CA Rennes, 2e ch. com., 25 octobre 2000, n° 99-06922
RENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Yara France (SARL)
Défendeur :
Conserverie Jean Floc'h (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bothorel
Conseillers :
M. Poumarède, Mme Teze
Avoués :
SCP Chaudet & Brebion, SCP Bazille & Genicon
Avocats :
Mes Jourda, Rolland.
EXPOSE DES FAITS, PROCÉDURE, OBJET DU RECOURS
Le 20 décembre 1995, la société Conserverie Jean Floc'h établie à Baud, fabricant de pâtes et de viande en jus qu'elle exportait en Russie, a conclu avec la société Yara France, un accord qualifié de "non-circonvention et de non-divulgation" aux termes duquel la première s'interdisait de négocier ou de participer à des transactions avec "les contacts" présentés par la seconde, sans son autorisation.
Le 27 juin 1996, la Conserverie Jean Floc'h consentait à Yara France, à compter du premier juillet suivant, l'exclusivité de la vente et commercialisation de ses produits sur la ville de Moscou et sa région dans un rayon de 500 kilomètres.
Le 17 décembre 1999, la Conserverie Jean Floc'h notifiait à Yara France la résiliation de la convention d'exclusivité pour l'année 1998, en invoquant l'insuffisance du chiffre d'affaires réalisé par sa cocontractante.
Par jugement du 17 septembre 1999, le Tribunal de commerce de Lorient saisi à l'initiative de Yara France, l'a déboutée de sa demande en dommages-intérêts et condamnée à payer à la Conserverie Jean Floc'h, demanderesse reconventionnelle la somme de 237 772,80 F représentant le prix des marchandises livrées restées impayées, outre les intérêts au taux légal à compter du 23 septembre 1998, avec exécution provisoire ainsi que la somme de 60 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Le 15 octobre 1999, Yara France a formé appel de cette décision.
MOYENS PROPOSES PAR LES PARTIES
Au soutien de son appel, Yara France fait valoir que:
- la Conserverie Jean Floc'h a contrevenu à l'engagement d'exclusivité et à son obligation de bonne foi, en commercialisant courant 1996-1997, sur le marché moscovite, ses produits à bas prix, soit par l'intermédiaire d'un grossiste établi à Saint-Pétersbourg auquel elle n'avait posé aucune interdiction, soit par des livraisons directes effectuées sous la fausse apparence d'envois humanitaires ou auprès de clients constitués antérieurement à l'accord d'exclusivité auxquelles s'ajoutent l'usage d'étiquettes portant la marque Yara France ainsi que le démarchage de son principal client,
- la résiliation de l'engagement d'exclusivité décidé unilatéralement par la Conserverie Jean Floc'h constitue une rupture abusive des relations commerciales établies constitutives d'un mandat d'intérêt commun, étant souligné que l'insuffisance de chiffre d'affaires invoquée comme motif résulte de la violation de ses engagements par la Conserverie Jean Floc'h dont le but recherché était de s'approprier la clientèle créée par Yara France,
- la rupture est à tout le moins brutale en raison même de la brièveté du délai de préavis inférieur à quinze jours,
- les négociations entreprises par la Conserverie Jean Floc'h avec la clientèle constituée par Yara France, postérieurement au retrait de l'exclusivité, constituent une violation de l'obligation subsistante de non démarchage et/ou à tout le moins, des actes de concurrence déloyale,
- le comportement de la Conserverie Jean Floc'h lui a été préjudiciable, en ce qu'il en est résulté une perte du chiffre d'affaires ainsi que l'anéantissement des marchés escomptés auprès de son principal client.
En conséquence, Yara France demande à la cour de:
- réformer la décision attaquée en ce qu'elle l'a déboutée de sa demande en dommages-intérêts et condamnée aux dépens ainsi qu'à payer à la Conserverie Jean Floc'h une indemnité sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
- condamner la Conserverie Jean Floc'h à lui payer une indemnité de 7 218 000 F avec capitalisation des intérêts dans les conditions posées par l'article 1154 outre celle de 70 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La Conserverie Jean Floc'h qui dénie la signature de l'auteur d'attestation versée aux débats (Siline), fait valoir pour l'essentiel, que les griefs invoqués à son encontre ne sont pas fondés, que le non-renouvellement de l'exclusivité au demeurant parfaitement justifié, n'emportait pas rupture des relations commerciales et que le préjudice financier allégué ne lui est pas imputable.
