CJCE, 5e ch., 10 novembre 1994, n° C-320/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Lucien Ortscheit GmbH
Défendeur :
Eurim-Pharm Arzneimittel GmbH
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodriguez Iglesias
Président de chambre :
M. Joliet
Avocat général :
M. Gulmann
Juge :
MM. Moitinho de Almeida
Avocats :
Mes Kunschert, Rehmann
LA COUR (cinquième chambre),
1 Par ordonnance du 24 mars 1993, parvenue à la Cour le 21 juin suivant, le Landgericht Saarbruecken a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions d'interprétation en vue d'apprécier la compatibilité avec les articles 30 et 36 du traité CEE d'une réglementation nationale interdisant la publicité pour des médicaments étrangers qui, quoique non agréés en Allemagne, peuvent y être importés dans certaines conditions.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant deux sociétés importatrices de médicaments, la société Lucien Ortscheit GmbH (ci-après "Lucien Ortscheit") et la société Eurim-Pharm Arzneimittel GmbH (ci-après "Eurim-Pharm"). La première demande qu'il soit ordonné à la seconde de cesser toute publicité pour des médicaments étrangers non agréés par les autorités allemandes.
3 En vertu de l'article 21, paragraphe 1, de l'Arzneimittelgesetz (loi relative aux médicaments, ci-après l'"AMG"), aucun médicament ne peut être commercialisé en République fédérale d'Allemagne s'il n'a pas été agréé par l'autorité fédérale compétente. Cette règle vaut également en principe pour les médicaments importés (article 73, paragraphe 1, de l'AMG).
4 Toutefois, en application du paragraphe 3 de l'article 73 de l'AMG, les médicaments étrangers qui n'ont pas été agréés en Allemagne peuvent y être introduits s'ils ont été agréés dans leur pays d'origine et pourvu qu'ils soient commandés par des pharmacies, en quantités limitées, sur la base d'une prescription d'un médecin, d'un dentiste ou d'un vétérinaire.
5 L'article 8, paragraphe 2, du Heilmittelwerbegesetz (loi relative à la publicité dans le secteur de la santé, ci-après le "HWG") dispose cependant à propos de ces médicaments:
"Est interdite la publicité qui propose de procurer certains médicaments par la voie de l'importation individuelle au sens de l'article 73, paragraphe 3, de l'AMG"
6 Faisant usage de la faculté offerte par l'article 73, paragraphe 3, de l'AMG, Eurim-Pharm importe en République fédérale d'Allemagne des médicaments qui n'ont pas été agréés par les autorités allemandes. Depuis avril 1992, elle publie dans la presse allemande destinée aux professionnels de la santé des annonces indiquant quels sont les médicaments non agréés qu'elle importe et l'adresse où ils sont disponibles.
7 Le 14 octobre 1992, un des concurrents d'Eurim-Pharm, Lucien Ortscheit, a demandé au Landgericht Saarbruecken d'ordonner la cessation de ces agissements au motif qu'ils seraient interdits par l'article 8, paragraphe 2, du HWG.
8 Considérant que les annonces publiées par Eurim-Pharm constituaient de la publicité au sens de l'article 8, paragraphe 2, du HWG et s'interrogeant sur la compatibilité de cette disposition avec le droit communautaire, le Landgericht Saarbruecken a posé à la Cour deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 30 et 36 du traité :
"1) L'interdiction nationale de la publicité pour les médicaments non agréés sur le territoire national, alors qu'ils y sont soumis à agrément, mais qui peuvent cependant être légalement importés d'un autre État membre des Communautés européennes sur commande individuelle dans la mesure où ils ont déjà été régulièrement mis sur le marché dans cet État membre, constitue-t-elle une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité CEE ?
2) Si l'interdiction de la publicité décrite ci-dessus constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité CEE, sous quelles conditions peut-elle exceptionnellement être admise par l'article 36 du traité CEE, pour la protection de la santé et de la vie des personnes ?"
Sur la première question (article 30 du traité)
9 Il y a lieu de relever tout d'abord que l'interdiction de faire de la publicité prévue par l'article 8, paragraphe 2, du HWG concerne uniquement les médicaments étrangers n'affectant dès lors pas de la même manière la commercialisation des médicaments en provenance d'autres États membres et celle des médicaments nationaux, elle n'est pas susceptible d'échapper d'emblée à l'application de l'article 30 du traité (voir arrêt du 24 novembre 1993, Keck et Mithouard, C-267-91 et C-268-91, Rec. p. I-6097, point 16).
10 Il y a lieu de constater ensuite que l'interdiction litigieuse de la publicité peut restreindre potentiellement le volume des importations de médicaments non agréés en Allemagne. Elle prive, en effet, d'une source d'information sur l'existence et la disponibilité de tels médicaments les pharmaciens et les médecins dont le concours est indispensable à l'importation de ces médicaments, en vertu de l'article 73, paragraphe 3, de l'AMG.
11 Dès lors, une mesure telle que celle qui est contenue dans l'article 8, paragraphe 2, du HWG constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité.
12 Il y a donc lieu de répondre à la première question que l'interdiction nationale de faire de la publicité pour les médicaments non agréés sur le territoire national, alors qu'ils y sont, en principe, soumis à agrément, mais qui peuvent cependant y être importés à partir d'un autre État membre des Communautés européennes sur commande individuelle dans la mesure où ils ont déjà été régulièrement mis sur le marché dans cet État membre, constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité.
Sur la seconde question (article 36 du traité)
13 Par sa seconde question, la juridiction nationale demande en substance si l'interdiction litigieuse de faire de la publicité est justifiée, au titre de l'article 36 du traité, par des raisons touchant à la protection de la santé et de la vie des personnes.
