CJCE, 6e ch., 24 octobre 1996, n° C-329/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
République fédérale d'Allemagne, Hanseatische Industrie-Beteiligungen GmbH, Bremer Vulkan Verbund AG
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Mancini
Rapporteur :
M. Kakouris
Avocat général :
M. Cosmas
Juge :
M. Kapteyn
Avocats :
Mes Schuette, Wiedemann, Rabe.
LA COUR (sixième chambre):
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 25 juin 1993, la République fédérale d'Allemagne a introduit, en vertu de l'article 173, premier alinéa, du traité CEE, un recours visant à l'annulation de la décision 93-412-CEE de la Commission, du 6 avril 1993, concernant une aide accordée par le Gouvernement allemand à Hibeg et par Hibeg via Krupp GmbH à Bremer Vulkan AG, afin de faciliter la vente à Bremer Vulkan AG de Krupp Atlas Elektronik GmbH appartenant à Krupp GmbH (JO L 185, p. 43, l'"acte attaqué") (C-329-93).
2. Par requêtes déposées au greffe de la Cour le 28 juin 1993 et le 1er juillet 1993, les sociétés Hanseatische Industrie-Beteiligungen GmbH (ci-après "Hibeg") et Bremer Vulkan Verbund AG (ci-après "BV") ont introduit, en vertu de l'article 173, deuxième alinéa, du traité CEE, des recours ayant pour objet l'annulation de la même décision.
3. A la suite de l'élargissement des compétences du Tribunal de première instance en vertu de la décision 93-350-Euratom, CECA, CEE du Conseil, du 8 juin 1993, modifiant la décision 88-591-CECA, CEE, Euratom instituant le Tribunal de première instance des Communautés européennes (JO L 144, p. 21), les deux dernières requêtes ont été transférées, par ordonnance de la Cour du 27 septembre 1993, au Tribunal. Après le dessaisissement de ce dernier conformément à l'article 47, troisième alinéa, du statut CE de la Cour de justice, par ordonnance du 23 février 1995, ces requêtes ont été transférées à la Cour (C-62-95 et C-63-95).
4. Par ordonnance du président de la Cour du 16 novembre 1995, les trois affaires ont été jointes aux fins de la procédure orale et de l'arrêt, conformément à l'article 43 du règlement de procédure.
L'acte attaqué
5. Selon l'acte attaqué, le Gouvernement allemand a, le 17 décembre 1991, notifié à la Commission une garantie accordée à des banques par la Freie Hansestadt Bremen (ci-après le "Land de Brême") en faveur de Hibeg, établie dans ce Land.
6. Le but de cette garantie était de permettre à BV, ayant son siège à Brême, de racheter à Krupp GmbH (ci-après "Krupp") l'entreprise KAE, filiale de Krupp.
7. Le 6 mai 1992, la Commission a engagé à l'égard de cette garantie la procédure d'examen prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité CEE au terme de laquelle elle a adopté l'acte attaqué.
