Livv
Décisions

CJCE, 30 janvier 1985, n° 290-83

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Commission des Communautés européennes

Défendeur :

République française

CJCE n° 290-83

30 janvier 1985

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 23 décembre 1983, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater qu'en incitant la caisse nationale de crédit agricole à servir une allocation aux agriculteurs les moins favorisés, la République française a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 5 du traité, compte tenu des objectifs de ce traité en matière de concurrence et, plus particulièrement, de ses articles 92 et suivants.

2. Il résulte du dossier qu'à l'issue de la conférence agricole annuelle de décembre 1981, qui réunissait le Gouvernement français et les organisations professionnelles agricoles, ont été publiées une série de mesures d'aides en faveur de l'agriculture française, que le Gouvernement français a notifiées à la Commission en application de l'article 93, paragraphe 3, du traité. Parmi ces mesures figurait une "allocation de solidarité" de 1,5 milliard de francs destinée à subventionner les agriculteurs les plus défavorisés. L'allocation en cause était financée par les excédents de gestion de la caisse nationale de crédit agricole (ci-après dénommée la CNCA), accumulés au cours de plusieurs années.

3. L'allocation de solidarité a pris la forme d'une subvention forfaitaire accordée à tous les agriculteurs dont le chiffre d'affaires était inférieur à 250 000 francs et son montant était inversement proportionnel aux revenus. Les montants de l'aide ont été déterminés avec l'assistance des directions départementales de l'agriculture et versés par l'intermédiaire des caisses de la mutualité sociale agricole.

4. La Commission a d'abord, par lettre du 10 mars 1982, engagé la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité à l'égard de certaines des mesures notifiées, y compris à l'égard de l'allocation de solidarité.

5. Dans ses réponses, le Gouvernement français a fait valoir que les excédents de la CNCA étaient le produit financier d'une gestion bancaire d'épargne d'origine privée et non pas des ressources d'Etat. Il a précisé en outre que la décision d'affecter les ressources en question avait été prise la veille de la conférence agricole par le conseil d'administration de la CNCA, au sein duquel les représentants de l'Etat sont minoritaires. Dès lors, il ne pourrait pas s'agir d'aides d'Etat au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité.

6. Sur la base de ces arguments, la Commission a estimé qu'il ne s'agissait pas d'une aide d'Etat au sens strict du terme, mais que la décision de la CNCA de financer l'allocation de solidarité ne pouvait s'expliquer autrement que par l'incitation et la pression des pouvoirs publics. La Commission a donc interrompu la procédure selon l'article 93, paragraphe 2, et, par lettre du 14 septembre 1982, elle a engagé la procédure prévue à l'article 169 du traité en faisant valoir que le Gouvernement français avait manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 5 du traité, dont le second alinéa prévoit que les Etats membres s'abstiennent de toutes mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du traité. Comme, dans ses réponses à cette lettre, le Gouvernement français a contesté avoir commis une telle infraction, la Commission a introduit le présent recours.

7. Pour la Commission, il ne fait pas de doute que l'Etat est l'initiateur de la décision prise par le conseil d'administration de la CNCA. Cette décision présenterait toutes les caractéristiques d'une décision prise sous la pression des pouvoirs publics et le fait que ceux-ci ne sont pas majoritaires au sein du conseil d'administration serait sans importance à cet égard.

8. La Commission renvoie en outre au fait que les dispositions du code rural français concernant la CNCA ne prévoient que des opérations de crédit. La CNCA étant, au regard du droit français, un établissement public, elle serait soumise à la règle de la spécialité. Cela impliquerait notamment qu'elle ne peut employer son patrimoine à d'autres fins que celles prévues dans ses statuts. Si la CNCA outrepasse ses pouvoirs, il incomberait au ministre de l'Agriculture d'intervenir en tant qu'autorité de tutelle. Le fait qu'il n'est pas intervenu prouve, selon la Commission, que l'Etat ne s'est pas opposé à l'allocation de solidarité, malgré l'incompatibilité de celle-ci avec le pouvoir attribué à la CNCA.

9. Dans ces circonstances, la Commission estime se trouver en présence d'une mesure d'effet équivalant à une aide d'Etat, incompatible avec le marché commun et tombant sous le coup de l'article 5 du traité. Par son action, le Gouvernement français aurait créé une situation équivalant à celle résultant de l'octroi d'une aide d'Etat et, ce faisant, il ne se serait pas abstenu de provoquer des mesures susceptibles de mettre en péril la réalisation des buts du traité. Un Etat membre ne pourrait pas se soustraire à ses obligations en confiant à un agent économique la réalisation d'une mesure qui, si elle était prise par l'Etat directement, serait incompatible avec le traité.

10. De son côté, le Gouvernement français conteste que le droit communautaire comporte une notion de mesure d'effet équivalant à une aide d'Etat. Cette construction avancée par la Commission ne saurait servir de base ni à une procédure en application de l'article 93, ni à un recours en constatation d'un manquement sur la base de l'article 169.

