CA Paris, 4e ch. A, 7 mars 1995, n° 94-026262
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Baraldi
Défendeur :
Cucina di Beppino (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Duvernier
Conseillers :
Mmes Mandel, Marais
Avoués :
SCP Mira-Bettan, Me Huyghe
Avocats :
Mes Lesaffre, Belœuvre.
Par acte du 21 janvier 1991, M. Dalla Turca, gérant de la SARL "La Cucina di Beppino", confiait la responsabilité de son magasin d'alimentation de "spécialités italiennes" sis 111 rue Monge à Paris, à M. Claudio Baraldi, moyennant paiement d'un salaire de base de 7 000 F par mois, outre commissions complémentaires.
Par acte du 31 janvier suivant, il cédait à son nouvel employé, 51 des 510 actions qui composent le capital social, moyennant la somme symbolique de 1 F.
Le 5 décembre 1991, les parties décidaient d'un commun accord de mettre fin au contrat de travail, à effet du 15 mars 1992.
En dépit de cette résiliation, M. Baraldi n'en poursuivait pas moins ses activités jusqu'au 5 juillet 1992, date à laquelle il quittait définitivement l'établissement.
Apprenant que son ex-employé s'apprêtait à ouvrir pour son compte "sur le trottoir d'en face", un magasin de même nature, M. Dalla Turca, après mise en garde, réunissait une assemblée générale extraordinaire de la société à effet d'interdire à tout associé une activité concurrente dans un périmètre de 600 mètres.
M. Baraldi ayant ouvert son magasin sous l'enseigne "La Rosticceria", M. Dalla Turca a saisi le Tribunal de commerce de Paris d'une action en concurrence déloyale, demandant, outre l'interdiction des activités litigieuses, réparation du préjudice subi pour un montant de 130 000 F "sauf à parfaire" et la somme de 7 500 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Retenant les faits de concurrence déloyale, le Tribunal de commerce de Paris, par jugement du 7 septembre 1994, a ordonné à M. Baraldi de cesser, sous astreinte, ses activités, rejetant toutefois la demande de dommages-intérêts au motif de ce qu'aucun préjudice n'en serait résulté.
M. Baraldi a interjeté appel de cette décision selon une procédure de jour fixe, l'affaire étant appelée à l'audience du 31 janvier1995
Prétendant que l'ouverture d'une boutique à plus de 100 mètres de la première, alors qu'aucune clause de non-concurrence ne le lie à la société, ne constitue que l'exercice du libre commerce, M. Baraldi conteste qu'une quelconque faute puisse lui être reprochée, alors même que sa qualité "d'associé" était, selon lui, purement formelle et que son ancien employeur n'avait craint de le faire travailler, depuis mars 1992, sans le payer.
II dénonce en effet le "stratagème" de son adversaire, qui, apprenant qu'il était sur le point d'ouvrir boutique, aurait fait "revivre" la société dans le but unique d'instaurer, ensuite d'une assemblée générale extraordinaire parfaitement irrégulière, une clause de non concurrence, alors inexistante, dans le seul dessein d'éliminer toute concurrence susceptible de le gêner.
Niant que les démarches pour s'installer à son compte aient été entreprises alors qu'il travaillait pour le compte de la société, et prétendant avoir été contraint, pour vivre, de rechercher une activité rémunérée puisque M. Dalla Turca ne lui versait aucun salaire, M. Baraldi conteste qu'une confusion puisse s'instaurer dans l'esprit de la clientèle entre les deux établissements dont l'aspect tant intérieur qu'extérieur est totalement différent et invoque la distance séparant ceux-ci pour prétendre qu'aucun détournement de clientèle ne peut en résulter.
Excipant de sa loyauté, il conclut à l'infirmation de la décision dont appel et au débouté de son adversaire, réclamant paiement d'une somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Contestant les griefs qui lui sont reprochés la société "La Cucina di Beppino" dénonce la mauvaise foi de M. Baraldi.
A l'appui de ses prétentions elle fait essentiellement valoir que ce dernier, dès l'origine, projetait d'acquérir 204 actions supplémentaires pour lesquelles une promesse de cession lui avait été consentie mais que de façon parfaitement déloyale, contestant la politique de développement menée au sein de l'entreprise, il avait entrepris de s'installer à son compte dans des conditions, selon elle parfaitement déloyales, justifiant les réclamations formulées.
