Livv
Décisions

CA Toulouse, 1re ch., 9 juin 1992, n° 5012-91

TOULOUSE

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Centre Régional de Transfusion Sanguine d'Hématologie, d'Immunologie et de Génétique Humaine

Défendeur :

Rives, Fondation National de Transfusion Sanguine, Groupe Azur Mutuelles du Mans Assurances IARD, Groupe des Assurances Nationales

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Lagravère

Conseillers :

MM. Bioy, Lebreuil, Kriegk

Avoués :

SCP Sorel- Dessart, Me Château, SCP Malet, SCP Boyer-Lescat-Boyer

Avocats :

SCP De Cesseau- Gladieff, SCP Levy, SCP Charvet-Chardel, Me Cresseaux.

CA Toulouse n° 5012-91

9 juin 1992

LES FAITS ET LA PROCEDURE

Monsieur Rives entrait, le 9 janvier 1985, au service de chirurgie digestive du centre hospitalier de Rangueil (Toulouse) pour y être opéré d'une hernie inguinale. Son hémophilie, jusqu'alors méconnue, était découverte lors du bilan biologique préopératoire.

Après l'opération pratiquée le 10 janvier 1985, les médecins devaient à nouveau intervenir, le lendemain, il janvier 1985, en raison d'un saignement de la plaie et de la constitution d'un hématome de la paroi abdominale. A cette occasion ils pratiquaient des perfusions de cryoprécipité lyophilisé et de facteur VIII concentré provenant d'un lot identifié fourni par le Centre Régional de Transfusion Sanguine de Toulouse (CRTS) et fabriqué par le Centre National de Transfusion Sanguine de Paris (CNTS) devenu depuis la Fondation Nationale de Transfusion Sanguine (FNTS).

La contamination de Monsieur Rives par le virus du Sida était établie en janvier 1987. Il était en outre porteur du virus de l'hépatite C.

Le 15 décembre 1989, le Fonds Privé de Solidarité Transfusion Hémophile lui proposait une indemnité de 100 000 F contre renonciation à toute action en responsabilité à l'encontre des centres et organismes de transfusion sanguine et de leurs assureurs.

Le 26 mai 1990, il assignait en référé le CRTS devant le président du Tribunal de grande instance de Toulouse en demandant une expertise sur l'origine de sa contamination. Les experts Habibi et Frottier déposaient leur rapport le 3 mai 1991 en concluant notamment que sa contamination par les produits anti-hémophiliques qui lui avaient été administrés en janvier 1985 était probable "à plus de 90 % en ce qui concerne la contamination par le VIH et à plus de 80 % en ce qui concerne la contamination par le virus de l'hépatite C".

Par une nouvelle ordonnance de référé du 12 juillet 1991, le professeur Montagnier était désigné en qualité de consultant pour donner son avis sur le rapport des experts Habibi et Frottier. Monsieur Rives était en outre autorisé à assigner à jour fixe le CRTS et la FNTS devant le Tribunal de grande instance de Toulouse.

Le professeur Montagnier déposait son rapport le 2 octobre 1990. Il confirmait que, comme l'avait indiqué les experts, il n'y avait pas, en janvier 1985, de procédure opérationnelle pour détecter le VIH dans les produits sanguins ni pour dépister l'infection des donneurs. Il précisait que s'il existait un moyen scientifique pour "pasteuriser" les produits anti-hémophiliques l'efficacité n'en était alors pas encore reconnue, les procédés étant en outre encore peu ou pas diffusés en France et les centres de transfusion n'ayant aucune obligation de les utiliser.

Le jugement dont appel, rendu le 28 novembre 1991, considérait d'abord que le centre hospitalier de Rangueil avait fait pour Monsieur Rives une stipulation pour autrui auprès des centres de transfusion sanguine ce qui permettait à celui-ci d'agir en qualité de cocontractant. Distinguant ensuite deux phases dans le processus de transfusion, une première phase concernant la relation des centres avec les donneurs et une deuxième phase touchant aux rapports avec le malade, il jugeait que lors de cette deuxième phase intervenait une vente portant sur des produits se distinguant nettement du sang et qui n'était donc pas frappée par l'interdiction de l'article 1128 du Code civil. Or en ne livrant pas un produit sain et conforme à sa destination, les centres de transfusion avaient manqué à l'obligation de délivrance de l'article 1604 du Code civil. La FNTS et le CRTS étaient condamnés, in solidum, à payer à Monsieur Rives une somme de 2 300 000 F en réparation de son préjudice et le Groupe Azur, assureur de la FNTS, condamné à garantir cette dernière. L'exécution provisoire était ordonnée.