8. Selon cet acte, afin de poursuivre ses diversifications en dehors du secteur de la construction navale, BV a racheté à Krupp une participation de 74,9 % dans le capital de KAE. Le prix convenu de 350 millions de DM n'a pas été payé en espèces, mais avec des actions BV nouvellement émises. Les transactions effectuées sont les suivantes:
* le 17 octobre 1991: les actionnaires de BV décident en assemblée générale d'augmenter le capital de la société avec l'émission d'actions nouvelles;
* le 21 novembre 1991: le Land de Brême accorde une garantie de 126 millions de DM à Hibeg, société publique détenue par le Land de Brême;
* le 26 novembre 1991: échange entre Krupp et BV; BV cède à Krupp 2,8 millions de nouvelles actions BV (pour une valeur totale, selon BV, de 350 millions de DM, soit 125 DM par action) en vue d'acquérir 74,9 % du capital de KAE;
* le 26 novembre 1991: Krupp et Hibeg fondent ensemble une société de droit civil (Gesellschaft buergerlichen Rechts, ci-après la "GbR");
* le 31 décembre 1991: Krupp et Hibeg apportent toutes deux les participations convenues au capital de la GbR. Krupp apporte les 2,8 millions d'actions BV et Hibeg 350 millions de DM en espèces, financés par un crédit bancaire;
* le 31 décembre 1991: sur la base de l'accord créant la GbR, cette dernière octroie à Krupp une avance de 350 millions de DM. Hibeg obtient le droit irrévocable de vendre les actions BV à une tierce personne, à un prix minimal de 125 DM par action. Chaque action vendue réduit la participation des deux partenaires dans la GbR, étant donné qu'elle représente simultanément une réduction du solde dû sur l'avance accordée à Krupp et un remboursement du crédit apporté par Hibeg;
* le 28 février 1994 au plus tôt et le 31 décembre 1994 au plus tard, la GbR doit être dissoute. Les actions BV restantes sont transférées à Hibeg tandis que Krupp garde le solde de l'avance. Hibeg a la possibilité, convenue avec les banques qui lui ont octroyé le crédit, de rembourser partiellement le crédit en vendant les actions BV à ces mêmes banques pour un prix de 80 DM par action, à l'échéance du crédit.
9. Il en résulte que, selon l'acte attaqué, BV a acheté 74,9 % du capital de KAE en transférant à Krupp 2,8 millions d'actions BV. Dans le cadre de la GbR, Krupp a échangé ces actions avec Hibeg et a reçu 350 millions de DM. Au moment des transactions, les actions BV étaient cotées sur le marché boursier à environ 80 DM par action, soit une valeur totale de 224 millions de DM pour 2,8 millions d'actions. Le Land de Brême a apporté son soutien à Hibeg en offrant une garantie de 126 millions de DM, soit la différence entre le prix d'achat convenu de KAE et la valeur des actions sur le marché, permettant ainsi la vente de KAE à BV comme prévu initialement.
10. La Commission considère que ce cautionnement du Land de Brême constitue une aide en faveur de BV sur la base des considérations suivantes.
11. Le cours moyen des actions BV en novembre-décembre 1991, au moment où ont été effectuées les principales transactions, se situait autour de 80 DM par action (84,90 DM en novembre et 75,40 DM en décembre). Étant le reflet de la situation de la société elle-même, dans le contexte de l'évolution globale nationale et internationale, le cours des actions sur le marché boursier serait le seul élément à retenir. En l'occurrence, ce cours de 80 DM tiendrait déjà compte des effets de baisse qu'entraîne normalement l'émission de nouvelles actions. Ainsi, il aurait été le prix maximal qui pouvait être demandé dans le cadre d'une émission publique de nouvelles actions BV. Ceci serait confirmé par le fait que les banques étaient disposées à accepter les actions non vendues à l'échéance du crédit au prix de 80 DM par action ainsi que par la considération que, depuis la fin de 1991 jusqu'à février 1993, le cours des actions BV a fluctué autour de 80 DM.
12. Par conséquent, selon l'acte attaqué, Hibeg, dont le capital était détenu à 100 % par le Land de Brême et qui peut être considérée ainsi comme une entreprise publique, n'aurait pu obtenir le crédit bancaire et échanger 350 millions de DM contre les nouvelles actions BV au sein de la GbR que parce que le Land de Brême couvrait le risque par une garantie de 126 millions de DM. Cette somme correspondrait exactement à la différence entre 350 millions de DM (montant total du crédit) et 224 millions de DM (valeur des actions sur la base d'un cours du marché de 80 DM par action).
13. Pour ce qui est du montant de l'aide, la Commission parvient, dans l'acte attaqué, à la conclusion que l'écart entre les 350 millions de DM versés pour KAE et la valeur de 224 millions de DM des nouvelles actions BV, soit 126 millions de DM, ne peut pas se justifier par des motifs commerciaux. Le total de cette différence, qui est égale à la garantie totale accordée à Hibeg, devrait par conséquent être considéré comme une aide.
