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Décisions

CA Amiens, 1re ch. civ., 9 janvier 1998, n° 96-04075

AMIENS

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Blin

Défendeur :

Etablissement Doremus (Sté), Ardivin (Sté), Sorevi (Sté), Mutualité Sociale Agricole de la Somme, Compagnie Française des Vins Mousseux

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Merfeld

Conseillers :

Mmes Planchon, Kapella

Avoués :

Mes Lemal, SCP Le Roy, SCP Selosse-Bouvet & André, SCP Million, Plateau, Crépin

Avocats :

Mes Sterlin, Pauwels, Dorvald, Sourgens, Bacrot.

TGI Amiens, du 22 mai 1996

22 mai 1996

DECISION

Corinne Blin a été blessée à l'oeil droit le 1er août 1992 par le bouchon d'une bouteille de vin mousseux qu'elle était en train d'ouvrir en présence de clients dans le débit de boissons "Le Café des Sports" à Hornoy-Le-Bourg exploité par son mari.

Exposant que cette bouteille de marque "Comte de Dormeuil" avait été livrée par son fournisseur habituel, les établissements Doremus, qui s'approvisionnaient auprès de la SA Ardivin, elle a assigné ces deux sociétés en indemnisation de son préjudice devant le Tribunal de grande instance d'Amiens.

La société Ardivin a appelé en garantie la SARL Sorevi qui a elle-même appelé en la cause aux mêmes fins la Cie Française des Vins Mousseux, toutes deux en qualité de producteurs des bouteilles de la marque "Comte de Dormeuil".

Le jugement rendu le 22 mai 1996 déféré à la cour a débouté Mme Blin de ses demandes au motif que la preuve n'était pas apportée que la bouteille ayant causé le dommage était de la marque "Comte de Dormeuil".

Appelante de cette décision, Mme Blin reprend devant la cour sa demande initiale sollicitant la condamnation in solidum des Ets Doremus et de la société Ardivin à lui payer 239 000 F au titre du préjudice soumis au recours de l'organisme social et 20 000 F au titre de son préjudice personnel.

Elle expose qu'elle produit en cause d'appel de nouvelles attestations qui lèvent toute ambiguïté sur la marque de la bouteille litigieuse. Elle explique qu'elle avait à peine commencé à enlever le fil de fer de protection du bouchon lorsque le bouchon sauta très violemment de façon tout à fait inopinée. Elle considère que les Ets Doremus, qui lui ont livré la bouteille, sont tenus d'une obligation contractuelle tandis que la SA Ardivin, restée gardienne de la structure, doit l'indemniser sur le fondement de la responsabilité délictuelle. Elle ajoute qu'il ne peut lui être reproché de ne pas avoir pris les précautions nécessaires pour ne pas recevoir le bouchon dans l'oeil dès lors qu'il est tout à fait inhabituel qu'un bouchon de boisson gazeuse saute immédiatement dès que l'on commence seulement à desserrer l'oeil et du fil de fer qui entoure le goulot.

Elle évalue comme suit son préjudice :

Préjudice soumis au recours de la MSA :

- frais de soins pris en charge par la MSA : mémoire

- frais de soins resociétés à charge : mémoire

- ITT et ITP : 9 000 F

- IPP 23 % : 230 000 F

A déduire créance MSA : mémoire

Solde : 239 000 F

Préjudice personnel

pretium doloris 2/7 : 20 000 F.

La société Doremus conteste que les pièces versées en appel suffisent à démontrer que la bouteille litigieuse soit de marque "Comte de Dormeuil" dès lors qu'elles émanent des mêmes personnes qui avaient déjà attesté en première instance.

A titre subsidiaire, elle fait valoir que Mme Blin a omis de prendre les précautions nécessaires en débouchant la bouteille alors que le vin mousseux est un liquide vivant dont on ne peut calibrer avec précision la pression de sorte qu'il faut manipuler la bouteille avec prudence dès que l'on commence à retirer le fil de fer destiné à empêcher que le bouchon ne saute inopinément. Elle affirme que Mme Blin n'apporte pas la preuve d'un vice inhérent à la bouteille puisque le jet d'un bouchon de vin mousseux est un phénomène normal, signe de qualité. Elle considère que la faute commise par l'utilisatrice, commerçant professionnel, exonère le vendeur.

