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Décisions

CJCE, 30 juin 1992, n° C-47/91

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

République italienne

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. Joliet, Schockweiler, Grévisse, Kapteyn

Avocat général :

M. Van Gerven.

Juges :

MM. Mancini, Moitinho de Almeida, Rodríguez Iglesias, Díez de Velasco, Zuleeg, Murray

CJCE n° C-47/91

30 juin 1992

LA COUR,

1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 31 janvier 1991, la République italienne a, en vertu de l'article 173 du traité CEE, demandé l'annulation de la décision de la Commission d'engager la procédure d'examen prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité, qui lui a été communiquée par une lettre du 23 novembre 1990.

2. Il ressort du dossier que la loi italienne n°64-86, du 1er mars 1986, régissant les interventions extraordinaires en faveur du Mezzogiorno, a institué un régime d'aides général en faveur de la région du Mezzogiorno pour une période de neuf ans. Conformément à l'article 93, paragraphe 3, du traité, ce régime a été soumis à la Commission, qui l'a - tout au moins pour ce qui est des dispositions en vertu desquelles les aides ont été accordées par la suite à la société Italgrani - approuvé dans sa décision 88-318-CEE, du 2 mars 1988, relative à la loi n° 64-86, du 1er mars 1986, régissant l'intervention extraordinaire en faveur du Mezzogiorno (ci-après "décision d'approbation du régime général italien", JO L 143, p. 37). L'article 9 de ladite décision a toutefois prescrit à la République italienne de respecter les dispositions et les règlements alors en vigueur ou qui seraient adoptés par les institutions communautaires en matière de coordination des différents types d'aide dans les secteurs de l'industrie, de l'agriculture et de la pêche.

3. À la suite de cette décision, les autorités italiennes ont attribué des aides individuelles à la société Italgrani, dont le siège se trouve à Naples et dont l'activité concerne la transformation de céréales. Ces aides ont fait l'objet d'un "contrat de programme" au sens de la loi n°64-86, du 1er mars 1986, qui a été conclu entre le ministre pour les interventions dans le Mezzogiorno et la société Italgrani et qui a été ratifié, le 12 avril 1990, par le comité interministériel pour la coordination de la politique industrielle (ci-après "CIPI").

4. Ce contrat, qui consistait en un programme intégré de production à partir de céréales, de fruits, de soja et de betteraves, comportait différents volets: la construction d'installations industrielles, celle de centres de recherche, la réalisation de projets de recherche, ainsi que la formation du personnel de l'industrie. Les mécanismes d'intervention qu'il mettait en place variaient en fonction du secteur visé: subventions en capital, bonifications d'intérêts ou financements à taux réduit. Les aides prévues en faveur d'Italgrani s'élevaient à un montant global de 522,3 milliards de LIT et étaient destinées à financer des investissements d'un montant de 964,5 milliards de LIT.

5. Le 26 juillet 1990, à la suite d'une plainte introduite par Casillo Grani, une société concurrente d'Italgrani, la Commission a demandé aux autorités italiennes de lui transmettre des informations relatives à ces aides.

6. Le 7 septembre 1990, les autorités italiennes ont communiqué la décision du CIPI du 12 avril 1990. Des informations complémentaires ont été fournies au cours d'une réunion du 28 septembre 1990 et par lettres des 4 et 14 octobre suivants.

7. Par lettre du 23 novembre 1990, la Commission a annoncé au Gouvernement italien sa décision d'ouvrir la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité à l'égard de l'ensemble des aides accordées à Italgrani, excepté les aides relatives à l'alcool agricole et à l'élevage porcin, et a mis ce Gouvernement en demeure de présenter ses observations. La Commission estimait, en effet, qu'après un premier examen des documents transmis ces aides ne paraissaient pouvoir bénéficier d'aucune des dérogations prévues à l'article 92, paragraphe 3, sous a) et c), du traité. Dans les motifs de sa décision, elle exposait, par ailleurs, qu'elle éprouvait des doutes quant au respect par le Gouvernement italien de deux réserves qu'elle aurait imposées dans la décision d'approbation du régime général italien. La première concernerait les "taux d'intensité" des aides, la seconde se rapporterait aux exclusions et aux limites dont il aurait été question à l'article 9 de ladite décision et qui devraient être appliquées lorsque les aides concernent des produits mentionnés à l'annexe II du traité. La lettre du 23 novembre 1990 "rappelait", en outre, au Gouvernement italien que "aux termes de l'article 93, paragraphe 3, du traité CEE, les mesures projetées ne peuvent être mises à exécution avant que la procédure prévue au paragraphe 2 dudit article n'ait abouti à une décision finale".