14. Quant au bénéficiaire de l'aide, il est exposé dans l'acte attaqué que, lors de l'engagement de la procédure d'examen prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité, il n'a pas été possible de l'identifier. Cette question aurait dépendu du niveau auquel serait évalué le prix commercial effectif sur le marché de KAE. Si la valeur des 74,9 % du capital de KAE n'était que de 224 millions de DM, la totalité de l'aide aurait été octroyée à Krupp. Si cette valeur correspondait à 350 millions de DM, la totalité de l'aide aurait été octroyée à BV via Hibeg, en vue de permettre à BV d'acquérir 74,9 % du capital de KAE. Si la valeur réelle sur le marché de 74,9 % du capital de KAE se situait entre ces deux valeurs, l'aide aurait été répartie en conséquence entre BV et Krupp. A l'issue de la procédure d'examen, la Commission est parvenue à la conclusion que 350 millions de DM reflétaient la valeur réelle sur le marché des 74,9 % du capital de KAE, de sorte que le bénéficiaire final de l'aide était BV. En effet, étant donné que le but de toutes ces opérations était la diversification des activités de BV par l'achat de KAE, même si c'est à Krupp que Hibeg avait versé directement le paiement en espèces, dans le cadre de la GbR, c'est BV qui en réalité aurait amélioré sa situation financière grâce à la contribution en espèces de Hibeg et à la garantie de l'État.
15. Ensuite, la Commission a estimé, dans l'acte attaqué, que la garantie litigieuse n'était pas conforme aux conditions prévues par les directives du Land de Brême en matière de cautionnement, qu'elle avait approuvées le 28 octobre 1991. Premièrement, ces directives prévoyaient en principe une caution subsidiaire, tandis que la caution litigieuse était solidaire. A cet égard, la Commission n'a pas accepté dans l'acte attaqué la position du Gouvernement allemand selon laquelle, d'une part, le terme "en principe" utilisé par les directives permettait également des cautions solidaires et que, d'autre part, étant donné que Hibeg appartenait à l'État, une caution subsidiaire n'aurait pas été souhaitable d'un point de vue économique. Deuxièmement, selon la Commission, les directives requéraient que des titres soient donnés en nantissement et qu'une prime soit payée à raison de 0,5 % du montant de la garantie à la réception et de 0,5 % par an; or, en l'occurrence, aucun nantissement ni prime n'auraient été demandés à Hibeg. Enfin, il ne pourrait être admis, sur la base des faits communiqués, qu'il existait un rapport normal entre le produit de l'investissement effectué dans la GbR et les fonds nécessaires pour assurer le service de l'emprunt, comme l'exigeait le régime de garantie.
16. Étant donné que le cautionnement litigieux n'était pas conforme au régime approuvé du Land de Brême, le Gouvernement allemand aurait dû, selon la Commission, le lui notifier préalablement, conformément à l'article 93, paragraphe 3, du traité. Or, le Gouvernement allemand aurait notifié l'aide après que la garantie eut été accordée, que Krupp eut vendu et BV acheté 74,9 % du capital de KAE et que Hibeg et Krupp eurent créé une GbR. Par conséquent, la disposition en question du traité aurait été violée. L'aide devrait donc être considérée comme illégale à partir de la date à laquelle elle a été accordée.
17. Afin d'examiner si l'aide considérée faussait la concurrence et affectait les échanges entre États membres, au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, la Commission a examiné, dans l'acte attaqué, le domaine dans lequel KAE exerçait ses activités. Elle a constaté que celles-ci étaient concentrées dans l'électronique maritime et la défense (systèmes de sondage, traitement des signaux et des données), qu'il existait dans la Communauté une concurrence entre les producteurs dans ces domaines et que les produits concernés faisaient l'objet d'un commerce entre les États membres. L'acte attaqué se réfère à des éléments statistiques concernant les exportations de KAE par rapport à son chiffre global d'affaires et conclut que l'aide litigieuse affectait les échanges entre États membres et faussait la concurrence entre les producteurs d'appareils électroniques maritimes et de défense.