A titre très subsidiaire, elle rappelle qu'elle n'intervient que comme négociant et que la garde de la structure est restée à la charge de la société productrice du vin, la société Ardivin qui doit donc la garantir de toute condamnation prononcée à son encontre.

Elle sollicite la condamnation de Mme Blin à lui verser 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Ardivin conclut à la confirmation de la décision entreprise sauf en ce qu'elle l'a condamnée à verser 2 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile à l'encontre de la société Sorevi. Elle sollicite la condamnation de Mme Blin à lui verser 3 000 F sur ce même fondement.

Elle affirme d'abord que la preuve n'est pas apportée que la bouteille incriminée soit de la marque Comte de Dormeuil, qu'elle ait été livrée par les Ets Doremus et que ceux-ci se soient fournis auprès de la société Ardivin.

A titre subsidiaire, elle soutient que Mme Blin ne peut contester avoir eu un pouvoir de contrôle sur le bouchon de la bouteille, et que Mme Blin ne peut invoquer la notion de garde de la structure qui suppose un vice interne de la chose alors que la présence de la pression est une qualité du vin mousseux. Elle prétend que Mme Blin a commis une faute en ne prenant pas toutes les précautions nécessaires.

Elle fait valoir qu'ayant travaillé exclusivement avec la société Sorevi entre le 2 mai 1991 et le 24 juillet 1992, il était normal qu'elle appelle celle-ci en garantie et elle en déduit qu'elle ne pouvait être condamnée au paiement d'une somme sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société rémoise des vins (Sorevi) conteste également que la preuve soit apportée que la bouteille à l'origine du dommage soit de la marque "Comte de Dormeuil" et, comme les sociétés intimées précédentes, invoque une faute d'imprudence commise par la victime.

S'agissant de l'appel en garantie de la société Ardivin, elle précise que les bouteilles vendues sous la marque mentionnée ci-dessus sont produites par deux sociétés : la société Sorevi et la Compagnie Française des Vins Mousseux, et elle relève qu'aucune preuve n'est apportée de ce que la bouteille litigieuse aurait été fournie par elle.

Elle affirme que compte tenu de ce contexte, elle est fondée à appeler en garantie la Cie Française des Vins Mousseux et elle reproche au tribunal d'avoir déclaré irrecevable cet appel en garantie au motif qu'il paraissait formulé au profit d'un tiers, la SA Ardivin.

Elle sollicite la condamnation de Mme Blin, ou de tout succombant, à lui payer 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Compagnie Française des Vins Mousseux conclut à l'irrecevabilité de l'appel en garantie de la société Sorevi, en l'absence de tout lien de droit entre les deux sociétés, et subsidiairement à son mal fondé. Elle rappelle qu'il ressort des écritures de la SA Ardivin que cette société ne s'est pas approvisionnée entre le 2 mai 1991 et le 24 juillet 1992 auprès de la Cie Française des Vins Mousseux qui ne pouvait donc avoir fourni la bouteille litigieuse achetée le 18 juillet 1992 auprès des Ets Doremus.

A titre infiniment subsidiaire, elle conteste avoir conservé la garde de la structure de la bouteille et elle se prévaut de la faute commise par la victime qui présente selon elle un caractère exonératoire.

Elle considère que la société Sorevi a commis un abus de droit en l'appelant en garantie et en maintenant cette demande en appel et elle sollicite la condamnation de cette société à lui verser 30 000 F à titre de dommages et intérêts. Elle demande également que Mme Blin soit condamnée à lui verser 12 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Assignée par acte remis le 17 janvier 1997 à une personne habilitée à le recevoir, la Mutualité Sociale Agricole de la Somme n'a pas constitué avoué et il sera statué par arrêt réputé contradictoire.

Sur ce, LA COUR,

Sur la responsabilité de la société Doremus

Attendu que Daniel Bruneel et Jean-Louis Fournier attestent s'être trouvés dans le débit de boissons exploité par M. Blin au moment où Mme Blin a été victime de l'accident ; qu'ils avaient établi chacun deux attestations avant l'examen de l'affaire par le tribunal ; que M. Fournier a rédigé une troisième attestation au cours de la procédure d'appel ; que cette circonstance ne saurait suffire à affaiblir la valeur probante de leurs témoignages dès lors qu'il n'y a pas contradiction dans les versions successives mais seulement apport de précisions complémentaires ;