8. Les États membres et les autres intéressés ont été informés de l'ouverture de la procédure prévue par l'article 93, paragraphe 2, du traité par publication de la décision au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1990, C 315, p. 7, et JO 1991, C 11, p. 32). Ils ont été invités à présenter leurs observations dans un délai de quatre mois.

9. C'est contre la lettre du 23 novembre 1990 qu'est dirigé le présent recours. Le Gouvernement italien considère, en effet, que le "contrat de programme" conclu avec la société Italgrani et ratifié le 12 avril 1990 par le CIPI constituait la simple mise en œuvre du régime d'aides qui avait été instauré par la loi italienne n°64-86 et approuvé par la Commission dans sa décision 88-318, précitée. Dès lors, cette institution aurait dû se borner à vérifier le respect des conditions posées dans la décision d'approbation du régime général italien et elle ne serait pas fondée à procéder à un nouvel examen global de l'aide au regard des règles du traité. La décision litigieuse, en ce qu'elle a une portée révocatoire de la décision 88-318, devrait par conséquent être annulée. Le Gouvernement italien précise que le recours n'est pas dirigé contre les appréciations portées par la Commission sur la compatibilité de l'aide avec le traité. Selon lui, ces appréciations n'ont, en effet, qu'un contenu et une finalité préparatoires de la décision finale.

10. A l'appui de son recours, le Gouvernement italien fait valoir différents moyens dont la violation des formes substantielles, l'infraction aux principes de la confiance légitime et de la sécurité juridique, et le détournement de pouvoir, celui-ci devant être apprécié tant par rapport à l'article 175 du traité que par rapport à l'article 93.

11. En ce qui concerne le premier moyen, le Gouvernement italien estime qu'un acte de retrait doit être explicite, motivé et signé par la même autorité que celle qui l'a adopté. Ces exigences ne seraient pas satisfaites en l'espèce. S'agissant du deuxième moyen, le Gouvernement italien considère qu'après la décision d'approbation du régime général il pouvait s'estimer autoriser à prendre les mesures mises en cause par la Commission. En engageant une procédure nouvelle impliquant le réexamen d'une aide autorisée et donc le retrait de l'autorisation, la Commission aurait par conséquent violé les principes de la confiance légitime et de la sécurité juridique, et ce sans motif valable. Quant au détournement de pouvoir, le Gouvernement italien fait, tout d'abord, valoir que l'article 175 n'obligeait pas la Commission à réagir à la plainte de la société Casillo Grani. Cette institution aurait en réalité profité de l'invitation à agir que cette société lui avait adressée pour engager une procédure qu'elle n'avait ni le pouvoir ni le devoir d'entreprendre. Ensuite, les motifs invoqués par la Commission ne permettraient pas de justifier l'engagement d'une nouvelle procédure sur la base de l'article 93 du traité. Pour ce faire, il n'aurait pas suffi que la Commission éprouve de simples doutes quant au respect par le Gouvernement italien de la première réserve imposée par la Commission dans la décision d'approbation du régime général. Quant à la seconde réserve, elle ne trouverait aucun fondement dans cette décision.

12. Par acte du 9 avril 1991, la Commission a soulevé une exception d'irrecevabilité au titre de l'article 91, premier alinéa, du règlement de procédure de la Cour. Celle-ci a décidé de statuer sur cette exception sans engager le débat au fond.

13. A l'encontre de la recevabilité du recours, la Commission fait valoir que la décision attaquée est un acte préparatoire qui ne peut être attaqué au titre de l'article 173 du traité. Au Gouvernement italien, qui affirme que l'acte litigieux a une portée révocatoire et donc valeur de décision, la Commission répond que la procédure que cet acte ouvre est dirigée contre une aide non autorisée, plus précisément, contre une aide appliquée de manière abusive au sens de l'article 93, paragraphe 2.

