CJCE, 14 septembre 1994, n° C-42/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Royaume d'Espagne
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Mancini, Edward
Avocat général :
M. Jacobs.
Juges :
M. Joliet, Schockweiler, Rodríguez Iglesias, Grévisse, Zuleeg, Murray
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 11 février 1993, le Royaume d'Espagne a, en vertu de l'article 173, premier alinéa, du traité CEE, demandé l'annulation de la décision 93-133-CEE de la Commission, du 4 novembre 1992, concernant les aides accordées par le Gouvernement espagnol à l'entreprise Merco (secteur agro-alimentaire) (JO 1993, L. 55, p. 54).
2. Ayant appris que les autorités espagnoles avaient, en 1990, accordé à l'entreprise Merco une aide sous forme d'un apport en capital d'un montant de 5 900 millions de PTA, la Commission a décidé d'ouvrir la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, du traité CEE.
3. Merco commercialise des produits agricoles et a pour actionnaires la Dirección General del Patrimonio del Estado, relevant du ministère des Finances et le Fondo para la ordenación y regulación de la producción de los precios agranios, ci-après FORPPA, (organisme public dépendant du ministère de l'Agriculture). Ces deux organismes publics détiennent respectivement une participation de 69,3 % et de 30,7 % dans son capital.
4. En 1990, date à laquelle a été décidée l'augmentation de capital faisant l'objet de la décision litigieuse, la société avait un chiffre d'affaires de 71 milliards de PTA, dont environ 32 milliards se rapportaient à la division "huile", 23 à la division "céréales", 6,9 à la division "coton et oléagineux" et 6 à la division "fruits et légumes". Selon un rapport d'audit réalisé en 1991, Merco a subi au cours de l'année 1990 un déficit de 8 727 millions de PTA, auquel s'ajoutaient les déficits des exercices précédents d'un montant de 9 800 millions. Au 31 décembre 1990, le montant global de son déficit s'élevait donc à 18 527 millions de PTA. Selon le rapport en question, Merco ne pouvait continuer ses activités que si elle recevait de nouveaux apports de capitaux. Dans ces circonstances, le Gouvernement espagnol a décidé de restructurer Merco.
5. Lors de la phase précontentieuse de la procédure de contrôle des aides, le Gouvernement espagnol a fait valoir que cette réorganisation de l'entreprise avait pour objectif de limiter ses activités aux secteurs rentables et consistait, d'une part, en l'abandon de la division "huile" et, d'autre part, en une injection de capitaux de 5 900 millions de PTA. En effet, la division "huile" était à l'origine d'une grande partie des problèmes de rentabilité de l'entreprise et représentait, en 1990, un coût financier d'environ 2 022 millions de PTA.
6. A l'article 1er de la décision litigieuse, la Commission a déclaré illégale l'aide octroyée par le Gouvernement espagnol sous la forme d'un apport de capitaux de 5 900 millions de PTA à l'entreprise Merco en 1990, au motif qu'elle a été accordée en violation des règles de procédure prévues à l'article 93, paragraphe 3, du traité. De plus, cette aide est considérée comme incompatible avec le marché commun aux termes de l'article 92, paragraphe 1, du fait qu'elle ne répond pas aux conditions de dérogation prévues par l'article 92, paragraphe 3.
7. Selon l'article 2 de cette décision,
"L' Espagne est tenue de supprimer l'aide mentionnée à l'article 1er et d'en exiger de la société Merco la restitution, par voie de recouvrement, dans un délai de deux mois à compter de la notification de la présente décision.
Ce recouvrement sera effectué conformément aux procédures et aux dispositions de la législation nationale et notamment à celles concernant les intérêts de retard payables sur les créances de l'État. La somme à recouvrer produit des intérêts à partir de la date d'octroi de l'aide illégale en cause."
8. A l'appui de son recours, le Royaume d'Espagne invoque quatre moyens tirés de la violation de l'article 92, paragraphes 1 et 3, du traité et de l'illégalité de l'obligation de restitution.
Sur l'inexistence d'une aide portant atteinte à la concurrence au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité
9. Par son premier moyen, le Royaume d'Espagne conteste que l'augmentation de capital opérée par le Patrimonio del Estado et le FORPPA constitue une aide au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité. En effet, l'attitude de ces organismes pourrait être considérée comme constitutive d'un comportement normal d'investisseur privé au sens de la jurisprudence de la Cour.