18. Enfin, la Commission a examiné les possibilités d'application des dérogations prévues à l'article 92, paragraphe 3, du traité. A cet égard, elle a considéré que l'intervention litigieuse n'était pas destinée à favoriser le développement économique d'une région dans laquelle le niveau de vie est anormalement bas ou dans laquelle sévit un grave sous-emploi [article 92, paragraphe 3, sous a)], qu'elle n'était pas non plus destinée à promouvoir la réalisation d'un projet d'intérêt européen commun ou à remédier à une perturbation grave de l'économie allemande [article 92, paragraphe 3, sous b)] et, en dernier lieu, que l'intervention en cause n'avait pas de justification sectorielle communautaire et n'était pas intégrée dans un programme régional approuvé, mais qu'elle constituait une aide à l'investissement destinée à aider BV à acquérir une entreprise existante (KAE) et non à créer de nouveaux sites de production ou des emplois [article 92, paragraphe 3, sous c)].
19. En conséquence, l'article 1er, paragraphe 1, de l'acte attaqué dispose que l'aide en faveur de BV, d'un montant total de 126 millions de DM, est illégale et incompatible avec le Marché commun; le paragraphe 2 dispose que l'aide en faveur de Hibeg, accordée par le Land de Brême sous la forme d'une garantie de 126 millions de DM, est également illégale et incompatible avec le Marché commun.
20. L'article 2, paragraphe 1, ordonne ensuite à la République fédérale d'Allemagne de faire en sorte que l'aide accordée à BV soit entièrement récupérée et remboursée à Hibeg dans un délai de deux mois à compter de la notification de l'acte attaqué, conformément aux procédures et dispositions du droit national. Quant au paragraphe 2, il lui ordonne d'annuler la garantie à laquelle se réfère le paragraphe 2 de l'article 1er, dans le même délai de deux mois.
Les moyens avancés par les requérantes
21. A l'appui de leurs demandes en annulation, les requérantes soutiennent que chaque chapitre de l'acte attaqué est entaché d'un défaut de motivation. Elles invoquent en outre des moyens tirés de la violation des règles du traité en matière d'aides d'État, de la violation des droits de la défense, de la violation du principe de la confiance légitime et de celui de proportionnalité, ainsi que de l'interprétation erronée des directives du Land de Brême en matière de cautionnement.
22. Il y a lieu d'examiner, en premier lieu, le moyen concernant l'insuffisance de la motivation de chacun des points de l'acte attaqué, car c'est seulement si l'acte est suffisamment motivé qu'il sera possible d'examiner le bien-fondé des autres moyens avancés. En effet, selon une jurisprudence constante, la motivation d'une décision faisant grief doit permettre à la Cour d'exercer son contrôle sur la légalité de cette décision et fournir à l'intéressé les indications nécessaires pour savoir si elle est ou non fondée.
Sur la motivation de l'acte attaqué
Quant à la valeur des nouvelles actions BV
23. La question de savoir si l'intervention en cause constitue une aide dépend, dans une première phase, de la réponse à la question de savoir si la valeur totale des nouvelles actions BV correspond à la valeur des 74,9 % du capital social de KAE, acquis par BV. Si les deux valeurs correspondent, cette qualification doit être écartée. Si, en revanche, la valeur totale des nouvelles actions BV est inférieure à la valeur des 74,9 % du capital de KAE, il y a lieu, selon la jurisprudence de la Cour, dans une seconde phase, de se demander, compte tenu de toutes les circonstances et de tous les éléments pertinents, quel comportement aurait eu un investisseur privé poursuivant une politique structurelle, globale ou sectorielle et guidé par des perspectives de rentabilité à plus long terme (arrêt du 21 mars 1991, dit "AlfaRomeo", Italie/Commission, C-305-89, Rec. p. I-1603).
