l'indemnité d'assurance pour les autres sinistres déclarés pendant la même année (1983), aux motifs :
- Que les conditions particulières de la police d'assurance l'emportent sur les conditions générales, et qu'en cas de doute les clauses du contrat doivent être interprétées contre l'assureur, conformément à l'article 1162 du Code civil;
- Que les conditions particulières excluent la limitation de garantie par année d'assurance prévue par l'article 9 des conditions générales en stipulant une limitation par sinistre et par année d'assurance, ce double critère impliquant la garantie de chaque sinistre à concurrence de 5 000 000 F par année de référence;
- Qu'elle n'aurait pas contracté avec le GAN en cas d'interprétation contraire.
Attendu que les consorts Lecoq et Sylvie Lecoq, intervenant volontairement à l'instance) ont conclu à la confirmation de la décision entreprise, sous réserve d'élever à 3 000 000 F l'indemnité allouée à Sylvie Lecoq représentée par son administrateur sous contrôle judiciaire et de condamner in solidum le CTS AN et le GAN au paiement d'une somme supplémentaire de 30 000 F au titre des frais irrépétibles d'appel, aux motifs :
- Que les dispositions de la loi du 31 décembre 1991 n'excluent pas la compétence des tribunaux de l'ordre judiciaire;
- Que le centre de transfusion est responsable de la nocivité du sang livré, dont le vice interne, même indécelable, ne constitue pas une cause étrangère;
- Que l'action contractuelle directe de la victime fondée sur la non conformité de la chose livrée exclut la condition du bref délai prévu par l'article 1648 du Code civil;
- Que la directive communautaire du 25 juillet 1985 n'est pas applicable aux produits "élaborés" antérieurement à 1985;
- Que les "règles de droit international et le principe d'égalité" conduisent à écarter comme abusive notamment au sens de l'article 35 de la loi du 10 janvier 1978, et discriminatoire, la garantie C (Responsabilité civile après livraison des produits) qui doit être réputée non écrite;
- Que la garantie A illimitée relative à la responsabilité civile du centre et de son personnel est seule applicable, la transfusion étant faite sous la responsabilité du CTS et le GAN ne rapportant pas la preuve qui lui incombe d'une "livraison" au sens du contrat;
- Que subsidiairement le jugement doit être confirmé en ce qu'il a condamné le GAN à garantir intégralement le CTS AN en appliquant le contrat prévoyant une garantie de 5 000 000 F par an et par sinistre "sans interprétation oiseuse";
- Que les articles 14 et 26 du Pacte International du 16 décembre 1966 (ONU), le préambule de la Constitution de 1958, les articles 2, 6 et 14 de la Convention de Sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales ainsi que la jurisprudence Courtellemont (Arrêt de la Cour de Paris - 20e chambre) doivent "conduire la cour à allouer impérativement la somme de 2 300 000 F" au moins, celle de 3 000 000 F étant conforme au respect du principe d'équité, compte tenu du jeune âge de la victime et de la phase terminale de sa maladie.
II. MOTIFS DE LA DECISION
Attendu que Sylvie Lecoq doit être déclarée irrecevable en son intervention volontaire, ses droits et actions à caractère patrimonial étant exercés par sa mère, désignée par le juge des Tutelles pour gérer ses biens en qualité d'administratrice légale sous contrôle judiciaire.
- Sur la recevabilité de l'action :
Attendu que si l'article 47 de la loi n° 91-1406 du 31 décembre 1991 a institué un régime particulier d'indemnisation au profit des victimes d'une contamination par le virus d'immuno-déficience humaine (VIH) consécutive à une transfusion de sang ou à une injection de produits dérivés du sang, aucune disposition de ce texte et de son décret d'application n° 92-183 du 26 février 1992 ne confère à ce régime un caractère impératif et n'interdit aux victimes d'agir devant les juridictions de droit commun.