Attendu que dans sa première attestation, M. Bruneel avait indiqué : "ayant l'habitude de consommer un verre de mousseux Comte de Dormeuil chez elle, je pense que le jour de cet accident Mme Blin a débouché une bouteille de mousseux de cette marque" ; qu'une telle déclaration ne pouvait emporter la conviction du tribunal quant à l'identité de la bouteille qui a causé le dommage ;

Attendu que ni M. Fournier ni le troisième témoin, M. Maréchal, ne faisaient référence à la marque du vin ;

Attendu que dans sa dernière attestation, M. Fournier écrit : "j'avais l'habitude de boire un kir à base de cassis et de vin mousseux de marque Comte de Dormeuil et n'ayant que cette marque, c'est cette bouteille que Mme Blin a ouvert pour nous servir le jour de l'accident" ;

Attendu qu'à tort la société Doremus soutient que le témoin se fonderait sur une déduction et non sur observation pour affirmer que la bouteille qui a provoqué l'accident est de marque Comte de Dormeuil ; que M. Fournier affirme d'une part que la bouteille était de marque Comte de Dormeuil et d'autre part qu'il ne pouvait en être autrement car le débitant ne vendait pas du vin mousseux d'une autre marque, ce qu'il savait pour être consommateur habituel ; que sur ce second point le témoignage concorde avec celui de M. Bruneel ;

Attendu qu'il convient donc de tenir pour établi que la bouteille qui a causé le dommage est de marque "Comte de Dormeuil" ;

Attendu que la société Doremus avait fourni le 18 juillet 1992 soit treize jours avant l'accident six bouteilles de ce vin à M. Blin ; qu'il n'est pas sérieusement contesté que cette société constituait le seul fournisseur de ce petit débit de boissons ; qu'il peut donc être retenu que la société Doremus avait livré la bouteille litigieuse ;

Attendu que MM. Fournier et Bruneel s'accordent à déclarer que Mme Blin avait sorti la bouteille du réfrigérateur et avait à peine desserré l'oeil et du fil de sécurité lorsque le bouchon a sauté avec violence ;

Attendu qu'il est certes connu que sous l'effet de la pression du gaz produit par le vin mousseux, le bouchon risque de jaillir au moment de l'ouverture de la bouteille et qu'il convient de diriger la bouteille de façon à ce que rien ne se trouve sur la trajectoire prévisible du bouchon ;

Attendu que le muselet a précisément pour fonction de contenir le bouchon et que la prudence s'impose lorsqu'il a été ôté ;

Mais attendu que dans les conditions normales, lorsque le vin est très frais comme en l'espèce, la pression du gaz étant alors moindre, le seul fait de desserrer le muselet ne suffit pas à faire partir le bouchon ;

Attendu que c'est précisément parce qu'elle avait l'habitude d'ouvrir les bouteilles de vin pétillant que Mme Blin ne s'est pas méfiée, sachant par expérience que le bouchon ne devait pas sauter avant que le muselet ne soit enlevé ;

Attendu que les circonstances dans lesquelles le bouchon de la bouteille litigieuse a jailli démontrent l'existence d'une pression anormalement élevée du gaz dans la bouteille ;

Attendu que la société Doremus a failli à son obligation de fournir à son cocontractant une bouteille exempte de vices ;

Attendu qu'il y a une relation de causalité directe entre le vice affectant la bouteille et la réalisation du dommage, le bouchon ayant heurté violemment l'oeil de la victime ;

Attendu qu'en vain, la société Doremus invoque pour s'exonérer de sa responsabilité contractuelle la faute de la victime alors qu'il n'était pas prévisible que le bouchon parte aussi brutalement de sorte que Mme Blin n'a pas été anormalement imprudente en ne se plaçant au-dessus de la bouteille à ce stade de l'opération ;

Attendu qu'il convient donc, par infirmation du jugement, de condamner la société Doremus à réparer l'entier préjudice subi par Mme Blin ;

Sur la responsabilité de la société Ardivin et les appels en garantie

Attendu que sont versées aux débats, pour tenter de démontrer que la société Ardivin aurait fourni la bouteille litigieuse :

- la facture de vente de cette bouteille à M. Blin par les Ets Doremus portant une date de livraison du 18 juillet 1992,

- la facture de la société Ardivin aux Ets Doremus en date du 27 juillet 1992, incluant la vente de 180 bouteilles de marque Comte de Dormeuil.