24. S'agissant de la première phase, les parties ne s'accordent pas, premièrement, quant au moment pertinent pour faire la comparaison des deux valeurs et, deuxièmement, quant aux éléments et circonstances à retenir comme critères d'appréciation.
25. Il convient de relever à cet égard que, comme il ressort du dossier, les pourparlers entamés au début de l'année 1991 entre Krupp et BV concernant l'acquisition par cette dernière d'une part du capital social de KAE ont abouti, le 12 juillet 1991, à la signature d'un memorandum of understanding (protocole d'accord, ci-après le "protocole"). Ce protocole, qui ne devait produire ses effets qu'après avoir été homologué par les instances de surveillance des parties, prévoyait l'augmentation du capital de BV de 2,8 millions de nouvelles actions au porteur, auxquelles Krupp devait souscrire. En contrepartie de l'acquisition de ces actions, cette dernière société devait céder à BV sa participation de 74,9 % dans le capital de KAE. Les deux parties à l'accord ont évalué leurs apports respectifs à 350 millions de DM, ce qui revient, pour les nouvelles actions BV, à une valeur de 125 DM par action. L'apport de Krupp devait devenir effectif le 1er juillet 1991.
26. Les requérantes soutiennent que l'élément décisif pour évaluer les nouvelles actions BV est l'accord conclu le 12 juillet 1991 entre Krupp et BV, tel que repris dans le protocole. Cette date serait le moment pertinent pour l'évaluation, l'accord liant les parties quant aux différents éléments conclus et notamment quant à l'évaluation de l'apport de chaque société. Or, à cette date, l'apport de Krupp, comme l'apport de BV, serait évalué à 350 millions de DM.
27. Par ailleurs, pour évaluer les nouvelles actions BV, les parties à l'accord auraient tenu compte non seulement de leur cours en bourse à ce moment-là, qui s'élevait à 101,20 DM, mais également d'autres éléments ayant trait à la valeur intrinsèque de BV, tels que l'évolution des cours boursiers récents des actions BV, la plus-value qu'aurait conférée le paquet de 2,8 millions d'actions, lequel aurait représenté 19,13 % du capital de BV après son augmentation, et l'effet bénéfique qu'aurait eu sur la valeur des actions l'unification de l'entreprise Systemtechnik Nord GmbH (ci-après "STN"), une filiale de BV, opérant dans le même domaine que KAE, avec cette dernière, sous la direction de BV.
28. La Commission considère en revanche que le seul paramètre à retenir en l'occurrence devrait être la valeur en bourse des actions BV. En effet, la valeur des actions serait fixée par le marché, et le marché des actions serait la bourse. Le cours en bourse constituerait donc le seul critère valable pour déterminer la valeur réelle d'une action. Ce cours refléterait également les craintes et les espoirs du marché quant à l'avenir.
29. Quant au moment à retenir pour procéder à l'évaluation, la Commission considère qu'il se situe pendant la période du cautionnement litigieux, à savoir fin novembre-début décembre 1991. En cette période, le cours des actions BV se situait autour de 80 DM.
30. Il y a lieu d'observer d'abord que, si la Commission a considéré que le moment pertinent pour l'évaluation en cause est celui où le Land de Brême a décidé d'accorder le cautionnement en question, c'est évidemment parce que l'autorité compétente a fait procéder à ce moment à l'appréciation finale des éléments et circonstances qui l'ont conduite à accorder le cautionnement. Sur ce point, la motivation de l'acte attaqué est suffisante.
31. Il y a lieu ensuite de rappeler que, selon la jurisprudence de la Cour, l'exigence de motivation doit être appréciée en fonction des circonstances de l'espèce, notamment du contenu de l'acte (voir, notamment, arrêt du 13 mars 1985, Pays-Bas et Leeuwarder Papierwarenfabriek/Commission, 296-82 et 318-82, Rec. p. 809, point 19).
