CA Paris, 8e ch. D, 16 novembre 1999, n° 1998-20798
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Défendeur :
Bezin (Mme)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Gadel
Conseillers :
MM. Renard Payen, Piqua
Avoués :
SCP Monin, Duboscq-Pellerin
Avocats :
Mes Perrin, Chavance.
Courant mai 1996, Denise Bertheau épouse Bezin recevait de la M un catalogue, ainsi qu'un dépliant de quatre pages présentant en première page une lettre nominative portant en gros caractères la mention " Vous avez gagné le plus gros chèque au grand jeu M ", la félicitant et lui annonçant l'envoi prochain d'un chèque et une seconde page mentionnant la valeur de 35 000 F en gros chiffres rouges. Le 16 mai 1996, elle retournait sa demande de prix, mais elle ne recevait jamais le chèque. Elle protestait, mais la M lui répondait qu'elle avait simplement participé à un tirage au sort, que l'attribution du chèque de 35 000 F dépendait de ce tirage et qu'elle n'avait pas gagné.
Sur citation en paiement de la somme de 30 000 F délivrée à la requête de la dame Bezin et à l'encontre de la M, le Tribunal d'instance de Paris 18e arrondissement a, par jugement du 28 janvier 1998, condamné la société M à payer à la dame Bezin la somme de 25 000 F à titre de dommages-intérêts, ordonné l'exécution provisoire de la décision et condamné la société M à payer à la dame Bezin la somme de 4 000 F sur le fondement de l'article 700 du Nouveau Code de procédure civile.
Le 27 juillet 1998, la société M et Jean-Michel Monnet, son liquidateur amiable, ont relevé appel de cette décision.
Vu les conclusions déposées le 20 novembre 1998 par la société appelante et son liquidateur amiable et tendant au débouté de la dame Bezin de toutes ses demandes et à sa condamnation à leur payer la somme de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, aux motifs :
A - sur le grand jeu M :
- que le grand jeu M a été organisé sous la forme d'une loterie avec pré-tirage, d'une détermination préalable des gagnants, avant l'envoi des documents aux consommateurs,
- que le tirage au sort a été effectué par Me Bailet, huissier de justice à Drap (Alpes- Maritimes),
- qu'il est indiqué à l'article 6 que le lot est constitué d'une somme de 35 000 F répartie entre tous les participants, sans que ceux-ci puissent recevoir un chèque inférieur à la valeur du lot de consolation de 4 F,
- que la lecture des différents documents adressés aux consommateurs ne permet pas de conclure avec certitude au gain par la dame Bezin du prix de 35 000 F,
- qu'en effet, le règlement qui faisait partie intégrante des documents adressés au consommateur précise bien que cette somme de 35 000 F est à répartir entre tous les participants,
- qu'à aucun moment n'apparaît dans la lecture du courrier adressé à la dame Bezin le fait que celle-ci ait gagné une somme de 35 000 F,
- qu'on lui indique seulement : " Vous avez gagné le plus gros chèque au Grand jeu M ",
- que compte tenu du nombre de participants, ce chèque est d'un montant de 5 F,
- que les documents adressés aux consommateurs stipulent sur la page concernant le Grand jeu M : " jeu gratuit et sans obligation d'achat, n'omettez pas de lire le règlement à l'intérieur de l'enveloppe ",
- que la société M n'a jamais prétendu que la dame Bezin était gagnante d'une somme de 35 000 F et qu'elle ne s'est donc pas engagée à remettre cette somme,
B - sur le jeu " Tirage d'avril 96 " :
- que parallèlement au jeu " Grand jeu M " était organisé un autre jeu, " Tirage d'avril 1996 " se présentant sous la forme d'une loterie avec pré-tirage,
- que ce tirage d'avril 1996 est totalement indépendant du Grand jeu M,
- qu'il n'est à aucun moment précisé que la dame Bezin a gagné ce prix,
C - sur le jugement déféré :
- que le tribunal prétend que rien ne permet de penser que sous les intitulés " Grand jeu M " et " Tirage d'avril 1996 " se cachent deux jeux différents, d'autant que le règlement du " Tirage d'avril 1996 " se trouve au dos de la page " Grand jeu M ",
