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Décisions

CA Lyon, 3e ch., 10 novembre 2000, n° 1996-03380

LYON

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Neckermann France (SARL), Neckermann Versand AG (Sté)

Défendeur :

Cotton Land (SA), Canat (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bailly

Conseillers :

Mme Robert, M. Santelli

Avoués :

SCP Brondel-Tudela, SCP Junillon-Wicky

Avocats :

Mes Parnière, Grafmeyer.

T. com. Villefranche-Tarare, du 21 mars …

21 mars 1996

FAITS PROCÉDURE PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

Estimant avoir été victimes, de la part des sociétés Neckermann France SARL implantée à Strasbourg et Neckermann Versand AG implantée à Frankfurt en Allemagne, d'actes de contrefaçon et de concurrence déloyale consistant en la fabrication et la commercialisation en France, et dans divers autres pays limitrophes, de vêtements de nuit pour femmes constituant la réplique de modèles qu'elles avaient antérieurement créés et diffusés, la société Cotton Land, fabricant des tissus originaux, implantée à Tarare, et la société Canat, confectionneur des modèles réalisés avec ces tissus, implantée à Millau, ont, par acte du 20-11-1995, fait citer selon la procédure à jour fixe, les dites sociétés devant le Tribunal de commerce de Villefranche-Tarare aux fins de voir constater les faits incriminés, voir ordonner la cessation de la commercialisation des articles contrefaisants et les voir condamner à verser à chacune d'elles la somme de 500 000 F en réparation de leur préjudice économique respectif;

Par jugement en date du 21-03-1996 assorti de l'exécution provisoire, le tribunal, considérant comme établis les faits incriminés à l'égard de la société Neckermann France mais non à l'égard de la société Neckermann Versand dont il n'était pas démontré qu'elle ait édité et commercialisé les articles contrefaits tant en France qu'à l'étranger, a mis celle-ci hors de cause, fait interdiction à la société Neckermann France de commercialiser les articles contrefaits sous astreinte de 5 000 F par infraction constatée à compter de la signification du jugement, ainsi que de diffuser le catalogue constituant le support de la vente par correspondance de ces articles, l'a condamnée à verser à chacune des sociétés demanderesses la somme de 300 000 F à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice résultant des actes de contrefaçon, ainsi qu'une provision de 100 000 F à valoir sur le préjudice résultant des actes de concurrence déloyale, avant dire droit sur la détermination définitive de ce chef de préjudice, a désigné M. Pommeret en qualité de constatant avec mission d'évaluer la masse contrefaisante, et a ordonné la publication du jugement dans trois journaux aux frais de la société Neckermann France;

Par déclaration en date du 03-05-1996 les sociétés Neckermann France et Neckermann Versand ont relevé appel de ce jugement aux fins de réformation et saisi le premier président de la cour d'appel d'une demande d'arrêt de l'exécution provisoire dont elles ont été déboutées par ordonnance du 04-06-1996;

En vertu de cette exécution provisoire M. Pommeret a procédé à sa mission et déposé un rapport dont les appelantes se sont prévalues pour démontrer le caractère réduit du préjudice subi par les parties adverses;

Contestant la régularité des opérations conduites par M. Pommeret au mépris du principe du contradictoire les sociétés intimées ont déposé des conclusions tendant à la nullité du rapport et saisi le conseiller de la mise en état d'une demande d'expertise à laquelle celui-ci a fait droit par ordonnance du 01-07-1998 désignant M. Abou avec mission de fournir tous éléments permettant de déterminer le préjudice subi par les sociétés Cotton Land et Canat tant en France qu'à l'étranger;

Après dépôt de son rapport par celui-ci le 14-4-1999 les parties ont respectivement notifié des conclusions récapitulatives les 3 et 9-11-1999;

Les sociétés Neckermann France et Neckermann Versand AG font valoir au soutien de leur appel principal tendant à titre principal à l'irrecevabilité des prétentions adverses, à titre subsidiaire à leur absence de fondement et plus subsidiairement à la réduction de leurs demandes d'indemnisation:

- qu'en vertu de la Convention de Bruxelles la société Neckermann Versand AG, qui n'a aucune activité en France, ne peut se voir attraite devant une juridiction française au regard du critère de compétence défini par "le lieu où le fait dommageable s'est produit";

- que ne justifiant pas de titularité des droits d'auteur sur les modèles prétendument contrefaits aucune des sociétés requérantes ne justifie d'un intérêt à agir;

- qu'au surplus, ne présentant aucun caractère de nouveauté et d'originalité, ni les tissus ni les modèles reproduits ne constituent des œuvres protégeables;

- qu'en toute hypothèse, la preuve d'une reproduction à l'identique n'est nullement rapportée;