32. Il s'ensuit qu'en l'espèce la Commission devait tenir compte de toutes les circonstances et de tous les éléments pertinents de l'espèce.
33. En l'espèce, outre le cours en bourse des actions BV, de tels éléments pourraient raisonnablement être l'évolution dans le passé de ces cours, l'accord du 12 juillet 1991, la valeur intrinsèque de l'entreprise BV, la plus-value que lui conférait éventuellement le paquet de 2,8 millions d'actions, les effets de synergie escomptés de la fusion de KAE et de STN en fonction de la situation du marché concerné, les informations d'initié dont auraient disposé les parties à l'accord concernant le marché en question et la situation des entreprises concurrentes, et des prévisions sur l'évolution du cours des actions BV, eu égard notamment à la situation du marché sur lequel opère l'entreprise.
34. Il convient de relever à cet égard que, le 12 juillet 1991, le cours boursier des actions BV s'élevait à 101,20 DM, qu'il se situait autour de 100 DM en octobre 1993 et qu'il a même atteint 106 DM en janvier 1994. Les requérantes évoquent par ailleurs, sans être contredites, le cas d'une entreprise dont un paquet important d'actions a été racheté à un prix considérablement plus élevé que leur valeur en bourse.
35. En l'occurrence, il y a lieu de constater que la Commission ne fonde nullement sa décision sur des motifs tirés d'une analyse, fût-elle approximative, des paramètres cités ci-dessus et que, en particulier, elle n'aborde pas la question de savoir si l'évaluation des 2,8 millions de nouvelles actions BV à 350 millions de DM, effectuée le 12 juillet 1991 par Krupp et BV, entreprises n'ayant aucun lien juridique ou économique, devait être considérée comme déraisonnable, au regard des paramètres susmentionnés et en fonction du critère de l'investisseur privé de taille, guidé par des perspectives de rentabilité à plus long terme, ou si elle devait être considérée comme fictive, eu égard à des assurances que Krupp aurait éventuellement reçues quant au versement de cette somme par le biais de la constitution d'une société de droit civil et par l'octroi d'une caution par le Land de Brême. La preuve de telles assurances n'a en tout état de cause pas été rapportée.
36. Au lieu d'apprécier tous ces paramètres, la Commission se contente dans l'acte attaqué de considérer sans explication suffisante que le cours en bourse constitue le seul élément déterminant pour évaluer les actions. Ce point de vue est trop formel, rigide et restrictif. L'application absolue et inconditionnelle de ce critère, à l'exclusion de tout autre élément, comporte un automatisme difficilement conciliable avec le système d'économie de marché et les choix économiques opérés, comme en l'occurrence, par des entreprises de taille importante et guidées par des perspectives de rentabilité à plus long terme.
37. Il convient donc de considérer que, sur ce point, l'acte attaqué est insuffisamment motivé.
38. Il résulte de ce qui précède que l'acte attaqué doit être annulé dans sa totalité pour défaut de motivation suffisante.
39. La Cour procédera toutefois à l'examen des moyens concernant la motivation d'autres points de l'acte attaqué.
Quant à la directive 90-684-CEE du Conseil
40. Les requérantes font valoir que, même si l'intervention litigieuse devait être considérée comme une aide, il incombait à la Commission d'en examiner la compatibilité avec les dispositions de la directive 90-684-CEE du Conseil, du 21 décembre 1990, concernant les aides à la construction navale (JO L 380, p. 27, ci-après la "septième directive"), et en particulier ses articles 5 et 6, paragraphe 3.
41. BV constitue en effet, selon elles, une entreprise de construction navale. Ses activités principales relèveraient de l'industrie maritime à raison de 64,4 % du chiffre d'affaires global pour l'année 1991; par ailleurs, la construction navale moderne concernerait la construction d'un "navire-système" qui commencerait par l'assemblage des parties métalliques et s'achèverait par l'installation des systèmes électroniques et la septième directive ne se limiterait pas à la construction navale au sens strict.