Le CRTS interjetait appel le 20 décembre 1991 (dossier 5012-91) et, par assignations du 8 janvier 1992 auxquelles s'associait notamment le Groupe Azur qui devait lui-même relever appel le 14 janvier 1992 (dossier 241-92), demandait l'arrêt de l'exécution provisoire. Par ordonnance du 23 janvier 1992, constatant que Monsieur Rives avait reçu paiement le 13 janvier 1992, l'affaire était fixée à plaider devant la cour au 6 avril 1992.

A l'audience du 6 avril 1992, l'affaire était mise en continuation au 27 avril 1992 pour conclusions du ministère public conformément aux dispositions de l'article 443 du nouveau Code de procédure civile. A cette dernière audience, le Groupe Azur, demandait le renvoi à une date ultérieure en se fondant sur le fait que les conclusions du ministère public ne lui avaient été notifiées que le 24 avril. Les autres appelants s'associaient à cette demande.

La cour passait outre, le premier président invitant cependant les parties qui l'estimaient nécessaire à adresser, par application de l'article 445 du nouveau Code de procédure civile, leurs observations sur les conclusions du ministère public avant le 4 mai 1992, la date de prononcé de l'arrêt étant fixée au 9 juin 1992.

LES PRETENTIONS ET MOYENS DES PARTIES

A. LES APPELANTS

1. Le CRTS

Le CRTS conclut au principal à l'incompétence des tribunaux de l'ordre judiciaire. Il soutient en effet qu'il assure la gestion d'un service public sous l'autorité tutélaire de la puissance publique et dans le cadre de règles qui lui sont imposées. Dès lors les contrats qu'il passe avec ses usagers sont des contrats administratifs relevant des juridictions administratives. Aussi demande-t-il à la cour de relever d'office son incompétence par application des dispositions de l'article 92 du nouveau Code de procédure civile.

Si la cour se déclarait cependant compétente il demande, tirant argument de la loi du 31 décembre 1991 sur l'indemnisation des victimes du SIDA transfusionnel qui prévoit une action récursoire sur le fondement de la faute causale, de réformer la décision entreprise, aucune faute causale n'étant démontrée contre lui.

A titre subsidiaire, constatant que la loi précitée prévoit une procédure normale d'indemnisation étrangère à la voie judiciaire mais imposant à la victime, en cas de saisine des tribunaux, d'informer le fonds d'indemnisation de l'instance afin de lui proposer une indemnité et d'intervenir alors en qualité de subrogé contre l'auteur présumé du dommage, le CRTS demande à la cour de surseoir à statuer jusqu'à régularisation de la procédure par Monsieur Rives auprès du fonds d'indemnisation.

Dans un deuxième subsidiaire le CRTS demande de juger, le sang ne pouvant être objet de commerce et sa diffusion participant d'un acte médical, qu'il n'est tenu que d'une obligation de moyens à l'égard des transfusés et de constater, au travers des faits de la cause, qu'il ne pouvait, en l'état des données du moment de la science (janvier 1985), ni déceler la présence du virus du SIDA dans le sang ni inactiver ce virus.

Enfin dans un dernier subsidiaire il demande, dans l'hypothèse où sa responsabilité serait retenue sur quelque fondement juridique que ce soit, de constater que les produits qu'il a fournis à Monsieur Rives avaient été fabriqués par le CNTS (la FNTS) et de juger que la FNTS devra le relever et garantir en sa qualité de fabricant et fournisseur.

2. La FNTS

La FNTS demande également de réformer le jugement en disant qu'elle n'est tenue que d'une obligation de moyens et en constatant qu'elle n'a commis aucune faute susceptible d'engager sa responsabilité. Elle invoque notamment les termes de l'article 7 de la directive communautaire du 25 juillet 1985 qui dispose:

"Le producteur n'est pas responsable, en application de la présente directive, s'il prouve que l'état des connaissances Scientifiques et techniques au moment de la mise en circulation du produit par lui n'a pas permis de déceler l'existence du défaut".

En réponse à l'un des arguments avancés par Monsieur Rives, elle soutient qu'elle ne pouvait être tenue d'une obligation d'information qu'à l'égard des médecins prescripteurs et qu'elle a satisfait à cette obligation en associant, dès l'origine, les instances et personnes concernées (médecins hématologues et leurs associations, centres de transfusion sanguine, pouvoirs publics, associations de malades) aux réflexions et travaux qu'elle conduisait.

Elle s'en remet à justice sur les demandes du Groupe Azur tendant à l'incompétence de la cour ou au sursis à statuer jusqu'à solution de l'action engagée devant le tribunal de grande instance de Paris en nullité du contrat d'assurance mais s'oppose à la demande de disjonction tirée de la violation des articles 12 et 16 du nouveau Code de procédure civile dans le jugement déféré.