- Que la volonté du législateur de ne pas priver les victimes de leurs actions de droit commun est clairement affirmée par les travaux préparatoires à l'Assemblée Nationale : "le texte ne fait nullement obstacle à ce que les victimes ou leurs ayants droit puissent engager toutes actions qu'ils jugeront utiles y compris parallèlement à celles qu'ils mèneraient auprès du fonds (Jean-Claude Boulard - rapporteur - 3e séance du 9 décembre 1991) et au Sénat : "le système proposé est optionnel et non exclusif des recours de droit commun" (Jacques Thyrard - rapporteur pour avis - séance du 16 décembre 1991);
Que l'obligation pour les victimes d'informer, en vertu de l'article 47-VI de la loi du 31 décembre 1991, soit le fonds d'indemnisation, soit le juge en cas de saisine de l'un ou de l'autre, implique la dualité des procédures et n'est pas limitée aux actions en cours lors de l'entrée en vigueur de la loi;
Qu'exerçant la faculté discrétionnaire de saisir la juridiction civile, les victimes, dont l'intérêt légitime à agir en réparation de leur préjudice n'est pas contestable, ne sauraient être tenues de justifier des raisons de leur choix, s'agissant d'une condition de recevabilité de l'action que ne prévoient pas les dispositions de l'article 31 du nouveau Code de procédure civile, bien que l'on puisse déplorer les conséquences d'une telle option, leur imposant d'établir la responsabilité selon les règles rigoureuses du droit commun, et les exposant au risque d'insolvabilité du Centre de Transfusion en cas de non garantie ou de dépassement du plafond de garantie de leur assureur.
Attendu que la décision entreprise doit en conséquence être confirmée en ce qu'elle a déclaré les consorts Lecoq recevables à agir devant la juridiction civile.
- Sur l'imputabilité de la contamination :
Attendu qu'il résulte de l'expertise du Docteur Chabert que si l'enquête post transfusionnelle s'est révélée négative, deux des quatre donneurs concernés par les transfusions pratiquées sur Sylvie Lecoq le 28 mai 1983 n'ont pu être retrouvés, que cette jeune fille ne présentait aucun facteur de risque de contamination par ses antécédents médicaux ou son mode de vie et que le délai écoulé entre les transfusions et la découverte de la séropositivité est conforme à l'évolution normale de l'infection par le virus VIH.
Attendu que ces circonstances sont constitutives de présomptions suffisamment graves, précises et concordantes pour établir la preuve de l'imputabilité de la contamination au sang transfusé en provenant du CTS AN.
- Sur la responsabilité :
Attendu que si le sang humain, substance hors du commerce, ne peut en application de l'article 1128 du Code civil faire l'objet de libres conventions, sa distribution "à des fins strictement thérapeutiques médico-chirurgicales" est autorisée et réglementée par les articles L. 666 et suivants du Code de la santé publique.
Attendu que le contrat passé conformément à ces dispositions légales pour la fourniture de sang destiné à la transfusion entre l'établissement de soins, stipulant, et le CTS, promettant, comporte une stipulation pour autrui implicite, en vertu de laquelle ce dernier s'oblige à fournir au malade un sang exempt de tout agent pathogène;
Que le caractère d'établissement public de l'hôpital où a été pratiquée la transfusion n'est pas exclusif d'une telle stipulation et n'affecte pas l'obligation du promettant à l'égard du malade, qui ne procède pas directement de l'exécution du service public et relève des règles de droit privé.
Attendu que conformément aux articles 1121 et 1135 du Code civil les victimes sont fondées à agir directement contre le CTS en réparation du préjudice résultant de l'inexécution de son obligation de sécurité, qui, distincte de la garantie légale des vices cachés, ne relève pas du régime du bref délai prévu par l'article 1648 du Code civil.
Que la nature indécelable du virus VIH à l'époque des faits n'exonère pas le CTS de sa responsabilité, s'agissant d'un vice interne du sang fourni, ne présentant pas le caractère d'extériorité de la force majeure;
Que la directive communautaire n° 85-374 du 25 juillet 1985 relative à la responsabilité du producteur ou du fabricant du fait de produits défectueux n'est pas applicable en l'espèce, indépendamment de son défaut d'incorporation au droit interne, le fait générateur du dommage étant antérieur à sa promulgation et le CTS n'ayant pas la qualité de producteur ou de fabricant des produits labiles destinés aux transfusions sanguines, livrés sans traitement préalable, ainsi qu'il le souligne à juste titre dans ses conclusions d'appel.
Attendu qu'il échet en conséquence de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a considéré le CTS AN comme responsable de la contamination de Sylvie Lecoq.