- qu'il n'est pas démontré l'existence de faits de concurrence déloyale distincts de la contrefaçon alléguée;

- que reposant sur de simples allégations, le préjudice invoqué n'est pas établi ;

Elles entendent donc voir déboutées les parties requérantes de leurs prétentions comme irrecevables et en tous cas mal fondées et les voir condamner à leur verser une indemnité de 50 000 F en vertu de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Les sociétés Cotton Land et Canat, qui concluent à la confirmation du jugement en ce qu'il a retenu l'existence des faits incriminés à l'égard de la société Neckermann France, à l'homologation du rapport de l'expert Abou quant à la détermination de leurs préjudices et forment un appel incident tendant à voir rejeter le moyen d'irrecevabilité soulevé par la société Neckermann Versand AG, font valoir au soutien de leurs prétentions et en défense à l'argumentation adverse:

- que l'examen comparatif des articles argués de contrefaçon et des modèles qu'elles ont créés et diffusés démontrent que les appelantes ont non seulement reproduit par surmoulage l'imprimé du tissu qu'elles avaient créé et réalisé à l'exception de l'oiseau dont l'aspect a été volontairement modifié, mais copié aussi à l'identique les modèles de confection réalisés avec ce tissu, mais dans un textile de qualité très inférieure;

- que même si ces modèles n'ont pas fait l'objet de dépôt, ils constituent des œuvres protégeables par le caractère d'originalité qu'ils présentent et par l'absence d'antériorité de leur diffusion, la société Cotton Land rapportant la preuve de l'acquisition du dessin réalisé à sa demande par Mme Agnès Maréchal;

- que la prétendue bonne foi invoquée par les appelantes est inopérante dès lors qu'il leur appartenait de s'assurer que les dessins et modèles en cause étaient libres de tout droit;

- que la preuve des actes de concurrence déloyale s'évince de la diffusion par les sociétés Neckermann d'articles similaires réalisés dans un jersey de moindre qualité, offerts à la vente à un prix inférieur;

- que dès lors qu'il est établi et non contesté que la société Neckermann France ne faisait que s'approvisionner auprès de la société Neckermann Versand AG qui fait fabriquer les articles et édite les catalogues de ventes par correspondance présentant les modèles contrefaisant, la mise hors de cause de cette dernière ne se justifie pas;

- que leur préjudice, résultant des pertes subies, du gain dont elles ont été privées, ainsi que de l'atteinte à leur image de marque, a été établi par l'expert Abou;

Elles demandent donc à la cour de leur adjuger le bénéfice de leurs prétentions tendant à la condamnation des appelantes à verser à la société Cotton Land la somme de 665 000 F à titre de dommages et intérêts toutes causes de préjudices confondues, et à la société Canat la somme de 583 000 F sur le même fondement, d'ordonner la publication de l'arrêt dans trois journaux de leur choix et dans chacun des pays concernés: Allemagne, Hollande, Belgique et France aux frais des appelantes et de les condamner en outre verser à chacune d'elles une indemnité de procédure de 100 000 F;

SUR QUOI LA COUR,

1°) sur l'exception d'incompétence soulevée par la société de droit allemand Neckermann Versand AG

Attendu que s'il est établi par le rapport d'expertise de M. Abou et non contesté par les parties appelantes que la société Neckermann Versand fabrique les articles argués de contrefaisants et procède à l'édition des catalogues servant de support au mode de distribution de vente par correspondance auquel elle recourt, ceux-ci sont importés en France et commercialisés sur le territoire de cet Etat par la société Neckermann France, personne morale juridiquement distincte de cette dernière, laquelle en assure la distribution exclusive par la diffusion des catalogues édités par la société Neckermann Versand AG qu'elle reconditionne en sélectionnant les articles qu'elle entend commercialiser et fait traduire en langue française, ainsi que par l'exécution directe des commandes qu'elle reçoit de ses clients;

Qu'il s'en suit qu'en tenant pour établi qu'elle soit co-auteur des actes de contrefaçon et de concurrence déloyale allégués pour avoir fabriqué, puis commercialisé par l'intermédiaire d'autres sociétés du groupe implantées hors d'Allemagne les articles argués de contrefaçon, la société Neckermann Versand AG est bien fondée à soutenir, qu'en vertu de l'article 5 paragraphe 3) de la Convention de Bruxelles selon lequel le défendeur domicilié sur le territoire d'un Etat contractant peut, en matière délictuelle ou quasi-délictuelle, être attrait devant le tribunal du lieu où le fait dommageable s'est produit, elle ne peut être attraite devant une juridiction française dès lors qu'il n'est pas démontré qu'elle ait exercé son activité dommageable sur le territoire français, peu important que le préjudice consécutif à celle-ci ait été subi en France;