- mais que la distinction entre les deux jeux se caractérise, tout d'abord, par les couleurs dominantes utilisées sur les feuillets,
- qu'en effet, le feuillet concernant le Grand jeu M a pour couleur dominante la couleur bleue, alors que celui concernant le jeu " Tirage d'avril 1996 " a pour couleur dominante la couleur rouge,
- que, par ailleurs, la seule lecture du bon de participation fait apparaître qu'il y a bien deux jeux puisqu'il a deux bons,
- que, d'autre part, le document concernant le tirage d'avril 96 indique deux chances de gagner, ce qui est destiné à attirer l'attention sur l'existence de deux jeux parallèles,
- que le tribunal reproche à la société M d'avoir inscrit en petits caractères la mention " Jeu gratuit et sans obligation d'achat. N'omettez pas de lire le règlement à l'intérieur de l'enveloppe ",
- subsidiairement, que le tribunal a considéré que le préjudice subi par la dame Bezin devait être évalué à 25 000 F sans s'expliquer sur les raisons de cette estimation et sans que la date Bezin ait versé le moindre élément susceptible d'établir l'existence et le quantum d'un préjudice,
Vu les conclusions déposées le 26 janvier 1999 par la dame Bezin et tendant, sur son appel incident, à la condamnation de la société M à lui payer la somme de 35 000 F à titre de dommages-intérêts au taux légal à compter du 7 novembre 1996, à la confirmation pour le surplus du jugement déféré et à la condamnation de la société M au paiement de la somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, aux motifs :
A - sur la faute de la société M :
- que la société M a commis une faute en faisant faussement croire à la dame Bezin qu'elle avait gagné la somme de 35 000 F,
1°) sur l'entretien volontaire d'une ambiguïté par l'envoi d'un document unique :
- que la société M soutient à tort qu'elle a organisé deux opérations promotionnelles, le " Grand jeu M " et le " Tirage d'avril 96 ", alors qu'elle n'a pas adressé à la dame Bezin différents documents, mais un seul dépliant,
- qu'à sa lecture rien ne permet de penser que sous les intitulés " Grand jeu M " et " Tirage d'avril 96 " se cachent deux jeux,
- que la dame Bezin a pu légitimement croire que tout ce qui concernait le "Tirage d'avril 96" concernait le "Grand jeu M",
- qu'en outre, il n'existe pas deux bons de participation, mais une seule demande de prix avec au recto une "garantie de paiement" pour le versement du chèque de 35 000 F,
- que le fait que le dépliant mentionne "jeu gratuit sans obligation d'achat, n'omettez pas de lire le règlement à l'intérieur de l'enveloppe" n'exonère pas la société M de sa responsabilité, mais prouve, au contraire, sa volonté d'induire en erreur le consommateur,
- qu'en effet, les petites caractères de cette mention sont si minuscules, "d'un millimètre à peine" comme le souligne le premier juge, qu'une première lecture ne permet pas de percevoir des lettres si petites, d'autant plus que la dame Bezin est une personne âgée,
- qu'en outre, le fait que la société M fasse figurer le règlement à l'intérieur de l'enveloppe, c'est-à-dire dans un endroit invisible de l'extérieur plutôt qu'au dos de la page intitulée "Grand jeu MM" démontre encore la volonté de la société M de tromper le lecteur afin qu'il soit induit en erreur par les mentions du dépliant,
2°) sur l'habileté spécieuse de la rédaction du dépliant nominativement adressé à la dame Bezin :
- que la mention "Vous avez gagné le plus gros chèque au Grand jeu M" est on ne peut plus explicite,
- que l'envoi de ce chèque est "approuvé" par trois signatures dont celle d'un huissier de justice,
- que l'opération est contrôlée par huissier selon une explication claire de la lettre,
- que le responsable de la remise des "jeux" (en réalité des prix ) insiste en réaffirmant que la dame Bezin a gagné le chèque en question ; "PS : j'insiste : Vous n'avez pas gagné le lot de consolation, mais bien le plus gros chèque mis en jeu. Réclamez-le",