La FNTS demande en outre de rejeter la prétention du Groupe Azur pour voir déclarer nul le contrat d'assurance qu'elle avait souscrit, à titre principal parce qu'il s'agit d'une demande nouvelle au sens de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile et, à titre subsidiaire, parce qu'elle n'a pas fait de fausse déclaration intentionnelle au moment de la souscription du contrat, qu'elle n'avait pas à déclarer ultérieurement la découverte de la transmissibilité du SIDA cette obligation ne figurant pas aux conditions particulières de ce contrat, qu'elle n'était pas de mauvaise foi et qu'elle n'a en outre commis aucune faute intentionnelle ou dolosive. Elle demande également de ne pas faire droit à la demande de son assureur tirée de l'article 4 de la police et portant sur la limitation de sa garantie en soutenant que seul s'applique l'article 3.2.2. de cette police couvrant l'assuré des conséquences pécuniaires des responsabilité encourues à raison des lésions corporelles, dommages matériels et immatériels que les receveurs pourraient subir "après délivrance des produits et résultant notamment de la transmission d'une maladie dont serait atteint la donneur".

3. Le Groupe Azur

A titre principal le Groupe Azur demande à la cour de relever d'office son incompétence, la FNTS gérant un service public administratif et disposant de prérogatives de puissance publique. A défaut, il demande de surseoir à statuer, dans l'intérêt de l'administration d'une bonne justice, jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue sur l'action en nullité du contrat d'assurance qu'il a engagée devant le tribunal de grande instance de Paris ou de réformer le jugement entrepris en disjoignant, par application de l'article 368 du nouveau Code de procédure civile, l'appel en garantie de la FNTS, le tribunal ayant violé les dispositions de l'article 16 du même Code en rejetant sa demande de sursis à statuer et en écartant la nullité du contrat sans avoir demandé aux parties d'en débattre contradictoirement.

A titre subsidiaire, il invoque la nullité du contrat d'assurance souscrit avec la FNTS le 1er janvier 1981 en se fondant, d'une part sur la réticence et la fausse déclaration intentionnelle de l'assuré au moment de la souscription, d'autre Part sur l'omission de déclaration de l'aggravation du risque au moment du renouvellement du contrat puis sur la disparition de l'aléa à partir du 1er janvier 1985. Le Groupe Azur demande également de constater que le comportement de la FNTS à son égard était constitutif d'une faute intentionnelle et dolosive dont les conséquences ne peuvent qu'être exclues de la garantie.

A titre plus subsidiaire, le Groupe Azur demande la réformation de la décision entreprise en soutenant qu'aucune faute n'est caractérisée contre la FNTS et que la preuve d'un lien de causalité entre cette faute et la contamination de Monsieur Rives n'est pas rapportée.

Enfin, dans un dernier subsidiaire, il demande de lui donner acte de ce que le contrat d'assurance, s'il devait trouver application, dispose d'un plafond de garantie fixé par sinistre et par année d'assurance à 2 500 000 F sur lequel devront s'imputer les condamnations prononcées.

B. L'INTIME

Monsieur Rives conclut à la confirmation du jugement en ce qu'il a condamné le CRTS et la FNTS, in solidum, à l'indemniser et en ce qu'il a condamné le Groupe Azur à garantir la FNTS

Il demande de confirmer l'indemnisation de son préjudice moral fixé à deux millions de F mais de porter celle de son préjudice d'agrément à 500 000 F et celle de son préjudice matériel à 1 500 000 F.

Il demande en outre de condamner le CRTS et la FNTS à lui payer une somme de 40 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

C. LES INTERVENANTS VOLONTAIRES

Le Groupe des Assurances Nationales et les Mutuelles du Mans Assurances IARD interviennent volontairement aux débats en leur qualité de co-assureurs du risque appérité par le Groupe Azur. Ces deux compagnies d'assurances demandent de leur donner acte de ce qu'elles s'associent aux conclusions déposées dans l'intérêt du Groupe Azur.

D. LE MINISTERE PUBLIC

Dans ses conclusions du 22 avril 1992, le ministère public, après avoir relevé que l'article 92 du nouveau Code de procédure civile ne fait pas obligation à la cour de relever d'office son incompétence (même en cas de violation d'une règle de compétence d'attribution d'ordre public), considère que l'exception d'incompétence soulevée par le CRTS et la FNTS, outre qu'elle est inopportune, n'est pas fondée puisque ces deux organismes constituent des établissements privés (associations de la loi de 1901) et ne disposent d'aucune prérogative de puissance publique.