42. Lors de la procédure d'examen de l'intervention en cause, ce point de vue aurait été exposé à diverses reprises à la Commission, qui ne l'aurait pas retenu, sans expliquer les raisons pour lesquelles elle estimait que le présent cas ne relevait pas de la septième directive.
43. La Commission rétorque que, comme il ressort du rapport d'activités de BV pour l'exercice 1991, la part totale de la construction navale dans l'ensemble des résultats du groupe BV en 1991 s'élevait à 42,4 %. Il serait donc inexact d'affirmer que BV exerçait principalement ses activités dans le domaine de la construction navale. Par ailleurs, les conditions d'application des articles 5 et 6, paragraphe 3, de la septième directive ne seraient pas réunies en l'espèce. En conséquence, les motifs de sa décision n'auraient pas à porter sur des dispositions qui ne sont ni pertinentes ni applicables.
44. Il convient de relever à cet égard que l'entreprise Bremer Vulkan Verbund AG, l'un des chantiers navals les plus importants de la Communauté, est communément connue comme une entreprise dont les activités principales sont orientées vers la construction navale.
45. L'article 5 de la septième directive, portant le titre "Autres aides au fonctionnement", prévoit que les aides destinées à faciliter le maintien en activité des entreprises de construction et de transformation navales peuvent être considérées comme compatibles avec le Marché commun à certaines conditions. Par ailleurs, l'article 6, appartenant au chapitre III, intitulé "Aides à la restructuration", et portant le titre "Aides aux investissements", prévoit en son paragraphe 3 que les aides aux investissements peuvent être considérées comme compatibles avec le Marché commun à condition, notamment, que leur montant et leur intensité se justifient par l'importance de l'effort de restructuration envisagé.
46. Il en résulte que, si ces conditions étaient remplies, l'aide qui aurait été accordée à BV aurait pu être considérée comme compatible avec le Marché commun.
47. Au vu de ce qui précède, il incombait à la Commission de préciser dans l'acte attaqué les activités qui devraient aujourd'hui être considérées comme relevant de la construction navale, les entreprises qui devraient être considérées comme appartenant à ce secteur et les raisons pour lesquelles BV devrait en être exclue. Il incombait également à la Commission d'expliciter dans sa décision les considérations qui l'amenaient à la conclusion que les dispositions en question de la septième directive n'étaient pas applicables en l'espèce.
48. L'acte attaqué n'ayant consacré aucun de ses motifs à l'applicabilité de la septième directive, il convient de constater qu'elle est à cet égard entachée d'un défaut total de motivation. Il ne saurait par ailleurs être porté remède à ce vice par les considérations et affirmations qui ont été apportées à cet égard par la Commission devant la Cour.
Quant à la distorsion de la concurrence et à l'affectation du commerce entre États membres
49. Afin d'examiner si l'aide qui aurait été accordée à BV fausse la concurrence et affecte les échanges entre États membres aux termes de l'article 92, paragraphe 1, du traité, la Commission se réfère dans l'acte attaqué au domaine d'activités de KAE. Elle constate que celles-ci sont concentrées dans les domaines de l'électronique maritime et de la défense (systèmes de sondage, traitement des signaux et des données), qu'il existe dans la Communauté une concurrence entre les producteurs dans ces domaines et que les produits concernés font l'objet d'un commerce entre les États membres.
50. La Commission se réfère en outre dans l'acte attaqué au volume des exportations de KAE vers les autres États de la Communauté par rapport à son chiffre d'affaires global (45 millions de DM sur 689 millions de DM en 1991), cite certains chiffres concernant les importations, par les États membres, de produits de provenance communautaire et relevant de trois positions tarifaires et conclut que l'aide litigieuse affecte les échanges entre États membres et fausse la concurrence entre les producteurs d'appareils électroniques maritimes et de défense.