- que la société M annonce en grosses lettres capitales et caractères gros : "Bravo Mme Bezin : Vous avez gagné le plus gros chèque au Grand jeu M", ou "chèque expédié après réception de la demande de prix",
- qu'en outre, le contenu du dépliant ne pouvait qu'induire en erreur la dame Bezin puisqu'il lui était nominativement adressé : "Bravo, Mme Bezin, vous avez gagné ... votre numéro personnel, le 3396258, a bel et bien été tiré au sort",
- qu'il est adressé à la dame Bezin une lettre de félicitations et de confirmation la désignant comme la gagnante du jeu "Je vous le confirme ... je vous présente au nom de la société M nos plus sincères félicitations",
- qu'on ne félicite pas le gagnant d'un chèque de 4 F et encore moins un simple participant, mais plutôt le gagnant du chèque de 35 000 F,
- que la société M a commis une faute en faisant faussement croire à la réalité d'un prix que la dame Bezin n'a jamais obtenu,
3°) que cette ambiguïté et cette rédaction spécieuse sont de nature à induire en erreur le consommateur moyen :
- que le fait que ce type de jeu soit largement diffusé "ne suffit pas à affirmer que le fonctionnement de ces jeux est parfaitement connu du consommateur moyen",
- qu'il n'est pas normal que ce genre de document soumis à une lecture rapide soit rédigé en termes de nature à induire en erreur le consommateur,
- que la société M communique 41 décisions sélectionnées par elle et qui lui sont favorables, mais rendues dans des contextes différents et qu'elle se garde bien de produire les décisions de condamnation,
B - sur le préjudice subi par la dame Bezin :
- qu'à la lecture du dépliant, la dame Bezin était persuadée qu'elle était la gagnante des 35 000 F et qu'elle a réclamé à plusieurs reprises son gain,
- que la volonté de la société M était de tromper la dame Bezin afin de l'inciter fortement à commander des articles en ces termes : "j'espère que vous profiterez de cette occasion pour commander plusieurs articles de notre catalogue MFD ... ",
- que la dame Bezin étant âgée de 75 ans, elle est une cible privilégiée pour ce type de jeu,
- que son préjudice consiste en la vaine croyance de l'obtention d'une somme importante, ce qui lui a causé un préjudice moral dont elle est bien fondée à demandé réparation,
- que son préjudice doit s'apprécier in concreto et non in abstracto,
SUR CE :
Considérant que l'extrême mauvaise foi de la société M dans la présente procédure résulte de ses propres écritures ; qu'en effet, elle prétend que la dame Bezin " a donc gagné un chèque qui ne peut être inférieur à 4 F " et que compte tenu du nombre de participants, ce chèque est d'un montant de 5 F " ; que la dame Bezin n'a jamais reçu un chèque de 5 F ;
Considérant, d'autre part, qu'au lieu d'expliquer le mécanisme de son jeu, la société M expose qu'en réalité deux jeux étaient proposés à la dame Bezin ; que cette affirmation est hors sujet et n'apporte aucune justification à la proposition faite à la dame Bezin ;
Considérant que les explications particulièrement tortueuses de la société M ne saurait enlever aux faits leur réalité ; que la dame Bezin a reçu un dépliant qui lui était adressé personnellement ; que si l'intimée avait trouvé dans sa boîte aux lettres une proposition publicitaire anonyme, il est d'évidence que le problème se serait posé dans d'autres conditions ;