14 A titre liminaire, il y a lieu de relever que l'article 36 du traité demeure applicable dans le domaine de la production et de la commercialisation des spécialités pharmaceutiques aussi longtemps que l'harmonisation des réglementations nationales n'est pas complètement réalisée dans ces matières (voir arrêts du 7 mars 1989, Schumacher, 215-87, Rec. p. 617, point 15 du 21 mars 1991, Delattre, C-369-88, Rec. p. I-1487, point 48 du 16 avril 1991, Eurim-Pharm, C-347-89, Rec. p. I-1747, point 26 du 8 avril 1992, Commission/Allemagne, C-62-90, Rec. p. I-2575, point 10, et du 1er juin 1994, Commission/Allemagne, C-317-92, Rec. p. I-2039, point 14).
15 A cet égard, il convient spécialement de souligner que la directive 92-28-CEE du Conseil, du 31 mars 1992, concernant la publicité faite à l'égard des médicaments à usage humain (JO L 113, p. 13), qui impose notamment aux États membres de soumettre la publicité faite pour les médicaments auprès des professionnels de la santé à des conditions strictes et à un contrôle effectif (voir le sixième considérant du préambule et les articles 6 à 14), est inapplicable au litige au principal. Les faits qui sont à son origine se sont en effet déroulés entre les mois d'avril et d'octobre 1992, alors que, selon son article 15, paragraphe 1, la directive devait être transposée par les États membres, au plus tard, le 1er janvier 1993.
16 Ceci étant établi, il y a lieu de rappeler que, selon une jurisprudence également constante, parmi les biens ou intérêts protégés par l'article 36 du traité, la santé et la vie des personnes occupent le premier rang et qu'il appartient aux États membres, dans les limites imposées par le traité, de décider du niveau auquel ils entendent en assurer la protection.
17 Toutefois, une réglementation ou une pratique nationale qui a ou est de nature à avoir un effet restrictif sur les importations de produits pharmaceutiques n'est compatible avec le traité que pour autant qu'elle est nécessaire pour protéger efficacement la santé et la vie des personnes. Une réglementation ou une pratique nationale ne bénéficie pas de la dérogation de l'article 36 du traité, lorsque la santé et la vie des personnes peuvent être protégées de manière aussi efficace par des mesures moins restrictives des échanges communautaires (voir arrêts du 8 avril 1992, Commission/Allemagne, points 10 et 11 du 7 mars 1989, Schumacher, points 17 et 18 du 21 mars 1991, Delattre, point 53, et du 16 avril 1991, Eurim-Pharm, point 27, précités).
18 En l'espèce, il y a lieu de constater d'abord que, en l'état actuel de l'harmonisation, faute d'une procédure d'agrément communautaire ou de reconnaissance réciproque des agréments nationaux, les États membres sont autorisés à interdire purement et simplement la commercialisation sur leur territoire des médicaments qui n'y ont pas été agréés par l'autorité nationale compétente. En effet, aux termes de l'article 3 de la directive 65-65-CEE du Conseil, du 26 janvier 1965, concernant le rapprochement des dispositions législatives, réglementaires et administratives, relatives aux médicaments (JO 1965, 22, p. 369), telle que modifiée par la directive 89-341-CEE du Conseil, du 3 mai 1989 (JO L 142, p. 11), "aucun médicament ne peut être mis sur le marché d'un État membre sans qu'une autorisation n'ait été préalablement délivrée par l'autorité compétente de cet État membre"
19 Ensuite, comme l'a relevé à juste titre l'avocat général au point 23 de ses conclusions, l'interdiction de la publicité figurant à l'article 8, paragraphe 2, du HWG vise à conserver son caractère exceptionnel à l'importation individuelle de médicaments non agréés, ce afin d'éviter que l'exigence de principe de l'agrément national, prévue par la législation allemande, ne soit systématiquement éludée. En effet, si les médicaments non agréés en Allemagne pouvaient y faire l'objet d'une publicité, il y aurait un risque que les fabricants fassent agréer les médicaments dans un État membre moins exigeant, puis les importent en Allemagne sur la base de commandes individuelles qu'ils auraient suscitées par des campagnes publicitaires.
20 L'interdiction de la publicité édictée par l'article 8, paragraphe 2, du HWG est donc nécessaire à l'efficacité du système de l'agrément national. Partant, elle est justifiée par des raisons de santé publique au sens de l'article 36 du traité.
21 Il y a lieu, dès lors, de répondre à la seconde question que l'interdiction litigieuse de faire de la publicité est justifiée, au titre de l'article 36 du traité, par des raisons touchant à la protection de la santé et de la vie des personnes.
Sur les dépens
22 Les frais exposés par les Gouvernements belge, français et hellénique ainsi que par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.
Par ces motifs,
LA COUR (cinquième chambre),
Statuant sur les questions à elle soumises par le Landgericht Saarbruecken, par ordonnance du 24 mars 1993, dit pour droit:
1) L'interdiction nationale de faire de la publicité pour les médicaments non agréés sur le territoire national, alors qu'ils y sont, en principe, soumis à agrément, mais qui peuvent cependant y être importés à partir d'un autre État membre des Communautés européennes sur commande individuelle dans la mesure où ils ont été régulièrement mis sur le marché dans cet État membre, constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité CEE.
2) Cette interdiction de faire de la publicité est toutefois justifiée, au titre de l'article 36 du traité CEE, par des raisons touchant à la protection de la santé et de la vie des personnes.