14. Par ailleurs, la Commission soutient que l'obligation de suspendre le versement de l'aide projetée ne doit pas être prise en compte pour décider de la recevabilité du recours, car cet effet constituerait une conséquence inéluctable attachée par le traité à l'ouverture de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité.

15. La Commission expose enfin que, si le recours était accueilli, le système de contrôle mis en place par l'article 93 du traité serait altéré. Tout d'abord, la Commission serait privée du moyen d'enquêter et d'intervenir vis-à-vis des États membres lorsque ceux-ci accordent des aides individuelles dans le cadre d'un régime général qui, au préalable, a fait l'objet d'une décision d'autorisation de sa part. Ensuite, la Cour serait amenée à se prononcer sur la compatibilité avec le traité d'une aide qui n'aurait pas encore fait l'objet d'un examen complet et définitif de la part de la Commission. Celle-ci craint enfin qu'un arrêt favorable à la recevabilité ne provoque la multiplication de recours en annulation contre des décisions d'engager la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité.

16. En faveur de la recevabilité du recours, le Gouvernement italien soutient que l'acte litigieux constitue au contraire une décision attaquable au titre de l'article 173 du traité. Outre qu'il aurait révoqué la décision 88-318, il aurait empêché le versement des aides à la société Italgrani, ce qui aurait eu pour effet d'entraver gravement la mise en œuvre de la politique économique et sociale du Gouvernement italien en faveur du Mezzogiorno. Contrairement à ce que prétend la Commission, cet effet suspensif ne serait pas une conséquence inéluctable de l'application du traité puisque ce serait délibérément que la Commission serait revenue sur la décision 88-318, qui avait approuvé le régime d'aide général mis en place par le Gouvernement italien.

17. Pour un plus ample exposé de la législation en cause, du déroulement de la procédure ainsi que des moyens et arguments des parties, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-après que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

18. De l'argumentation présentée par le Gouvernement italien, il ressort clairement que le recours en annulation porte seulement sur la décision de la Commission d'ouvrir la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité à l'encontre des aides attribuées à Italgrani, en ce qu'elle révoque la décision antérieure d'approbation du régime général italien, mais non en ce qu'elle contient des appréciations sur la compatibilité de l'aide avec le traité. L'examen de la Cour sera donc circonscrit à cet aspect de la décision.

19. Pour statuer sur la recevabilité du recours, il convient en premier lieu de rappeler qu'un acte ne peut être attaqué au titre de l'article 173 du traité que s'il produit des effets juridiques (voir l'arrêt du 31 mars 1971, dit "AETR", Commission/Conseil, 22-70, Rec. p. 263).

20. En l'occurrence, il y a lieu, tout d'abord, de relever que la décision d'ouvrir la procédure d'examen prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité qui a été communiquée au Gouvernement italien par la lettre du 23 novembre 1990, comportait pour celui-ci une interdiction de verser les aides projetées à la société Italgrani avant que ladite procédure n'ait abouti à une décision finale.

21. Contrairement à ce que prétend la Commission, cette interdiction découle d'une décision délibérée de sa part. Cela apparaît clairement si l'on replace l'acte litigieux dans l'ensemble du système de contrôle des aides institué par l'article 93.

22. Les règles de procédure, que le traité établi varient selon que les aides constituent des aides existantes ou des aides nouvelles. Tandis que les premières sont soumises à l'article 93, paragraphes 1 et 2, les secondes sont régies par les paragraphes 2 et 3 de la même disposition.

23. En ce qui concerne les aides existantes, le paragraphe 1 de l'article 93, précité, donne compétence à la Commission pour procéder à leur examen permanent avec les États membres. Dans le cadre de cet examen, la Commission propose à ceux-ci les mesures utiles exigées par le développement progressif ou le fonctionnement du marché commun. Le deuxième paragraphe dispose ensuite que, si après avoir mis les intéressés en demeure de présenter leurs observations, la Commission constate qu'une aide n'est pas compatible avec le marché commun aux termes de l'article 92, ou que cette aide est appliquée de manière abusive, elle décide que l'État intéressé doit la supprimer ou la modifier dans le délai qu'elle détermine.

