CA Versailles, ch. com. réunies, 19 septembre 2000, n° 98-06734
VERSAILLES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Moulinier (Epoux)
Défendeur :
Natalys (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Besse
Conseillers :
M. Pers, M. Raffejeaud, M. Birolleau, M. Dragne
Avoués :
SCP Keime-Guttin, SCP Lambert-Debray-Chemin
Avocats :
Mes Peninon-Jault, Beurnaux.
Vu la communication de l'affaire au Ministère public en date du 6 janvier 2000.
Par acte notarié en date du 29 février 1972, Mme Rivière a vendu aux époux Moulinier un fonds de commerce exploité 31 rue de la Poste à Châteauroux (36), sous l'enseigne Natalys.
Par acte du même jour, Mme Rivière a donné à bail aux époux Moulinier les locaux dans lesquels était exploité le fonds de commerce.
Le 21 février 1972, Mme Moulinier a conclu avec la société Natalys un contrat d'agent exclusif d'une durée de neuf ans à compter du 1er mars 1972 et renouvelable ensuite par tacite reconduction tous les trois ans, sauf dénonciation au moins six mois à l'avance.
Selon acte sous seings privés en date des 18 et 26 novembre 1980, les époux Moulinier ont donné leur fonds en location-gérance à la société Natalys.
Le contrat, à effet du 2 janvier 1981, a été conclu pour une durée de cinq ans, était renouvelable par tacite reconduction tous les cinq ans sauf dénonciation au moins un an à l'avance, stipulait que "cette durée renouvelable (était) fixée sous réserve du renouvellement du bail consenti par les propriétaires" et prévoyait également une clause de non-concurrence dans un rayon de 5 000 mètres pendant la période d'exécution de la convention.
Le 22 août 1989, Mme Rivière a donné congé aux époux Moulinier pour le 1er mars 1990 avec refus de renouvellement et offre d'une indemnité d'éviction.
Il s'en est suivi une longue procédure en fixation de l'indemnité d'éviction qui a abouti à un arrêt de la Cour d'appel de Bourges en date du 30 novembre 1999 fixant cette indemnité à la somme de 210 000 F.
Entre temps, la société Natalys, qui avait eu connaissance du congé dès le 20 novembre 1989, a dénoncé le contrat de location-gérance le 1er juillet 1992 pour le 1er septembre 1992 et a installé son magasin dans de nouveaux locaux situés à une centaine de mètres.
C'est dans ces conditions qu'estimant que la société Natalys avait rompu abusivement le contrat et avait commis une faute en se réinstallant à proximité de leurs fonds de commerce, les époux Moulinier l'ont assignée le 17 novembre 1992 devant le Tribunal de commerce de Paris.
Par jugement en date du 16 juin 1994, ce tribunal a dit que la société Natalys n'avait pas commis de faute en rompant le contrat de location-gérance et en se réinstallant à moins de cinq mille mètres du fonds de commerce, a condamné la société Natalys à payer à Mme Moulinier la somme de 200 000 F pour rupture du contrat d'agent exclusif, l'a condamnée à payer aux époux Moulinier la somme de 20 000 F au titre de l'article 700 du NCPC, l'a condamnée aux dépens et a débouté les parties de leurs autres demandes.
Pour statuer ainsi, les premiers juges ont considéré que la clause selon laquelle la durée du contrat était fixée sous réserve du bail consenti par le propriétaire autorisait la société Natalys à mettre fin au contrat en raison du congé délivré par la bailleresse, que la clause de non-concurrence n'était valable que durant la période de la convention de location-gérance, mais qu'en revanche la société Natalys avait eu tort de rompre unilatéralement le contrat d'agent exclusif alors qu'elle ne l'avait jamais dénoncé, en particulier lors de la signature de l'accord de location-gérance comme elle aurait pu le faire.