51. A cet égard, il convient de relever, en premier lieu, que, à supposer même que la Commission ait pu à juste titre se contenter d'examiner la situation de KAE en vue d'apprécier la compatibilité avec le Marché commun d'une aide qui aurait été accordée à BV, les affirmations contenues dans l'acte attaqué et les données y figurant ne constituent pas de motifs suffisants pour étayer les conclusions auxquelles elle est parvenue.
52. En effet, s'il est de jurisprudence constante que le fait qu'une entreprise réalise un chiffre d'affaires relativement faible dans la Communauté n'est pas susceptible d'exclure a priori le caractère d'aide d'une intervention étatique en sa faveur (arrêt du 21 mars 1990, dit "Tubemeuse", Belgique/Commission, C-142-87, Rec. p. I-959, point 43), et s'il peut ressortir, dans certains cas, des circonstances mêmes dans lesquelles l'aide a été accordée qu'elle est de nature à affecter les échanges entre États membres et à fausser ou à menacer de fausser la concurrence, il incombe tout au moins à la Commission d'évoquer ces circonstances dans les motifs de sa décision (arrêt Pays-Bas et Leeuwarder Papierwarenfabriek/Commission, précité, point 24).
53. En l'occurrence, l'acte attaqué ne comporte pas la moindre indication relative à la situation du marché considéré, la part de KAE sur ce marché et la position des entreprises concurrentes. S'agissant des courants d'échanges des produits en cause entre les États membres, la Commission se contente de citer les importations des États membres concernant les produits relevant de trois positions tarifaires, sans déterminer la part de KAE dans ces importations.
54. Il y a lieu de constater, en deuxième lieu, que, en tout état de cause, la Commission s'est, sans motiver sa décision sur ce point, limitée à l'examen de la situation de KAE. Or, BV étant désignée comme bénéficiaire de la prétendue aide, la Commission aurait dû examiner en quoi l'acquisition des 74,9 % du capital de KAE aurait renforcé sa position concurrentielle dans les domaines de la construction navale, de l'électronique maritime et de la défense, eu égard notamment à la circonstance que BV possédait déjà STN, opérant dans le même secteur que KAE, et compte tenu de la situation des marchés en cause et des entreprises concurrentes.
55. Dès lors, force est de constater que, sur ce point également, l'acte attaqué est insuffisamment motivé.
Quant à l'aide qui aurait été accordée à Hibeg
56. Dans le corps de l'acte attaqué, Hibeg est tout d'abord présentée comme un intermédiaire ayant véhiculé une aide étatique en faveur de BV, qui en serait le bénéficiaire final. Elle serait donc simplement intervenue en tant qu'instrument du Land de Brême. Dans le dispositif de l'acte attaqué, Hibeg est toutefois désignée, sans autre explication, comme le bénéficiaire autonome d'une aide distincte, accordée par le Land de Brême sous forme d'une garantie de 126 millions de DM. La Commission n'explicite nullement en quoi consiste le bénéfice que Hibeg tirerait de l'intervention publique en cause.
57. Il y a lieu par conséquent de considérer que l'acte attaqué est, à cet égard, insuffisamment motivé.
58. Compte tenu de l'ensemble des considérations qui précèdent, il y a lieu de constater que l'acte attaqué ne satisfait pas, à plusieurs égards, à l'obligation de motivation prescrite par l'article 190 du traité CEE. Elle doit dès lors être annulée pour violation des formes substantielles, sans qu'il soit besoin d'examiner les autres moyens soulevés par les requérantes.
Sur les dépens
59. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (sixième chambre)
déclare et arrête:
1°) La décision 93-412-CEE de la Commission, du 6 avril 1993, concernant une aide accordée par le Gouvernement allemand à Hibeg et par Hibeg via Krupp GmbH à Bremer Vulkan AG, afin de faciliter la vente à Bremer Vulkan AG de Krupp Atlas Elektronik GmbH appartenant à Krupp GmbH, est annulée.
2°) La Commission des Communautés européennes est condamnée aux dépens.