24. Quant aux aides nouvelles, l'article 93, paragraphe 3, prévoit que la Commission est informée, en temps utile pour présenter ses observations, des projets tendant à instituer ou à modifier des aides. Celle-ci procède alors à un premier examen des aides projetées. Si, au terme de cet examen, elle estime qu'un projet n'est pas compatible avec le marché commun, aux termes de l'article 92, elle ouvre sans délai la procédure d'examen contradictoire prévue à l'article 93, paragraphe 2. Dans une telle hypothèse, la dernière phrase de l'article 93, paragraphe 3, interdit à l'État membre intéressé de mettre à exécution les mesures projetées avant que cette procédure n'ait abouti à une décision finale. Les aides nouvelles sont donc soumises à un contrôle préventif exercé par la Commission et elles ne peuvent en principe être mises à exécution aussi longtemps que cette institution ne les a pas déclarées compatibles avec le traité.

25. De ce qui précède, il résulte que la décision qui consiste à mettre en demeure les intéressés et qui marque le début de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité produit des effets différents selon que l'aide considérée constitue une aide nouvelle ou une aide existante. Alors que, dans le premier cas, l'État est empêché de mettre à exécution le projet d'aide soumis à la Commission, une telle interdiction ne s'applique pas dans l'hypothèse d'une aide déjà existante.

26. En l'espèce, la Commission a décidé de traiter comme des aides nouvelles des aides que le Gouvernement considérait comme existantes du fait qu'elles avaient été octroyées en application de la loi italienne n 64-86 qui avait fait l'objet d'une décision d'approbation de la Commission. Il ne saurait par conséquent être considéré que, dans la présente hypothèse, la suspension du versement de l'aide découle automatiquement du traité. Impliquant un choix de la Commission quant aux règles de procédure à appliquer, la décision attaquée d'ouvrir la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité, produit donc des effets juridiques.

27. En second lieu, il convient de vérifier que la décision attaquée ne constitue pas une simple mesure préparatoire contre l'illégalité de laquelle le recours portant sur la décision qui met fin à la procédure assurerait une protection suffisante (voir l'arrêt du 24 juin 1986, AKZO/Commission, point 20, 53-85, Rec. p. 1965).

28. A cet égard, il y a lieu d'observer qu'une décision constatant la compatibilité de l'aide avec le traité ou le recours ouvert contre une décision de la Commission constatant son incompatibilité ne permettraient pas d'effacer les conséquences irréversibles qui résulteraient d'un retard dans le versement de l'aide dû au respect de l'interdiction prévue à l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase.

29. Par ailleurs, il convient de constater que, lorsque les mesures qualifiées par la Commission d'aides nouvelles ont été mises à exécution, les effets juridiques attachés à cette qualification sont définitifs. En effet, il résulte de l'arrêt du 21 novembre 1991, Fédération nationale du commerce extérieur des produits alimentaires/France (C-354-90, Rec. p. I-5505), que même une décision finale de la Commission déclarant ces aides compatibles avec le marché commun n'aurait pas pour conséquence de régulariser a posteriori les actes d'exécution qui devraient être considérés comme ayant été pris en méconnaissance de l'interdiction édictée par l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase.

30. Il y a lieu par conséquent de conclure que la décision litigieuse, en tant qu'elle implique le choix par l'institution responsable d'une procédure de contrôle dont l'une des caractéristiques réside dans la suspension du versement de l'aide envisagée, constitue un acte attaquable au sens de l'article 173 du traité.

31. En vue de répondre à l'objection que la Commission tire d'un risque d'anticipation des débats sur la compatibilité de l'aide avec le traité, il convient, en outre, de préciser que, dans le cadre de l'examen du fond du présent litige, il appartiendra uniquement à la Cour de décider si une aide octroyée en application d'un régime général déjà approuvé par la Commission constitue une aide nouvelle, soumise à l'interdiction prévue à l'article 93, paragraphe 3, du traité, lorsque la Commission estime que cette aide a été accordée en violation des conditions imposées par la décision d'approbation.

32. Au vu des considérations qui précèdent, il y a lieu de rejeter l'exception d'irrecevabilité soulevée au titre de l'article 91, premier alinéa, du règlement de procédure de la Cour et de déclarer le recours recevable.

Sur les dépens

33. Il convient de réserver les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

Déclare et arrête:

1) L'exception d'irrecevabilité soulevée par la Commission des Communautés européennes est rejetée.

2) La procédure sera poursuivie quant au fond.

3) Les dépens sont réservés.