Il fait valoir que la nullité du contrat d'assurance invoquée par les assureurs constitue une prétention nouvelle irrecevable en vertu des dispositions de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile. Il conclut également au rejet de la demande de sursis à statuer formée par ces assureurs, les assignations en nullité ayant été, comme l'a relevé le tribunal, délivrées après que Monsieur Rives ait agi lui-même en responsabilité devant le Tribunal de grande instance de Toulouse. Le ministère public observe en outre que le sursis à statuer serait injustifié eu égard à l'aggravation inéluctable de la situation du malade et à la durée prévisible du procès opposant la FNTS à ses assureurs.

Sur la responsabilité et les obligations du CRTS et de la FNTS, le ministère public considère, en se situant dans le domaine contractuel avec stipulation pour autrui des prescripteurs pour le compte du malade, que le contrat passé avec les centres de transfusion sanguine ne semble pas devoir s'apparenter à une vente commerciale mais constitue une convention spécifique emportant obligation de sécurité accessoire à une obligation de moyens parce que constituant le prolongement d'un acte médical. Il s'agit ainsi d'une obligation de sécurité-moyens.

Cette obligation s'analyse au regard des dangers ultérieurs du produit qui ne pouvaient être connus, en l'état des données acquises de la science, lors de son élaboration mais aussi du rôle passif du receveur à l'égard de son fournisseur qui dispose d'un monopole en matière de préparation, conservation et diffusion et qui ne doit pas délivrer un produit qu'il sait vicié.

Toute contamination consécutive notamment à un virus isolé à l'époque de la fourniture du produit d'origine sanguine caractérise donc, de la part du centre de transfusion concerné par l'opération, un manquement à son obligation contractuelle.

En l'espèce le CRTS de Toulouse et la FNTS ne démontrent pas que l'inexécution de leur prestation de remise de produit sanguin non vicié provient d'une cause étrangère puisque ces deux établissements connaissaient parfaitement les risques de contamination des malades à la suite, au moins, d'une circulaire ministérielle du 20 juin 1983 du directeur général de la santé préconisant une prévention au niveau des donneurs.

III. MOTIFS DE L'ARRET

Il convient, dans l'intérêt d'une bonne justice, d'ordonner d'office la jonction des procédures ouvertes au greffe de la cour SOUS les numéros 5012-91 et 241-92, ces procédures concernant le même jugement et les mêmes parties.

A. EN FAIT

Des pièces régulièrement versées aux débats, et spécialement du rapport déposé en septembre 1991 par l'inspecteur général des affaires sociales Lucas, il résulte les éléments de fait suivants:

1. Le statut du CRTS et de la FNTS

Le CRTS de Toulouse est un établissement privé indépendant (association de la loi de 1901), agréé par le ministre de la santé publique et assurant une mission de service public dans le cadre légal et réglementaire en vigueur (notamment articles L. 666 et suivants du Code de la santé publique). Il n'est pas habilité à extraire les protéines du plasma et doit, pour les besoins des unités de soins de sa zone géographique de compétence, se pourvoir auprès d'un des sept centres de fractionnement spécialisés.

La FNTS est également un établissement privé provenant du regroupement du Centre National de Transfusion Sanguine (qui, outre les activités de base et celles d'un centre de fractionnement, développe la recherche appliquée et peut se voir confier certaines missions de caractère national telle que l'importation des fractions coagulantes destinées aux hémophiles) et de l'Institut National de Transfusion Sanguine (dont les activités sont orientées vers la recherche fondamentale et l'enseignement).

2. Le traitement des hémophiles

Le traitement des hémophiles se pratiquait d'abord, avec hospitalisation, à l'aide de sang frais ou de plasma total conservé. A partir des années 1960 on utilisa des fractions plasmatiques ce qui doubla leur espérance de vie.

Il faut distinguer parmi ces fractions plasmatiques, les cryoprécipités simples (qui sont fournis par un seul donneur), les cryoprécipités lyophilisés et les concentrés de facteurs VIII ou IX qui sont préparés industriellement à partir de lots résultant du mélange de plasmas de plusieurs centaines à plusieurs milliers de donneurs.

3. La transfusion sanguine et le SIDA

Les responsables de la transfusion sanguine française n'ont pris conscience que difficilement de la menace présentée par le SIDA identifié pour la première fois en 1981 et dont le virus n'a du reste été découvert qu'en février 1983. Pourtant dès ce moment (de mars à mai 1983), l'idée s'imposait que la transfusion Pouvait être un des vecteurs de la contamination. Un laboratoire américain proposait même déjà aux hémophiles un produit chauffé Pour inactiver le virus ("Hémofil T" - dont le professeur Montagnier, dans un article publié en février 1985, montrera l'intérêt en signalant que des hémophiles n'ayant reçu que ce Seul produit n'avaient pas été contaminés).