- Sur le préjudice :
Attendu qu'il résulte du rapport du Docteur Chabert que Sylvie Lecoq, alors âgée de 23 ans, était dès l'époque de l'expertise effectuée en novembre 1992 au stade IV du SIDA avéré (classification ONS/CDC), le pronostic à court terme étant réservé, et que "cette maladie infectieuse aggrave de façon certaine un état pathologique antérieur" ; qu'avant sa contamination à l'âge de 14 ans la victime présentait en effet des séquelles neurologiques très graves et irréversibles à la suite d'une anoxie lors de sa naissance.
Attendu que l'évaluation du préjudice relevé de l'appréciation de la Cour, qui ne saurait être tenue de se conformer aux décisions d'autres juridictions rendue dans des instances distinctes, et doit être effectuée in concreto en fonction des éléments particuliers de l'espèce, sans qu'aucune disposition de droit interne ou international n'impose un régime d'indemnisation égalitaire.
Attendu que compte tenu du jeune âge de Sylvie Lecoq lors de la contamination survenue depuis 10 années, le préjudice spécifique lié à la réduction de l'espérance de vie, au trouble dans les conditions d'existence entraîné par la séropositivité puis par les souffrances endurées après déclaration du SIDA ainsi que par les préjudices esthétique et d'agrément concomitants, doit être évalué, en considération des infirmités inhérentes à l'état pathologique préexistant qui demeurait cependant sans incidence établie sur l'espérance de vie, à la somme de 1 700 000 F.
Attendu que le premier juge a fait une exacte appréciation du préjudice moral de chacun des parents de la victime, dont l'expertise médicale établit qu'ils n'ont cessé de cohabiter avec elle et de l'entourer de soins constants, en l'évaluant à la somme de 250 000 F.
- Sur la limitation de garantie :
Attendu que la garantie C du risque "Responsabilité civile après livraison" est seule applicable en l'espèce dès lors que le sinistre est survenu après la livraison, définie par l'article 06-9 des conventions spéciales de la police d'assurance comme la remise d'un produit par l'assuré sans son intervention, dont rien ne justifie, dans la transfusion de sang que les conditions de la garantie illimitée A concernant le risque "Responsabilité civile à l'égard des donneurs, collaborateurs bénévoles, receveurs" ne sont pas réunies, son application impliquant, aux termes de l'article 07-2-3 desdites conventions, que l'injection de sang ait été faite par le personnel du centre, circonstance qui ne résulte d'aucun élément.
Que les consorts Lecoq ne sauraient en effet imposer au GAN la charge de la preuve de l'absence de participation directe du CTS AN à l'acte de transfusion, alors que s'agissant d'établir l'une des conditions de mise en œuvre de la garantie A et non l'exclusion de la garantie C, il leur appartenait de rapporter la preuve de cette participation.
Attendu que pour satisfaire à l'obligation d'assurance édictée par l'article L. 667 du Code de la santé publique, l'arrêté du 27 juin 1990 impose aux CTS de souscrire des contrats comportant des garanties au moins égales à celles contenues dans un modèle de conditions générales annexé ; que l'article 5 de ce contrat type stipule en ce qui concerne la garantie E relative à la responsabilité civile après livraison des produits (sang et dérivés), notamment en cas de dommages ayant pour fait générateur un vice propre, qu'elle s'applique "pour l'ensemble des dommages corporels, matériels, immatériels, à concurrence du montant global fixé aux conditions particulières par sinistre et par année d'assurance ... Le montant par année se réduit et finalement s'épuise par tout règlement amiable ou judiciaire d'indemnités quels que soient les dommages auxquels ils se rapportent, sans reconstitution automatique de la garantie après règlement" ; que le tableau des garanties réglementaires fixe le montant minimum de la garantie E à "2 500 000 F par victime et par année".
Attendu que l'article 9 des conditions générales de la police d'assurance de la responsabilité civile souscrite par le CTS AN auprès du GAN stipule :
" Dans tous les cas où la garantie est accordée à concurrence d'un montant limité par année d'assurance, les sommes assurées seront réduites automatiquement, quels que soient le nombre, la nature ou l'origine des sinistres, du montant des indemnités payées au cours d'une même année d'assurance suivant l'ordre chronologique de réalisation des dommages déclarés à la Compagnie, et sauf convention contraire reconstituées d'office d'année en année sur les mêmes bases.
Par année d'assurance, il faut entendre la période de douze mois consécutifs décomptés à partir de la prise d'effet de l'assurance ou de la date anniversaire de cette prise d'effet.