Concluant à la confirmation pure et simple de la décision entreprise en ce qu'elle a retenu les actes de concurrence déloyale à l'encontre de l'ancien "employé" et "associé", elle demande à la cour de l'infirmer en ce qu'elle a rejeté la demande de dommages-intérêts qu'elle estime parfaitement fondée, réclamant à ce titre paiement d'une somme de 534 878 F, montant du préjudice, selon elle subi, à la date d'août 1994, se réservant de demander ultérieurement la réparation du préjudice jusqu'à la cessation effective par M. Baraldi de ses activités.
Elle réclame en outre 10 000 F pour ses frais irrépétibles en cause d'appel.
M. Baraldi en réplique, prétend n'avoir jamais eu l'intention d'acquérir les actions de la société, affirmant avoir tout ignoré de la prétendue "promesse de cession" qui aurait été souscrite à son profit, dont il conteste de surcroît la validité à défaut de prix sérieux.
Dénonçant le caractère fictif de sa qualité d'associé et de la cession des 51 actions opérée pour un franc symbolique, M. Baraldi demande que lui soit donné acte de ce qu'il est prêt à rétrocéder lesdites parts au même prix.
Sur ce,
Considérant qu'aux termes du contrat de travail du 21 janvier 1991, M. Claudio Baraldi a accepté de prendre en charge la responsabilité du magasin de la société "La Cucina di Beppino", 111 rue Monge à Paris, en qualité de directeur de Magasin ;
Que la cession de 51 actions, même si elle a été réalisée au prix symbolique de 1 F, lui a conféré la qualité "d'associé", qualité qu'il a au demeurant revendiqué tant à l'occasion de l'assemblée générale extraordinaire du 27 août 1992 qu'au moment de porter plainte, le 13 octobre 1 993, alors qu'il venait d'être physiquement agressé par son partenaire ;
Qu'il ne saurait aujourd'hui valablement se prévaloir d'une absence d'agrément régulièrement recherché auprès des autres associés de l'époque, alors que sa qualité d'associé ne lui a jamais été contestée par ces derniers et que ceux-ci, soit amiablement, soit par voie judiciaire, ont cédé l'intégralité de leurs parts à M. Dalla Turca, faisant de celui-ci le seul et unique partenaire au sein de la société;
Considérant qu'au terme de plusieurs mois d'activité les parties sont convenues de mettre fin au contrat de travail ;
Qu'à cette fin, une convocation pour entretien préalable a été adressée le 28 novembre 1991 à M. Baraldi pour le 5 décembre suivant ;
Qu'à la réunion du 5 décembre 1991 il a été décidé, d'un commun accord de mettre fin audit contrat à compter du 15 mars 1992, précision étant donnée dans l'acte signé à cette occasion de ce qu'aucun reproche mutuel n'était formulé ;
Mais considérant qu'en dépit de cette résiliation parfaitement claire et précise, il n'est pas contesté que M. Baraldi ait poursuivi ses activités au sein du magasin, comme par le passé, au-delà du terme prévu, sans qu'il ne perçoive la moindre rémunération ni ne se plaigne de ce fait avant qu'il ne quitte définitivement, et pour des raisons non explicitées, l'établissement;
Qu'un tel comportement ne peut trouver de justification que dans l'existence d'un "Projet" d'acquisition par M. Baraldi de parts sociales ayant vocation à faire de lui un associé à part entière, dont la promesse de cession unilatéralement souscrite serait un élément ;
Que si M. Dalla Turca ne rapporte pas la preuve de ce que M. Baraldi ait eu connaissance effective de cette promesse de cession qui, pour avoir été souscrite unilatéralement ne pouvait au demeurant engager de quelque façon que ce soit ce dernier, il n'en demeure pas moins que l'attitude des deux parties et leur rôle respectif dans le développement de l'affaire, révèlent suffisamment qu'un "projet" existait, ne serait-ce que sous une forme embryonnaire ;
Considérant qu'il n'est pas contesté qu'un différend profond a opposé les parties dans la "politique" à mener pour l'exploitation du magasin de la rue Monge et des pratiques à mettre en place pour en assurer le développement ;
Que ce différend est à l'origine de la rupture définitive des relations entre les parties, rupture que rien n'interdisait en raison des accords passés en décembre 1991 ;