11. La mesure en cause ne constituerait pas non plus une aide Etatique au sens de l'article 92 du traité. Il n'y aurait pas eu incitation de la part des pouvoirs publics, à l'égard desquels la CNCA jouirait d'ailleurs d'une totale autonomie. Ni les règles générales régissant l'établissement public en droit administratif français, ni les règles spécifiques régissant la CNCA ne donneraient au Gouvernement le pouvoir d'intervenir en tant qu'autorité de tutelle dans un cas semblable.

12. Il ressort des textes fournis par le Gouvernement français et des explications données par son agent au cours de la procédure orale, que selon les dispositions en vigueur de l'article 1er du décret n° 53-707, du 9 août 1953, relatif au contrôle de l'Etat sur les entreprises publiques nationales et certains organismes ayant un objet d'ordre économique ou social, dans sa rédaction résultant du décret n° 78-173, du 16 février 1978, les décisions portant, notamment, affectation des bénéfices de la CNCA ne deviennent définitives qu'après avoir été approuvées par l'autorité publique.

13. Il est à relever qu'aux termes de l'article 92, paragraphe 1, du traité, sont incompatibles avec le marché commun, dans la mesure ou elles affectent les échanges entre Etats membres, les aides accordées par les Etats ou au moyen de ressources d'Etat sous quelque forme que ce soit qui faussent ou menacent de fausser la concurrence en favorisant certaines entreprises ou certaines productions. La généralité des termes employés par cette disposition permet d'apprécier, sur la base de l'article 92, la compatibilité avec le marché commun de toute mesure étatique, pour autant que celle-ci a pour effet d'accorder une aide sous quelque forme que ce soit.

14. Ainsi qu'il ressort du libellé même de l'article 92, paragraphe 1, une aide ne doit pas nécessairement être financée par les ressources de l'Etat pour être qualifiée d'aide étatique. En outre, comme la Cour l'a dit pour droit dans son arrêt du 22 mars 1977 (Steinike & Weinlig, affaire 78-76, recueil p. 595), l'article 92 englobe l'ensemble des aides accordées par les Etats ou au moyen de ressources d'Etat, sans qu'il y ait lieu de distinguer selon que l'aide est accordée directement par l'Etat ou par des organismes publics ou privés qu'il institue ou désigne en vue de gérer l'aide.

15. Il s'ensuit que relève de l'article 92 du traité une aide qui, comme l'allocation de solidarité en cause, a été décidée et financée par un établissement public, dont la mise en œuvre est subordonnée à l'approbation des pouvoirs publics, dont les modalités d'octroi correspondent à celles d'une aide étatique ordinaire, et qui, par ailleurs, a été présentée par le Gouvernement comme faisant partie d'un ensemble de mesures en faveur des agriculteurs, lesquelles ont toutes été notifiées à la Commission en application de l'article 93, paragraphe 3.

16. En vue d'apprécier si une aide relevant de l'article 92 est compatible ou non avec le marché commun, le traité a institué, à son article 93, paragraphe 2, une procédure spécifique qui répond à des conditions et à des modalités particulières. Selon cette disposition, la Commission ne peut introduire un recours contre l'Etat membre concerné que si celui-ci ne se conforme pas à une décision par laquelle la Commission lui a ordonné de supprimer ou de modifier l'aide en question. Comme préalable à une telle décision, la disposition exige que les intéressés soient mis en demeure de présenter leurs observations, donnant ainsi aux autres Etats membres et aux milieux concernés la garantie de pouvoir se faire entendre, et permettant à la Commission d'être complètement éclairée sur l'ensemble des données de l'affaire avant de prendre sa décision. Enfin, ladite disposition ouvre à l'Etat membre concerné la faculté de saisir le Conseil pour que celui-ci puisse décider à l'unanimité que l'aide en question doit être considérée comme compatible avec le marché commun.

17. Il convient donc de constater que la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, accorde à toutes les parties intéressées des garanties qui sont adaptées de manière spécifique aux problèmes particuliers que présentent les aides étatiques pour la concurrence dans le marché commun et qui vont bien au-delà de celles accordées par la procédure pré-contentieuse prévue par l'article 169 du traité à laquelle ne participent que la Commission et l'Etat membre concerné. En conséquence, si l'existence de ladite procédure particulière ne fait nullement obstacle à ce que la compatibilité d'un régime d'aide au regard de règles communautaires autres que celles contenues dans l'article 92 soit appréciée suivant la procédure prévue à l'article 169, il est toutefois indispensable que la Commission suive la procédure de l'article 93, paragraphe 2, si elle désire constater l'incompatibilité de ce régime, en tant qu'aide, avec le marché commun.

18. Il résulte de tout ce qui précède que le système des articles 92 et 93 ne laisse pas de place à une notion parallèle de "mesures équivalant à des aides", soumises à un régime distinct de celui des aides proprement dites.

19. Dans ces circonstances, il convient de rejeter comme irrecevable le recours en tant qu'il est basé directement sur l'article 169 du traité sans que la Commission ait respecté le préalable de la procédure prévue par l'article 93.

Sur les dépens

20. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La Commission ayant succombe en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LA COUR

Déclare et arrête :

1°) le recours est rejeté comme irrecevable.

2°) la Commission est condamnée aux dépens.