Attendu que l'exception d'incompétence territoriale qu'elle soulève est donc fondée;

2°) sur les actes de contrefaçon imputés à la société Neckermann France

Attendu que les parties requérantes qui invoquent le bénéfice des dispositions de la loi du 11-03-1957 doivent rapporter la preuve de la diffusion par la société Neckermann France d'articles reproduisant des modèles constituant une création originale dont elles étaient titulaires des droits d'auteur;

A) sur l'existence des droits revendiqués

Qu'à cet égard la société Cotton Land rapporte la preuve, par la production du bon de commande établi le 6-4-1993 et de la maquette originale, qu'elle a acquis de Mme Agnès Maréchal dessinatrice, pour le prix de 5 099, 80 F, les droits de reproduction d'un dessin constitué de l'assemblage d'un entrelacs de rameaux et feuillages aux tons brun, roux et ocre, et d'un oiseau au bec long, présentant l'aspect un martin-pêcheur, et doté d'un plumage dans les mêmes tons que les feuillages rehaussés de bleu sur le dos et la gorge;

Qu'elle justifie par la production des factures correspondantes avoir, en vue de son exploitation industrielle, fait graver ce dessin par les Etablissements Michel en juin 1993 et l'avoir imprimé sur un tissu de jersey coton blanc en vue de sa commercialisation notamment auprès de la société Canat, confectionneur de lingerie de luxe, suivant factures datées des 18-04, 04-05, 08-06 et 09-09-1994, laquelle a réalisé avec ce tissu une gamme de vêtements de nuit haut de gamme pour femmes (pyjama et chemise) présentées sur son catalogue automne-hiver 1994 sous les références 1110 "Mouche" et 1073 "Margot" qu'elle diffuse sous la marque "Canat";

Que si ce dessin s'inspire de la nature et s'inscrit dans les tendances de la mode, il constitue non pas une reproduction pure et simple d'éléments du domaine public que constituent les feuillages et oiseau pris pour modèles, mais une transposition originale de ces éléments par l'assemblage et l'adaptation stylisée que l'auteur en a fait et dont il n'est pas démontré l'existence d'une antériorité;

Que les sociétés intimées, auxquelles aucune antériorité n'a été opposée par les appelantes, rapportent donc bien la preuve de la titularité des droits de reproduction et de diffusion du dessin litigieux qu'elles revendiquent et sont donc bien fondées à ce titre à invoquer le bénéfice de la protection que confère la loi précitée aux titulaires des droits de propriété incorporelle de l'auteur;

b) sur le caractère contrefaisant des articles distribués par la société Neckermann France

Attendu que les sociétés intimées rapportent la preuve par la production d'un extrait du catalogue de vente par correspondance automne-hiver 1995-1996 de la société Neckermann France saisie par huissier le 26-10-1995 que celle-ci offrait à la vente des vêtements de nuit pour femmes similaires tant par l'impression du tissu que par la forme des articles, à ceux commercialisés par la société Canat à partir du tissu fourni par la société Cotton Land;

Que l'examen comparatif des modèles de la société Canat et des modèles saisis par l'huissier dans les locaux de la société Neckermann France démontre que ceux-ci non seulement reproduisent à l'identique, sur un tissu jersey de même ton mais de qualité inférieure, des ramages en tous points identiques à ceux du tissu réalisé par la société Cotton Land, tant par leur forme et dimensions, la courbure des branches, l'assemblage des feuilles et des bourgeons, le dessin des nervures et des taches, que par les coloris utilisés, mais encore que les vêtements vendus par la société Neckermann France ont été coupés, montés, assemblés et ornés suivant le même modèle et dans les mêmes dimensions que ceux confectionnés par la société Canat, et que la seule divergence réside dans la forme de l'oiseau dont l'aspect a été modifié et s'inspire de celui du perroquet, mais dont les couleurs sont celles de l'oiseau original de même que l'implantation à l'intérieur de l'entrelacs des branches;

Or attendu que cette seule divergence, loin de permettre d'écarter l'existence d'une copie à l'identique, manifestement réalisée par surmoulage du dessin d'origine, atteste de la mauvaise foi de l'auteur de la contrefaçon et ne permet pas en toute hypothèse de distinguer le modèle original du modèle contrefaisant du fait de la similitude de l'ensemble de l'impression;

Que si la société Neckermann France s'est bornée à importer et commercialiser en France les articles contrefaisants, elle n'est pas pour autant fondée à invoquer sa bonne foi dès lors qu'elle ne démontre pas s'être assurée, avant de commercialiser les articles litigieux, de ce qu'ils étaient libres de tous droits;