Le danger est bien perçu puisque, le 20 juin 1983, une circulaire du secrétariat d'Etat chargé de la santé appelle l'attention sur les risques de contamination par le sang et prescrit un certain nombre de mesures de prévention (qui ne seront d'ailleurs pratiquement pas appliquées par les centres de transfusion).

La voie de transmission du virus du SIDA par le sang peut être considérée comme démontrée en juillet 1984 (article du docteur Leibowitch) et on sait, en novembre 1984, que le chauffage du facteur VIII à 68° C pendant 24 heures le rend inactif (rapport du docteur Brunet).

Ainsi, à la fin de l'année 1984, même si l'on ne dispose pas de tests fiables pour dépister les donneurs contaminés et si la technique du chauffage prête encore à discussion, la maladie est connue et son mode de transmission décrit.

Il convient d'observer en outre que, selon le rapport de l'inspecteur général Lucas, des experts avaient, dès janvier 1983 et afin de limiter les risques dus au "poolage", préconisé le remplacement des concentrés par le recours aux cryoprécipités simples (page 9 du rapport). Ces risques n'étaient pas illusoires puisque, au début de l'année 1985 (dès mars 1985), il était considéré comme acquis par le milieu de la transfusion sanguine française que tous les lots préparés à partir de pools de donneurs étaient contaminés.

B. EN DROIT

1. Sur la compétence

Le service public de la transfusion sanguine est assuré en France par des associations de droit privé qui sont dépourvues de prérogatives de puissance publique, l'Etat étant seul détenteur des pouvoirs de police. Les contrats entre les receveurs et les centres de transfusion sanguine sont ainsi passés entre des personnes privées. L'article L. 667 alinéa 6 du Code de la santé publique qui donne expressément compétence aux tribunaux judiciaires pour les litiges nés avec les donneurs du fait de la modification des caractéristiques du sang humain avant prélèvement n'exclut pas, non plus qu'aucun autre texte, la compétence de ces mêmes tribunaux pour les actions en réparation engagées par les receveurs de produits sanguins ou de leurs dérivés.

Il n'y a donc pas lieu, comme le demandent le CRTS et les assureurs, de relever d'office l'incompétence de la cour par application des dispositions de l'article 92 du nouveau Code de procédure civile.

2. Sur les demandes de sursis à statuer

a) Sur l'article 47 de la loi du 31 décembre 1991

Outre le fait que la présente instance était engagée avant que n'entre en application la loi du 31 décembre 1991 qui n'a pas d'effet rétroactif (le décret d'application n'ayant d'ailleurs été publié qu'au journal officiel du 27 février 1992), cette loi n'interdit nullement aux victimes de contamination par la transfusion sanguine d'agir en justice mais leur impose seulement d'informer, d'une part, le fonds d'indemnisation des procédures juridictionnelles éventuellement en cours et, d'autre part, les juridictions de la saisine du fonds d'indemnisation. Aucune disposition de ce texte ne contraint les victimes à former une demande d'indemnisation auprès du fonds.

En conséquence, il convient de rejeter la demande de sursis à statuer formée par le CRTS ;

b) Sur l'instance en nullité du contrat d'assurance en cours 3.evant le tribunal de grande instance de Paris

Une instance en nullité du contrat d'assurance introduite devant une autre juridiction postérieurement à l'assignation en réparation du dommage ne peut à elle seule justifier le sursis à statuer dès lors qu'au regard de la situation de la victime la bonne administration de la justice commande qu'aucun retard ne soit apporté à la solution du litige et qu'aucune indication ne peut être fournie sur la date à laquelle pourrait intervenir la décision définitive jusqu'au prononcé de laquelle il est demandé de surseoir.

L'assignation délivrée par le Groupe Azur à la FNTS est en date du 25 septembre 1991 alors que l'assignation délivrée par la FNTS au Groupe Azur est du 5 septembre 1991.

Il n'est pas discuté que Monsieur Rives est séropositif et que son état peut rapidement s'aggraver.

La demande de sursis à statuer formée par les assureurs ne peut donc être que rejetée.

3. Au fond sur la responsabilité

a) Sur la stipulation pour autrui

Dès lors qu'il est acquis qu'un contrat a été passé entre les prescripteurs de la transfusion et les fournisseurs de produits sanguins, ce qui dans le présent dossier n'est discuté par aucune partie, les prescripteurs doivent être considérés comme ayant stipulés pour le malade qui dispose d'une action directe et personnelle contre les promettant en réparation du préjudice que lui cause l'inexécution par ceux-ci de l'obligation contractée à son égard.