Sur appel de la société Natalys, la Cour d'appel de Paris, par arrêt en date du 20 février 1996, a infirmé le jugement sur la rupture du contrat de location-gérance et alloué de ce chef une somme de 25 000 F aux époux Moulinier, en considérant que certes la société Natalys, du fait du congé, pouvait dénoncer le contrat avant l'échéance sans être tenue au délai de préavis contractuel, mais qu'elle devait néanmoins respecter un délai de préavis "raisonnable" fixé par la cour à huit mois.
Elle a, en revanche, confirmé le jugement en ce qu'il avait débouté les époux Moulinier de leur demande d'indemnisation pour la prétendue appropriation du fonds de commerce par la société Natalys.
Elle en a tiré la conclusion que la clause de non-concurrence supposait implicitement mais nécessairement qu'il fût mis fin au contrat d'agent exclusif et elle a donc infirmé le jugement de ce chef.
Sur pourvoi des époux Moulinier, la Cour de cassation par arrêt en date du 24 mars 1998, a cassé et annulé cette décision pour trois motifs:
- le premier tenant au fait que la cour d'appel ne pouvait pas retenir que la rupture unilatérale du contrat de location-gérance était légitime en raison du refus de renouvellement du bail tout en constatant qu'une instance était pendante pour statuer sur une demande d'indemnité d'éviction, alors qu'en l'absence du paiement de ladite indemnité, le locataire avait droit au maintien dans les lieux;
- le second tenant au fait que la cour d'appel n'avait pas répondu aux conclusions des époux Moulinier qui faisaient valoir que dès le 21 août 1991 la société Natalys s'était installée dans des locaux voisins;
- le troisième tenant au fait que, contrairement à ce qu'avait jugé la cour d'appel, la résiliation du contrat contenant la clause de non-concurrence n'impliquait nullement celle du contrat contenant la clause d'agent exclusif.
La cour de céans, désignée comme cour de renvoi, a été saisie par déclaration au greffe en date du 3 septembre 1998.
Concluant à la confirmation partielle du jugement entrepris, les époux Moulinier ont sollicité le paiement des sommes suivantes, outre les intérêts au taux légal à compter du 17 novembre 1992 et 40 000 F au titre de l'article 700 du NCPC, en sus de l'indemnité allouée par les premiers juges:
- 208 288 F à titre d'indemnité pour rupture unilatérale injustifiée du contrat de location- gérance,
- 195 000 F à titre de dommages et intérêts pour l'appropriation de leurs fonds de commerce,
- 200 000 F à titre de dommages et intérêts pour la rupture abusive du contrat d'agent exclusif.
Ils ont fait valoir:
- sur le premier point, que la société Natalys aurait eu la faculté de résilier le contrat à l'échéance contractuelle du 31 décembre 1990, mais que ne l'ayant pas fait et n'ayant même pas manifesté avant cette date son intention de ne se maintenir dans les lieux qu'à titre précaire en raison du congé délivré par la bailleresse, elle devait respecter l'échéance normale de décembre 1995, dès lors qu'elle n'avait aucun motif légitime de résilier le contrat par anticipation;
- sur le second point, que la société Natalys s'était appropriée leurs fonds en le transférant en un autre lieu et que leur préjudice était calculé par référence aux indemnités d'éviction retenues successivement par l'expert Ansoine dans ses deux rapports, l'une avant transfert du fonds, soit 405 000 F, l'autre après transfert du fonds, soit 210 000 F, somme allouée par la Cour d'appel de Bourges,
- sur le troisième point, que le contrat d'agent exclusif n'avait jamais été dénoncé régulièrement.