En cas de sinistre entraînant à la fois des dommages corporels et des dommages matériels et immatériels, les engagements de la Compagnie, lorsque l'assurance s'applique aux dommages matériels et immatériels, ne pourront excéder au total pour le sinistre en cause, y compris les dommages matériels et immatériels dans la limite de la garantie prévue pour ceux-ci, le montant des sommes assurées au titre des seules dommages corporels.
Seront considérées comme formant un seul et même sinistre toutes les conséquences de dommages causés à des personnes différentes, avant leur origine dans une même faute ou un même fait générateur";
Que l'article 41 des conditions particulières du contrat fixe le montant des garanties du risque responsabilité civile après livraison à 5 000 000 F, "tous dommages confondus par sinistre et par année d'assurance".
Attendu que ces conditions particulières ne dérogent pas aux conditions générales qu'elles complètent en ajoutant à la limitation de garantie par année d'assurance une limitation par sinistre selon une formulation qui reproduit la clause du contrat type réglementaire ("par sinistre et par année d'assurance"), en sorte que le CTS AN ne peut prétendre avoir été induit en erreur sur l'étendue des garanties contractuelles qui sont conformes à ses obligations légales.
Attendu qu'il résulte donc des dispositions complémentaires des conditions générales et particulières respectant la réglementation en vigueur que le plafond de garantie, d'un minimum légal de 2 500 000 F porté en l'espèce à 5 000 000 F, constitue la limite de l'indemnisation pouvant être due par l'assureur pour une même année d'assurance, quels que soient le nombre et la nature des sinistres, chaque indemnité étant prélevée sur ce montant jusqu'à épuisement.
Attendu que la clause de limitation de garantie ne peut-être considérée comme abusive et réputée non écrite en application de l'article 35 de la loi n° 78-23 du 10 janvier 1978, dès lors que loin de procéder d'un abus de la puissance économique de l'assureur elle correspond à l'exacte application de la réglementation en vigueur en droit interne, étant observé que la directive européenne du 5 avril 1993 relative aux clauses abusives n'est applicable en vertu de son article 10 qu'aux contrats conclus après le 31 décembre 1994.
Attendu qu'il échet en conséquence d'infirmer de ce chef la décision entreprise et de constater que la garantie du GAN ne peut excéder la somme de 5 000 000 F pour l'année 1983 pendant laquelle est survenu le sinistre faisant l'objet du présent litige.
Attendu que l'indemnisation de la part des frais irrépétibles dont il serait inéquitable de laisser la charge aux consorts Lecoq doit être ramenée à la somme de 10 000 F pour l'ensemble de la procédure, en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Par ces motifs, LA COUR, Statuant par arrêt contradictoire, En la forme, reçoit les parties en leurs appels tant principal qu'incidents ; Déclare Sylvie Lecoq irrecevable en son intervention volontaire ; Confirme la décision entreprise en ce qu'elle a rejeté le moyen d'irrecevabilité de l'action, et la complétant, déclare le Centre de Transfusion Sanguine des Alpes Maritimes responsable de la contamination de Sylvie Lecoq ; La réforme partiellement pour le surplus ; Condamne in solidum le Centre de Transfusion Sanguine des Alpes Maritimes et la Compagnie d'Assurances Groupe des Assurances Nationales, ce dernier dans la limite de sa garantie, à payer en réparation de leur préjudice à caractère personnel, en deniers ou quittance : un million sept cent mille francs (1 700 000 F) à Sylvie Lecoq représentée par son administratrice sous contrôle judiciaire Vicente Pace épouse Lecoq ; deux cent cinquante mille francs (250 000 F) à chacun des époux Lecoq-Pace ; Dit que la garantie due par la Compagnie d'Assurances Groupe des Assurances Nationales au Centre de Transfusion Sanguine des Alpes Maritimes ne peut excéder la somme de cinq millions (5 000 000 F) pour la totalité des sinistres survenus pendant l'année 1983 ; Condamne in solidum le Centre de Transfusion Sanguine des Alpes Maritimes et la Compagnie d'Assurances Groupe des Assurances Nationales à payer aux consorts Lecoq la somme de dix mille francs (10 000 F) en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Rejette toutes autres prétentions des parties ; Condamne in solidum le Centre de Transfusion Sanguine des Alpes Maritimes et la Compagnie d'Assurances Groupe des Assurances Nationales aux dépens de première instance et d'appel, ceux-ci distraits au profit de la SCP de Saint Ferreol Touboul, dans la mesure de ses avances sans provision.