Monsieur Rives, en faveur de qui avaient stipulé les praticiens du centre hospitalier de Rangueil le 11 janvier 1985, dispose ainsi d'une action directe contre le CRTS et la FNTS ;

b) Sur l'imputabilité

Aux termes de l'article 1353 du Code civil, le juge peut, si la preuve testimoniale est admise, fonder sa décisions sur des présomptions graves, précises et concordantes. En matière de contamination d'hémophiles par le virus du SIDA à la suite de transfusions de facteur VIII ces présomptions peuvent résulter, en raison des conditions de fabrication industrielle nécessitant l'utilisation de lots résultant du mélange de plasmas de s centaines à plusieurs milliers de donneurs, du fait est établi que la victime a reçu de tels produits à un où ceux-ci, non chauffés, étaient contaminés et qu'aucune cause de contamination n'est démontrée.

Or, en janvier 1985, en raison notamment de l'absence de dépistage effectué sur les donneurs (ce dépistage n'étant pas encore scientifiquement et technologiquement réalisable et les mesures générales de prévention préconisées par la circulaire ministérielle du 20 juin 1983 n'ayant pas été respectées), les lots de facteurs VIII non chauffés fournis, comme en l'espèce, par le CNTS ne pouvaient qu'être contaminés. D'ailleurs, quelques semaines plus tard, l'aveu devait en être fait par les responsables de la transfusion sanguine (cf. note de la direction générale de la santé du 12 mars 1985: "...si la proportion de donneurs LAV+ retrouvée dans l'enquête Cochin est représentative de la situation parisienne (6 %), il est probable que tous (souligné dans la note) les produits sanguins préparés à partir de pools de donneurs parisiens sont actuellement contaminés" et intervention du directeur général du CNTS le 29 mai 1985:

".. Avec 2 à 3 pour mille de donneurs Anti-LAV+, chiffre actuellement admis (...) et des lots de 1 000 litres soit 4 à 5 000 donneurs, tous nos lots sont contaminés")

Il résulte d'autre part des renseignements précis fournis sur Monsieur Rives par les experts Habibi et Fortier que "aucun autre mode de contamination que les interventions et les transfusions sanguines de janvier 1985, tant pour le virus VIH que pour le virus de l'hépatite C, ne saurait, au terme de cette analyse, être retrouvé ni retenu".

Dans ces conditions, étant en outre rappelé que les experts évaluent à plus de 90% pour le virus du SIDA et à plus de 80% pour le virus de l'hépatite C les probabilités scientifiques de contamination de Monsieur Rives par l'intermédiaire des produits anti-hémophiliques administrés en janvier 1985, la preuve est rapportée de l'imputabilité de la maladie aux transfusions de Produits sanguins dont il n'est pas contesté qu'ils ont été fabriqués par la FNTS et fournis par le CRTS.

3. Sur la nature de l'obligation contractuelle

Si, au regard notamment de textes communautaires et nationaux récents (article 4 de la directive n° 85-374-CEE du 25 juillet 1985 et article 47-IX de la loi 91-1406 du 31 décembre 1991), le développement de la recherche médicale est incompatible avec une obligation dite de résultat qui pèserait sur les opérateurs appliquant des découvertes ou mettant en œuvre de nouvelles technologies, le contrat de fourniture de sang par des organismes professionnels spécialisés met cependant à la charge de ceux-ci, en raison du respect dû à l'intégrité de la personne humaine, une obligation spécifique de sécurité leur imposant d'employer tous les moyens propres à éviter la propagation des maladies. Il leur incombe spécialement, par application des dispositions de l'article 1147 du Code civil, de se tenir constamment informés de l'évolution des données scientifiques, d'en tirer immédiatement les conséquences possibles sans négliger les risques même aléatoires pour la santé et de prendre toutes les mesures nécessaires pour que les malades puissent effectivement connaître ces risques.

Or il résulte des documents versés aux débats que dès la fin de l'année 1984 les milieux scientifiques connaissaient la dangerosité avérée du facteur VIII dans la transmission du SIDA. Ils savaient également ou devaient savoir que les cryoprécipités simples étaient de nature à limiter les risques d'infection, notamment s'ils avaient respecté les instructions de la circulaire ministérielle du 20 juin 1983.

L'absence de possibilité technique de dépistage des donneurs comme d'inactivation des produits n'induisait en aucune façon la méconnaissance de la contamination.

La FNTS et le CRTS de Toulouse, qui étaient associés aux recherches en cours, ne pouvaient ignorer, en janvier 1985, les risques que couraient les hémophiles à qui étaient injectés des produits fabriqués à partir du sang de multiples donneurs.