La société Natalys a répliqué:
- sur le premier point, que la tacite reconduction du contrat n'existait qu'à la condition du renouvellement du bail ; que cette condition ayant disparu par l'effet du congé, le contrat s'était poursuivi dans le cadre précaire du maintien dans les lieux et que donc elle n'avait à respecter qu'un "délai de prévenance" ; qu'elle ne disposait que de 40 jours pour donner congé pour le 31 décembre 1990 ; que c'était le refus de la propriétaire de l'autoriser à réaliser des travaux d'embellissement qui l'avait amenée à mettre fin au contrat de location-gérance; qu'enfin, elle avait avisé Mme Moulinier de son intention dès le 19 mars 1991 ;
- sur le deuxième point, que sa réinstallation n'était pas fautive puisque le contrat avait pris fin ; que, de toute manière, les époux Moulinier avaient déjà été indemnisés de la perte de leur fonds par l'arrêt de la Cour d'appel de Bourges qu'au surplus, la clientèle appartenait en grande partie au concédant de la marque et Mme Moulinier n'exploitait pas correctement son fonds, ayant quitté Châteauroux pour des raisons familiales;
- sur le troisième point, que par suite de la caducité du contrat de location-gérance, Mme Moulinier aurait dû dénoncer le contrat d'exclusivité puisqu'elle ne pouvait plus respecter les obligations qui lui incombaient; que le contrat venait de toute manière à échéance le 1er mars 1993 ; que, de toute façon, Mme Moulinier n'avait subi aucun préjudice puisqu'elle n'entendait pas réexploiter son fonds et qu'elle ne pouvait plus le donner en location-gérance.
Concluant donc à l'infirmation partielle du jugement entrepris, elle a sollicité le débouté des époux Moulinier de toutes leurs demandes, ainsi que leur condamnation au paiement d'une somme de 40 000 F au titre de l'article 700 du NCPC.
Sur ce,
Sur la rupture du contrat de location-gérance:
Considérant que la société Natalys a eu connaissance le 20 novembre 1989 de la décision de Mme Rivière de ne pas renouveler le bail;
Qu'elle disposait donc d'un délai de quarante jours pour dénoncer, conformément aux stipulations contractuelles, le contrat de location-gérance qui venait à échéance le 31 décembre 1990;
Que ce délai était suffisant et que, faute de dénonciation, le contrat a été reconduit tacitement pour cinq ans;
Qu'en conséquence, la société Natalys ne pouvait pas, sauf motif légitime, dénoncer le contrat pour une date antérieure au 31 décembre 1995;
Considérant que ne constitue pas un motif légitime le refus de renouvellement du bail, dès lors que les époux Moulinier bénéficiaient du droit au maintien dans les lieux tant que l'indemnité d'éviction ne leur avait pas été payée et qu'il est de fait qu'à la date de la dénonciation du contrat de location-gérance, elle ne leur avait toujours pas été payée et qu'elle ne le sera d'ailleurs que postérieurement au 31 décembre 1995;
Considérant qu'à ce motif, seul invoqué dans la lettre de dénonciation du contrat en date du 1er juillet 1992, la société Natalys en ajoute aujourd'hui un autre, à savoir que la bailleresse lui aurait refusé l'exécution de travaux d'embellissement;
Mais considérant qu'outre le fait que c'est la société Natalys elle-même qui a renoncé à l'exécution des travaux en raison de la précarité de sa situation, ceci ne constitue pas un motif légitime de dénonciation anticipée du contrat;
Considérant qu'en conséquence, la rupture du contrat est fautive et la société Natalys doit indemniser les époux Moulinier de la perte des redevances jusqu'au 31 décembre 1995;
Considérant que le montant de la redevance variait selon les recettes réalisées et a été en moyenne sur les quatre dernières années de 48 610 F par an;
Que l'indemnité sera en conséquence fixée à 48 610 F x 3,25 = 157 982,50F;
Sur l'appropriation du fonds de commerce:
Considérant que le contrat de location-gérance contenait une clause de non-concurrence aux termes de laquelle "le bailleur et le locataire s'engage(aient) durant la période de la présente convention à ne pas ouvrir un nouveau fonds ou à s'intéresser directement ou indirectement à toutes activités concurrentielles dans un rayon de 5 000 mètres à vol d'oiseau par rapport au local";
Que contrairement à ce qu'a retenu le tribunal, la société Natalys a bien violé cette clause en se réinstallant dès 1992 à une centaine de mètres du local des époux Moulinier, alors qu'il lui était interdit en toute hypothèse de le faire avant le 31 décembre 1995;
Que contrairement à ce qui est soutenu par l'appelante, les époux Moulinier n'ont pas été intégralement indemnisés par l'arrêt de la Cour d'appel de Bourges de leur préjudice résultant de la perte de leur fonds, ne l'ayant été en fait que de la perte de leur droit au bail;
Considérant que l'indemnité réclamée par les époux Moulinier correspond à la perte de clientèle qui est résulté du transfert du fonds;
Considérant que si ce préjudice est réel, il est toutefois limité;
Qu'en effet, il n'est pas niable que la clientèle d'une entreprise exploitée en vertu d'un contrat de concession ou de franchise est essentiellement attachée au concédant ou au franchiseur;
Que ceci est d'autant plus vrai qu'en l'espèce, le franchiseur Natalys était lui-même l'exploitant depuis plus de dix ans, et que c'est dire que la clientèle attachée personnellement à Mme Moulinier était des plus limitées;
Qu'en outre, à la date du 1er janvier 1996, la société Natalys était libre de se réinstaller où bon lui semblait;
Qu'en conséquence, une somme de 30 000 F indemnisera suffisamment le préjudice subi ;
Sur la rupture du contrat d'agent exclusif:
Considérant que les premiers juges ont à bon droit retenu le caractère irrégulier de la rupture du contrat d'agent exclusif, faute de dénonciation;
Que s'agissant d'une rupture "de facto" en conséquence d'un transfert du fonds lui-même irrégulier, la société Natalys n'est pas recevable à faire grief â Mme Moulinier de ne pas avoir elle-même dénoncé le contrat ou proposé de reprendre l'exploitation du fonds de commerce;
Que le préjudice résultant de la faute de la société Natalys existe donc en son principe, mais qu'il est là encore limité;
Qu'en effet, Mme Rivière, qui avait quitté Châteauroux depuis plus de dix ans, n'avait manifestement pas l'intention de reprendre elle-même l'exploitation du fonds et avait peu de chances de retrouver un locataire-gérant en raison du refus de renouvellement de son bail;
Qu'une somme de 30 000 F indemnisera suffisamment son préjudice;
Sur les intérêts et l'article 700 du NCPC:
Considérant qu'en application des dispositions de l'article 1153-1 alinéa 2 in fine du Code civil, les intérêts au taux légal seront dus à compter du 17 novembre 1992, date de l'assignation;
Considérant que la société Natalys paiera aux époux Moulinier une somme de 30 000 F au titre de l'article 700 du NCPC;
Par ces motifs, LA COUR : Statuant publiquement et contradictoirement: Réforme le jugement entrepris ; Statuant à nouveau: Condamne la société Natalys à payer aux époux Moulinier la somme de 157 982,50 F (cent cinquante-sept mille neuf cent quatre-vingt deux francs et cinquante centimes) à titre d'indemnité pour rupture unilatérale injustifiée du contrat de location-gérance ; La condamne à leur payer la somme de 30 000 F (trente mille francs) à titre de dommages et intérêts compensatoires de l'appropriation de leur fonds de commerce ; La condamne à payer à Mme Moulinier la somme de 30 000 F (trente mille francs) à titre de dommages et intérêts pour la rupture abusive du contrat d'agent exclusif ; Dit que ces sommes porteront intérêts au taux légal à compter du 17 novembre 1992 ; Condamne la société Natalys à payer aux époux Moulinier la somme de 30 000 F (trente mille francs) au titre de l'article 700 du NCPC ; La Condamne aux dépens de première instance et d'appel, et Accorde pour ceux d'appel à la SCP Keime & Guttin le bénéfice de l'article 699 du NCPC.