Elle demande donc à la cour de:
- confirmer le jugement dans toutes ses dispositions,
- débouter Yara France de l'ensemble de ses prétentions,
- condamner Yara France à lui payer 70 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision et aux conclusions déposées.
MOTIFS DE L'ARRET
Considérant, tout d'abord, que la revente à bas prix sur le marché moscovite, de produits livrés par la Conserverie Jean Floc'h à un client établi à Saint-Pétersbourg, ne caractérise pas une violation indirecte des obligations contractées à l'égard de Yara France, dès lors que le lieu d'exécution des prestations se situe en dehors de la zone d'exclusivité consentie, que le client livré est extérieur au réseau de distribution constitué par Yara France, qu'enfin, sauf action concertée avec son acquéreur direct, non démontrée en l'espèce, la Conserverie Jean Floc'h ne saurait être tenue pour responsable de la destination définitive des produits livrés qui lui est par essence inconnue comme hors du champ contractuel, en cas de ventes successives;
Considérant que le fait pour la Conserverie Jean Floc'h, de ne pas avoir interdit à son client la distribution des produits livrés sur le marché moscovite, ne constituait pas un manquement à l'obligation de bonne foi alors que, d'une part, la desserte de la ville de Moscou par le port de Saint-Pétersbourg ne conduisait pas inéluctablement à la transgression de l'accord d'exclusivité, d'autre part, Yara France n'avait pas jugé utile d'aviser sa cocontractante d'un tel risque à le supposer avéré;
Qu'en outre la stratégie commerciale prêtée à l'intimée, en ce qu'elle emporte renonciation à vendre à un meilleur prix à son distributeur exclusif pour vendre moins cher à un revendeur de Saint-Pétersbourg, est difficilement crédible, comme préjudiciable à ses intérêts.
Considérant par ailleurs que la commercialisation reprochée des produits Jean Floc'h revêtus prétendument pour partie de la marque Yara France, n'est pas démontrée, étant observé que l'attestation du dénommé Siline sera écartée des débats, sans qu'il soit besoin de procéder à la vérification d'écriture sollicitée, en raison des doutes pesant sur l'objectivité de son auteur déclarant "représenter les intérêts de Yara France en Russie";
Qu'au surplus, l'appelante qui ne produit aucun certificat d'enregistrement à l'INPI, ne justifie pas être propriétaire de la marque Yara France à la date des faits.
Considérant en second lieu, que l'expédition le 24 septembre 1996 par la Conserverie Jean Floc'h de 18 tonnes de pâtés de porc à la société FLAG établie à Moscou ne saurait ouvrir droit à réparation;
Considérant en effet, que dans un courrier daté du 14 juin 1996 adressé à l'intimée, Yara France reconnaissait elle-même"je dois apporter aux anciens clients de la Conserverie Jean Floc'h le suivi commercial et même une aide financière si nécessaire pour les réactiver...,
Il va de soi que commercialement ces clients restent l'exclusivité de la conserverie et auront les conditions commerciales que la conserverie souhaite leur donner, mais Yara France se chargera de réaliser ses conditions car on ne peut investir et gérer un marché sans avoir l'entière gérance et responsabilité..." ce dont il se déduit que la Conserverie Jean Floc'h gardait la faculté de commercialiser avec les anciens clients constitués par elle sur la zone d'exclusivité, sans accord préalable de Yara France dont l'intervention se limitait à contrôler la bonne exécution des négociations;
Considérant que la Conserverie affirme sans être sérieusement démentie, que tel est le cas de la société française RTD à qui les produits ont été facturés et qu'à supposer cette déclaration inexacte, force est de constater que cette livraison qui portait sur des pâtés, n'a pas préjudicié aux intérêts de l'appelante dont les relations avec la Conserverie Jean Floc'h portaient à l'époque sur la commercialisation de viandes en jus;