Ils ne peuvent maintenant valablement soutenir qu'ils ne disposaient pas, du moins à partir de la fin de l'année 1984, de certitudes scientifiques suffisantes. En effet les doutes qu'ils pouvaient légitimement nourrir sur l'efficacité du chauffage comme sur les moyens de dépistage empiriques de l'époque, ne les autorisaient pas à diffuser des produits qu'ils savaient contaminés alors d'ailleurs qu'étaient connues d'autres méthodes de traitement sans doute plus contraignantes, plus difficiles à mettre en œuvre, mais d'évidence moins dommageables.

En raison du respect dû à l'intégrité de la personne humaine, ces doutes ne pouvaient compenser ceux-mêmes qu'ils auraient eus sur l'inocuité du facteur VIII.

Leurs connaissances, leur compétence technique et leur situation de monopole interdisent d'autre part à la FNTS et au CRTS de se dégager de leur responsabilité en faisant valoir que les associations d'hémophiles participaient à leurs réflexions dont du reste l'aspect économique ne les concernait pas principalement (les stocks étant importants puisque la théorie de "l'autosuffisance" avait prévalu) et alors que les malades étaient contraints de leur accorder leur confiance (cf. l'éditorial du président de l'association des hémophiles dans la revue "l'Hémophile" d'octobre 1984: "...Et continuons de faire résolument confiance à nos médecins et aux produits qu'ils nous prescrivent"). Ils étaient seuls à disposer d'une connaissance complète de la situation sur les divers plans, épidémiologique, scientifique, technologique, économique, et ainsi dans une situation leur permettant de prendre conscience des risques manifestement anormaux qu'ils faisaient courir aux transfusés.

D'ailleurs, s'agissant de Monsieur Rives qui ne se savait pas hémophile, cette argumentation est dénuée de toute portée.

En conséquence, la FNTS en qualité de producteur pour les besoins du CRTS et le CRTS en qualité de fournisseur du centre hospitalier de Rangueil doivent être déclarés responsables, in solidum, de la contamination de Monsieur Rives, le jugement déféré devant être confirmé par substitution de motifs.

4. Sur le dommage

a) Le préjudice moral

Selon le rapport des experts Habibi et Frottier, l'espérance de vie de Monsieur Rives est, en l'état actuel de la science, fortement réduite. Il s'agit d'un homme âgé maintenant de 35 ans, chef d'entreprise, habitué à mener une vie active et n'ayant jamais subi d'intervention chirurgicale avant celle de janvier 1985.

Dans ces conditions, compte tenu de sa perte de chance de vie et des troubles psychologiques qu'elle entraîne, le tribunal a justement fixé à la somme de deux millions de F la réparation de son préjudice moral.

b) Le préjudice d'agrément

Monsieur Rives - qui dit travailler intensément pour oublier son affection - ne peut plus avoir une vie sexuelle normale. Il est également astreint à suivre un régime strict et à subir des contrôles médicaux.

Le tribunal a justement apprécié son préjudice d'agrément en réparation duquel une somme de 300 000 F doit lui être attribuée.

c) Le préjudice matériel

Invoquant les pertes croissantes que subit depuis 1989 l'entreprise qu'il dirige (alors qu'elle avait dégagé en 1987 un bénéfice de 591 721 F), Monsieur Rives explique qu'il s'est trouvé, du fait de ses affections, dans l'incapacité de la gérer comme il le faisait précédemment et chiffre à 1 500 000 F le montant de son préjudice. Outre ses documents comptables, il produit essentiellement une lettre de la banque de France en date du 17 octobre 1990 dans laquelle il lui est écrit sans aucune autre explication: " L'examen de (votre) dossier nous a conduit a attribuer à votre société une cotation traduisant quelques réserves".

Le 27 février 1989 la banque de France avait en revanche constaté une "très forte progression de son chiffre d'affaires", alors pourtant que, selon les experts Habibi et Fortier, Monsieur Rives avait présenté, dès 1985, des troubles hépatiques sérieux et que la contamination par le virus du SIDA avait été constatée en janvier et février 1987.

De multiples autres causes pouvant expliquer les difficultés que rencontre son entreprise, la preuve n'est pas rapportée d'une relation de ces difficultés avec la maladie.

Il convient donc, en l'état, comme l'a fait le tribunal, de rejeter la demande de Monsieur Rives relative à la réparation de son préjudice matériel.

5) Sur la garantie due par les assureurs

a) Sur la nullité du contrat d'assurance

Aux termes de l'article 564 du nouveau Code de procédure civile les parties ne peuvent soumettre à la cour de prétentions nouvelles.