Qu'il s'en suit que c'est à juste titre que le tribunal a considéré comme établis les faits de contrefaçon incriminés;

3°) sur les actes de concurrence déloyale imputés à la société Neckermann France

Attendu qu'en distribuant des articles similaires à ceux créés et diffusés par les sociétés Cotton Land et Canat mais réalisés dans une matière de moindre qualité, présentant de ce fait moins de tenue et d'éclat, et en les vendant à un prix très inférieur à ceux auxquels la société Canat distribue les siens, la société Neckermann France a commis des actes de concurrence déloyale distincts de la contrefaçon ayant eu pour effet de dévaloriser les modèles authentiques et de dégrader l'image de marque des articles haut de gamme diffusés sous la marque "Canat";

Que bien qu'il ne soit pas démontré, dès lors qu'elle s'adresse, du fait de son mode de distribution et des prix qu'elle pratique, à une clientèle populaire distincte de la clientèle de la société Canat qu'elle n'est donc pas susceptible d'avoir détournée, elle n' en demeure pas moins coupable d'avoir commis, au détriment de celle-ci et de la société Cotton Land, des faits de parasitisme ayant consisté, grâce à l'économie réalisée sur les frais de conception et de création des modèles par le contrefacteur, ainsi que des frais de lancement sur le marché, à mettre sur le marché des articles similaires à moindre prix et réaliser ainsi un profit illicite;

Que le jugement sera donc également confirmé en ce qu'il a retenu comme bien fondés l'action ;

en concurrence déloyale engagée contre elle par les requérantes;

4°) sur le préjudice

Attendu que s'il n'est pas avéré que les actes de contrefaçon et de concurrence déloyale incriminés aient engendré un détournement de clientèle au préjudice de la société Canat, celle-ci rapporte la preuve, par la production aux débats de plusieurs courriers de ses distributeurs détaillants, que la dévalorisation de ses modèles par la diffusion des articles contrefaisant dans le catalogue de la société Neckermann France, a engendré une mévente de ceux-ci et stoppé leur commercialisation, lui faisant ainsi perdre, ainsi qu'à la société Cotton Land, le bénéfice du gain de productivité qu'elles en escomptaient ainsi que les retours sur investissements prévus;

Qu'ainsi, si elles ne sont pas fondées à réclamer l'indemnisation du préjudice direct retenu par l'expert et résultant du manque à gagner consécutif à la commercialisation par la société Neckermann France de 278 articles contrefaisants, elles sont en droit d'obtenir l'indemnisation du préjudice indirect résultant de la perte de gain sur la commercialisation de la gamme d'articles objet de la contrefaçon que l'expert judiciaire M. Abou a évalué à 188 118 F pour la société Cotton Land et à 150 000 F pour la société Canat, ainsi que du préjudice immatériel résultant de l'atteinte à leur image de marque respective que l'expert a évalué à 400 000 F pour chacune d'elles;

Que reposant sur une hypothèse de fabrication escomptée de 30 000 mètres de tissus pour la société Cotton Land et de 1 500 modèles pour la société Canat, cette évaluation repose sur une juste appréciation du succès commercial que ces modèles, qui s'inscrivaient dans les tendances de la mode, auraient rencontré s'ils n'avaient été vulgarisés par la mise en vente d'articles contrefaisants;

Qu'il convient donc de la retenir comme base d'indemnisation du préjudice subi par les sociétés intimées;

Attendu que l'équité commande que la société Neckermann France qui succombe, indemnise celles-ci des nouveaux frais qu'elles ont dû exposer dans la présente instance et qu'il convient d'évaluer à 20 000 F pour chacune d'elles:

Par ces motifs, et ceux non contraires des premiers juges : Vu le rapport d'expertise de M. Abou ; Réformant partiellement le jugement entrepris ; Dit que l'action dirigée contre la société Neckermann Versand AG ne relève pas de la compétence des juridictions françaises et fait droit, en conséquence, à l'exception d'incompétence soulevée par celle-ci; Confirme le jugement entrepris en ce qu'il a déclaré la société Neckermann France coupable de contrefaçon et de concurrence déloyale au préjudice des sociétés Cotton Land et Canat; La condamne à verser, à titre de dommages et intérêts, la somme de 661 018 F à la société Cotton Land et la somme de 556 000 F à la société Canat en réparation de leurs préjudices indirect et immatériel; La condamne en outre à verser à chacune d'elles une indemnité complémentaire de 20 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Confirme le jugement en ses autres dispositions; Rejette toutes autres demandes; Condamne la société Neckermann France aux dépens d'appel en ce compris les frais d'expertise, et accorde à la SCP Junillon et Wicky avoués, le bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.