Considérant que si M. Baraldi ne pouvait se voir interdire l'exercice d'activités de même nature dès lors qu'il reprenait, comme il était en droit de le faire, sa pleine et entière liberté, il n'en demeure pas moins que cet exercice, pour être légitime, devait être exempt de toute déloyauté;
Or considérant qu'il n'est pas contesté que M. Baraldi qui venait d'assumer pendant plus de 18 mois la responsabilité du magasin de la rue Monge, connaissait en conséquence, pour en avoir été le principal animateur les aspirations de la clientèle et ses habitudes ;
Qu'en installant "sur le trottoir d'en face", soit au n° 118, un magasin qui, pour séparé qu'il soit du précédent d'une centaine de mètres, ne se trouvait pas moins sur le chemin de la clientèle qui n'avait pour s'y rendre à effectuer aucun détour ni même changer ses habitudes, M. Baraldi a manqué à la plus élémentaire des obligations de loyauté qui s'impose à tout employé s'installant à son compte quand bien même aucune clause contractuelle de non-concurrence ne viendrait limiter son action;
Que cette installation intervenant dans les conditions ci-dessus relatées, moins de deux mois après la cessation effective de ses activités pour le compte de la société, est fautive et justifie amplement, à elle seule, la solution retenue par les premiers juges ;
Que l'aspect différent des deux établissements exclusif de toute confusion, n'est pas de nature à empêcher le détournement de clientèle dès lors que les produits proposés, comme en atteste la constat effectué par Me Pinot huissier de justice, sont exactement les mêmes et s'adresse à la clientèle qui était celle-là même à laquelle M. Baraldi s'était antérieurement adressé ;
Qu'il importe peu qu'il ait recherché un local antérieurement ou postérieurement à son départ définitif, les activités antérieurement exercées, même non rémunérées pour celles exercées pendant les 3 derniers mois, ne l'autorisant pas pour autant à exercer des activités concurrentes dans les conditions qui viennent d'être relatées ;
Considérant que s'il convient de confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a ordonné la cessation des activités litigieuses, il y a lieu de l'infirmer en ce qu'elle a rejeté dans son intégralité l'indemnisation du préjudice allégué ;
Que la concurrence, en effet, dès lors qu'elle s'exerce dans des conditions déloyales, ne peut être que source de préjudice, même si celui-ci n'est pas de l'importance de celui allégué ;
Considérant qu'en l'espèce si M. Dalla Turca et la société qu'il représenta, ont augmenté leur chiffre d'affaires, la présence dans un périmètre aussi restreint de la boutique de l'ancien directeur de magasin, n'a pu que les priver d'un chiffre d'affaires complémentaire en raison du détournement de clientèle immanquablement réalisé;
Que si les calculs mathématiques effectués par l'intimée ne sont pas exempts de critiques et ne permettent pas d'affirmer qu'en tout état de cause la clientèle de M. Baraldi se serait obligatoirement rendue chez elle, la cour estime avoir les éléments suffisants pour allouer une somme de 120 000 F en réparation de l'entier préjudice ;
Que les demandes formées à titre subsidiaire, inopérantes sur la solution du présent litige, doivent être rejetées;
Considérant qu'il serait inéquitable de laisser à la société La Cucina di Beppino la charge de ses frais irrépétibles, la somme de 10 000 F devant lui être allouée à ce titre;
Par ces motifs : Confirme le jugement du Tribunal de commerce de Paris en date du 7 septembre 1994 sauf en ce qu'il a rejeté la demande de dommages-intérêts formulée par la société "La Cucina di Beppino" ; l'infirmant sur ce point et statuant à nouveau, Condamne M. Claudio Baraldi à payer à la société "La Cucina di Beppino" la somme de 120 000 F à titre de dommages-intérêts outre la somme de 10 000 F au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile ; Le condamne aux dépens dont distraction au profit de Maître Huyghe, avoué, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code procédure civile.