Mais considérant que la dame Bezin a reçu un dépliant qui lui était adressé nominativement et qui était ainsi libellé au recto de la première feuille "Bravo, Mme Bezin, vous avez gagné le plus gros chèque au grand jeu M" ; que cette affirmation était sans la moindre ambiguïté et persuadait la dame Bezin de la réalité de son gain ; que la deuxième feuille portait la mention en grosses lettres noires : "1er prix un chèque d'un montant de " et en grosses lettres rouges : " 35 000 F" ; que la société M est mal venue à prétendre que ces mentions concernaient en réalité deux jeux, la première page le "Grand jeu M" et la deuxième le "Tirage d'avril 96" ; que le rapprochement naturel entre l'annonce du gain de la première feuille et le montant du gain de la deuxième inclinait naturellement la dame Bezin à imaginer qu'elle avait gagné 35 000 F, qu'en outre, la première page ne pouvait que confirmer la dame Bezin dans la certitude de son gain par les termes employés : "Mme Bezin, je vous le confirme : votre numéro personnel, le 3396258/, a bel et bien été tiré au sort ce vendredi 26 avril, et vous avez gagné le plus gros chèque possible à ce Grand jeu M" ; qu'ainsi, c'est bien le jeu "Grand jeu M" qui procurait le gain et non le jeu "Tirage d'avril 96" ; que s'il était besoin, l'assurance du gain était confirmé par les termes suivants mentionnés dans le dépliant : "Dans l'attente de vous envoyer l'argent que vous avez gagné, je vous présente au nom de la société M nos plus sincères félicitations" et "PS : J'insiste : vous n'avez pas gagné le lot de consolation, mais bien le plus gros chèque mis en jeu" ; qu'ainsi, il ne s'agissait pas pour la dame Bezin d'une proposition ou d'une suggestion, mais d'une certitude ;
Considérant que l'article L. 121-36 du Code de la consommation dispose : "Les opérations publicitaires réalisées par voie d'écrit qui tendant à faire naître l'espérance d'un gain attribué à chacun des participants, quelles que soient les modalités de tirage au sort, ne peuvent être pratiquées que si elles n'imposent aux participants aucune contrepartie financière, ni dépense sans quelque forme que ce soit ; que la société M insiste dans ses écritures sur le fait que sur le bon de participation il est mentionné : "jeu gratuit et sans obligation d'achat" ;
Mais considérant que le dépliant porte les mentions "Pour recevoir votre argent, Mme Bezin, c'est très simple : retournez après l'avoir complétée, votre demande de prix sous votre bon de commande" et : "j'espère que vous profiterez de cette occasion pour commander plusieurs articles; que ces termes s'analysent en une invitation pressante adressée à la dame Bezin de passer plusieurs commandes; qu'ainsi, la société M a contrevenu aux dispositions de l'article L. 121-36 du Code de la consommation; que ces faits s'analysent en une démarche délictueuse sanctionnée par l'article L. 121-41 dudit Code; que la décision entreprise doit être confirmée en son principe sur la condamnation de la société M ;
Considérant, sur le préjudice, que celui-ci est constitué par la personnalisation des documents publicitaires adressés à la dame Bezin et la vaine croyance dans la distribution d'une somme importante ; que, néanmoins, ce préjudice ne se confond pas avec le montant du gain annoncé dans la mesure où il s'analyse dans la fausse espérance d'un gain attribué et non en une perte ; qu'il s'agit d'un préjudice actif et non passif comme c'est le cas habituellement dans la liquidation des préjudices corporels ou autres ; qu'il doit être réparé par l'attribution d'une indemnité de 17 500 F ; que la décision attaquée doit être réformée en ce sens ;
Considérant que la partie qui succombe doit les dépens ; qu'il ne serait pas équitable de laisser à l'intimée la charge des frais non compris dans les dépens et qu'il doit lui être attribué à ce titre la somme de 5 000 F ;
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement, Reçoit l'appel régulier en la forme ; Confirme sur le principe de la condamnation de la société M le jugement déféré ; Le réformant sur le préjudice et statuant à nouveau ; Condamne la société M représentée par son liquidateur amiable Jean-Michel Monnet à payer à Denise Bertheau épouse Bezin la somme de 17 500 F avec les intérêts au taux légal à compter du jugement ; La condamne aux dépens d'appel et à payer à la dame Bezin la somme de 5 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Autorise la société Duboscq-Pellerin, avoués associés, à recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.