Attendu qu'à l'évidence la bouteille livrée le 18 juillet 1992 à M. Blin ne peut provenir du lot livré le 27 juillet 1992 aux Ets Doremus ; qu'il n'est pas fourni de facture relative à une livraison antérieure du même produit aux Ets Doremus par la société Ardivin ;

Attendu que les Ets Doremus ne prouvent ni même n'allèguent que la SA Ardivin serait leur seul grossiste ;

Attendu qu'il convient donc de confirmer le jugement en ce qu'il a débouté Mme Blin de sa demande à l'encontre de la SA Ardivin, et de rejeter l'appel en garantie des Ets Doremus à l'encontre de cette société ;

Attendu qu'en l'absence de condamnation de la SA Ardivin, les appels en garantie subséquents à l'encontre de la Sorevi et de la Cie Française des Vins Mousseux sont privés d'objet ;

Attendu que le tribunal ayant déclaré irrecevable l'appel en garantie de la Sorevi à l'encontre de la Cie Française des Vins Mousseux, la Sorevi a commis un abus de droit en le maintenant devant la cour ; qu'il ressort du dossier qu'il n'y a pas de relations contractuelles entre ces deux sociétés concurrentes, productrices toutes deux du vin de marque "Comte de Dormeuil" ; qu'ainsi leur condamnation ne pouvait être qu'alternative et l'éventuelle condamnation de la Sorevi excluant celle de la Cie Française de Vins Mousseux, l'appel en garantie était nécessairement voué à l'échec puisqu'un appel en garantie ne se justifie que lorsque celui qui l'a formé est condamné ;

Attendu que cet abus justifie l'allocation d'une somme de 10 000 F à titre de dommages et intérêts ;

Sur l'évaluation du dommage

Attendu que la MSA, qui par courrier a indiqué qu'elle n'entendait pas intervenir, n'a pas fait connaître le montant de ses débours ; qu'en l'absence de partage de responsabilité cette circonstance ne saurait priver plus longtemps la victime de son droit à indemnisation ;

Attendu qu'il résulte du rapport du docteur Martinot désigné par ordonnance de référé que :

- Mme Corinne Blin, née le 2 décembre 1955, garde des séquelles de son accident du 1er août 1992 à l'oeil droit sous forme de perte de vision centrale en rapport avec une chorio-rétinite post traumatique centrale du fond d'oeil,

- l'incapacité temporaire de travail se limite aux journées de consultations au Centre Saint-Victor les 1er, 3, 10, 17 août et 28 octobre 1992,

- la date de consolidation des blessures peut être fixée au 28 octobre 1992,

- l'incapacité permanente partielle peut être estimée à 23 %, sans incidence professionnelle,

- les souffrances endurées peuvent être qualifiées de légères (2/7),

- il n'y a pas de préjudice esthétique ;

Attendu qu'il convient donc d'évaluer comme suit le préjudice :

Préjudice soumis au recours de la MSA

- frais exposés par la MSA : mémoire

- ITT 5 jours : 600

- IPP 23 % : 172 500

Solde après déduction de la créance de la MSA : 173 100

Préjudice personnel

- pretium dolons 2/7 : 5 000.

Attendu que la société Doremus, qui succombe en appel, devra supporter les dépens de première instance et d'appel et sera déboutée de sa demande fondée sur l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ;

Attendu qu'aucune considération d'équité ne justifie de faire application de ce même article au profit des trois autres intimées ;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant publiquement par arrêt réputé contradictoire, Reçoit l'appel ; Au fond, Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a débouté Mme Blin de sa demande à l'encontre de la société Ardivin et en ce qu'il a déclaré irrecevable l'appel en garantie de la société Sorevi à l'encontre de la société Cie Française des Vins Mousseux ; L'infirmant en ses autres dispositions et statuant à nouveau ; Déclare la société Doremus tenue à réparer l'entier dommage subi par Mme Blin ; Condamne la société Doremus à payer à Mme Blin la somme de 178 100 F ; Déboute la société Doremus de son appel en garantie à l'encontre de la société Ardivin ; Déclare sans objet l'appel en garantie de la société Ardivin à l'encontre de la société Sorevi ; Condamne la société Sorevi à payer la somme de 10 000 F à titre de dommages et intérêts à la Cie Française des Vins Mousseux ; Condamne la société Doremus aux dépens de première instance et d'appel avec droit de recouvrement direct au profit des avoués de la cause ; Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.