Considérant qu'il en va pareillement et pour la même raison de l'envoi du 5 décembre 1996 de 20 tonnes de pâté de porc, foie de volaille et boeuf, sous la couverture "humanitaire", reçues non par le patriarche de Moscou, destinataire déclaré, mais par une société moscovite dénommée "National", cette opération à la supposer également contraire à l'accord d'exclusivité, n'étant pas davantage dommageable pour Yara France;
Considérant sur la résiliation de la convention d'exclusivité, qu'en l'absence de clientèle commune, les parties ne sauraient être liées par un mandat d'intérêt commun en sorte que s'agissant d'un contrat à durée indéterminée, la Conserverie Jean Floc'h pouvait y mettre fin à tout moment, sauf à observer un délai raisonnable;
Considérant que la résiliation a été notifiée par l'intimée suivant lettre du 17 décembre 1997 pour l'année 1998 soit avec un préavis de quatorze jours que le courrier simplement confirmatif du 6 février 1998 ne saurait avoir prorogé;
Que la brièveté du délai n'était pas cependant de nature à désorganiser l'activité de Yara France, en raison du faible volume des affaires traitées avec la Conserverie Jean Floc'h à la date du retrait de l'exclusivité (2 438 712 F en 1997 contre 12 777 615 F en 1996) et de la continuité des relations commerciales dont le principe rappelé par l'intimée dans sa lettre de résiliation, a été suivi de prestations effectives ainsi que l'établissent les livraisons effectuées courant 1998 par la Conserverie Jean Floc'h, restées pour partie impayées.
Qu'au surplus, la baisse importante des ventes réalisées par l'appelante dont il n'est pas démontré qu'elle serait en relation avec un manquement de la Conserverie Jean Floc'h, justifiait pleinement la résiliation de l'accord d'exclusivité accordé sous condition d'un certain chiffre d'affaires.
Considérant en conséquence, que le grief tiré du critère abusif ou pour le moins brutal de la rupture des relations commerciales, n'est pas fondé;
Considérant sur le démarchage des clients de Yara France, qu'aucun manquement n'est établi à l'encontre de la Conserverie Jean Floc'h dès lors que la société EFA ne figure pas sur les listes des clients remises par Yara France dans le cadre de l'accord "de non-circonvention" conclu le 20 décembre 1995 lequel survivait à la convention distincte d'exclusivité, faute d'avoir été dénoncé par les parties; qu'en outre, son dirigeant confirme dans un courrier du 22 avril 1998 ne jamais avoir eu de relations avec Yara France; qu'en dépit du contrat conclu avec Yara France produit au dossier, il en est de même de la société EFA Product, cliente non déclarée, dont le dirigeant affirme dans un courrier du 13 mai 1998 qu'elle est sans lien de droit avec la société Caravan faisant partie du réseau de distribution Yara;
Considérant sur la demande reconventionnelle, que la société Yara ne discute pas être débitrice de la somme de 237 772,80 F en principal correspondant au prix des marchandises livrées;
Que les premiers juges qui ont alloué des intérêts moratoires au taux légal ont écarté avec raison les réparations et pénalités de retard sollicitées par la Conserverie Jean Floc'h en l'absence d'acceptation démontrée de ces clauses par la société débitrice.
Considérant par ces motifs et ceux non contraires des premiers juges, que le jugement sera confirmé;
Considérant que Yara France qui succombe supportera les dépens d'appel, qu'elle ne peut, de ce fait, bénéficier des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, et l'équité commande en revanche d'allouer su ce texte la somme de 20 000 F à la Conserverie Jean Floc'h, avec maintien de l'indemnisation allouée à ce titre par le tribunal;
DÉCISION
Par ces motifs: LA COUR statuant publiquement et contradictoirement, Confirme le jugement déféré dans toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne la société Yara France à payer à la Conserverie Jean Floc'h la somme de 20 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Yara France aux dépens qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.