Or le Groupe Azur n'avait pas, devant les premiers juges comme il le fait en cause d'appel, conclu à la nullité du contrat le liant à la FNTS mais demandé seulement, par application des articles 378 et suivants du nouveau Code de procédure civile, le sursis à statuer jusqu'à solution de l'instance en nullité engagée devant le Tribunal de grande instance de Paris et même, subsidiairement, jusqu'au dépôt du rapport du professeur Montagnier.

Il ne peut valablement soutenir que la demande en nullité du contrat d'assurance était virtuellement comprise dans ses conclusions de première instance ni qu'elle en serait maintenant l'accessoire, la conséquence ou le complément, puisque la demande de sursis à statuer qu'il avait formée avait nécessairement une finalité différente (le but poursuivi étant contraire) en même temps qu'un objet différent (puisqu'il était exclusif d'une décision au fond).

Il ne peut davantage se prévaloir des exceptions prévues par l'article 564 du nouveau Code de procédure civile tirées de la réponse aux prétentions adverses ou de la révélation d'un fait dès lors que les prétentions de la FNTS autres que celles en réplique à celles des assureurs ne portent pas sur la validité du contrat d'assurance mais sur la contestation de sa responsabilité et que, au moment de l'audience devant le tribunal (à la fin de l'année 1991) tous les éléments de fait actuellement soumis à l'appréciation de la cour se trouvaient déjà dans le débat.

En conséquence la demande du Groupe Azur et des assureurs portant sur la nullité du contrat d'assurance doit être déclarée irrecevable.

b) Sur la demande de disjonction

Le sursis à statuer relève du pouvoir discrétionnaire du juge au regard de la bonne administration de la justice. Les parties disposant de la faculté de conduire librement le procès, rejet d'une demande de sursis à statuer ne peut imposer que soient préalablement soumises au débat contradictoire les demandes que les parties n'ont pas formées.

Contrairement à ce que soutient le Groupe Azur dans ses écritures d'appel, le jugement déféré n'a pas écarté la nullité du contrat qui n'avait pas été invoquée et n'avait donc pas à inviter les parties à conclure sur la garantie.

En conséquence la demande de disjonction fondée sur la violation de l'article 16 du nouveau Code de procédure civile doit être rejetée et le jugement déféré confirmé en ce qu'il a condamné le Groupe Azur à garantir la FNTS.

c) Sur la limitation de la garantie

Il peut être donné acte au Groupe Azur de ce qu'il soutient que le contrat d'assurance le liant à la FNTS dispose d'un plafond de garantie fixé à 2 500 000 F par sinistre et par année d'assurance et que les sommes qu'il devra verser le seront pour le compte de qui il appartiendra.

d) Sur les interventions volontaires

Il doit être donné acte au Groupe des Assurances Nationales et aux Mutuelles du Mans Assurances IARD de leur intervention volontaire en qualité de co-assureurs du risque appérité par le Groupe Azur.

6. Sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile

En équité, il y a lieu d'accorder à Monsieur Rives une somme de 15 000 F au titre de l'article 700 (modifié) du nouveau Code de procédure civile.

Par ces motifs : LA COUR, Statuant en appel du jugement rendu le 28 novembre 1991 par le Tribunal de grande instance de Toulouse dans le litige Opposant Monsieur Rives au CRTS, à la FNTS et au Groupe Azur ; Ordonne la jonction des procédures ouvertes au greffe sous les numéros 5012-91 et 241-92; Donne acte au Groupe des Assurances Nationales et aux Mutuelles du Mans Assurances IARD de leur intervention Volontaire; Se Déclare compétente pour statuer sur la responsabilité de La FNTS et du CRTS de Toulouse; Rejette les demandes de sursis à statuer formées par le CRTS et par le Groupe Azur; Déclare irrecevables les prétentions du Groupe Azur tendant à voir prononcer la nullité du contrat d'assurance le liant à la FNTS ; Rejette la demande de disjonction présentée par le Groupe Azur; Et au fond, substituant ses motifs à ceux du tribunal ; Confirme dans toutes ses dispositions le jugement dont appel; Donne acte au Groupe Azur de ce qu'il soutient que le contrat d'assurance le liant à la FNTS dispose d'un plafond de garantie de 2 500 000 F par sinistre et par année d'assurance et de ce que les sommes qu'il versera le seront pour le compte de qui il appartiendra; Condamne la FNTS et le CRTS à payer à Monsieur Rives une somme de 15 000 F (quinze mille francs) au titre de l'article 700 modifié du nouveau Code de procédure civile; Condamne en outre la FNTS et le CRTS aux dépens dont distraction au profit de Maître Château, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.