10. A cet égard, le Royaume d'Espagne estime que la Commission a négligé, dans son analyse de l'augmentation de capital en question, la finalité de cette intervention qui, loin de chercher à préserver artificiellement l'activité de l'entreprise, se limitait à faciliter la liquidation, dans les conditions les moins onéreuses possible, de sa division "huile", représentant près de 50 % de son activité totale. Le Royaume d'Espagne souligne que, si la liquidation de la division "huile" n'a pu être réalisée que par une décision du Conseil des ministres du 12 juillet 1991, c' est parce que, depuis la fin de l'année 1989, date à laquelle la dissolution aurait dû avoir lieu, les coopératives gérées par Merco s'étaient opposées à cette décision.
11. Selon le Royaume d'Espagne, il ressort, en outre, des états comptables que l'augmentation de capital visée par la décision en cause a permis tant la récupération de certains actifs de la société, qui sans cela aurait été impossible, que le remboursement, pour un montant très important, de dettes contractées, pour la plupart, à l'égard de petits agriculteurs dont l'existence aurait pu être mise en péril si elles étaient restées impayées.
12. Il résulte d'une jurisprudence constante que l'intervention des pouvoirs publics dans le capital d'une entreprise, sous quelque forme que ce soit, peut constituer une aide étatique, lorsque les conditions visées à l'article 92 du traité sont remplies (voir arrêt du 21 mars 1991, Italie/Commission, C-305-89, Rec. p. I-1603, point 18).
13. En vue de déterminer si de telles mesures présentent le caractère d'aides étatiques, il y a lieu d'apprécier si, dans des circonstances similaires, un investisseur privé d'une taille qui puisse être comparée à celle des organismes gérant le secteur public aurait pu être amené à procéder aux apports de capitaux de cette importance (voir arrêt Italie/Commission, précité, point 19).
14. A cet égard, la Cour a précisé que, si le comportement de l'investisseur privé, auquel doit être comparée l'intervention de l'investisseur public poursuivant des objectifs de politique économique, n'est pas nécessairement celui de l'investisseur ordinaire plaçant des capitaux en vue de leur rentabilisation à plus ou moins court terme, il doit, au moins, être celui d'un holding privé ou d'un groupe privé d'entreprises poursuivant une politique structurelle, globale ou sectorielle, et guidé par des perspectives de rentabilité à plus long terme (voir arrêt Italie/Commission, point 20).
15. A supposer même que l'abandon de la division "huile" ait contribué à une amélioration de la situation financière de Merco, la Commission est fondée à affirmer que cette mesure ne peut pas être considérée comme un programme de restructuration satisfaisant qui assurerait la rentabilité de Merco (point VIII, treizième et quatorzième considérants de la décision litigieuse). A cet égard, il ressort du point III des considérants de la décision que les autres divisions de l'entreprise, à l'exception de celles des oléagineux et du coton, ont eu aussi en 1990 des pertes financières. Par ailleurs, les autorités espagnoles ont reconnu que l'apport en capital de 5 900 millions de PTA n'était pas de nature à restaurer la rentabilité de l'entreprise (point II, quatrième considérant). L'aide en cause n'étant donc pas liée à un programme de restructuration suffisant, l'argumentation du Royaume d'Espagne ne saurait être retenue.
16. Le Royaume d'Espagne n'a d'ailleurs fourni aucun élément de nature à étayer son affirmation selon laquelle l'augmentation de capital a permis la récupération de certains actifs de Merco.
17. Quant à l'argument tiré de l'obligation de rembourser des dettes contractées à l'égard de petits agriculteurs, il convient de constater que cet objectif aurait pu être atteint par le recours à d'autres moyens que l'aide en cause.
18. Il y a donc lieu de rejeter le premier moyen avancé par le Gouvernement espagnol.
Sur l'incidence sur les échanges intercommunautaires
19. Par son deuxième moyen, le Royaume d'Espagne considère que l'apport en capital effectué en l'espèce par la Dirección General del Patrimonio del Estado et le FORPPA n'a pas pu affecter les échanges intracommunautaires dans la mesure où il visait, comme la Commission l'affirme dans sa décision, non pas à soutenir les finances de Merco dans son ensemble, mais à liquider le secteur d'activité de cette société qui était à l'origine de ses problèmes les plus graves. On pourrait, par ailleurs, difficilement soutenir que la liquidation d'une entreprise ou d'une de ses branches affecte les échanges entre États membres en faussant la concurrence au sein du marché commun, lorsque la disparition d'une entreprise ou d'un de ses secteurs d'activités a précisément pour effet de permettre aux autres entreprises qui restent sur le marché d'occuper, en fonction de leur compétitivité, la part de marché abandonnée.
20. Ainsi qu'il résulte des considérations exposées en réponse au premier moyen, l'aide en question ne saurait être considérée comme destinée à faciliter la liquidation de la division "huile" de Merco.
21. Ensuite, il résulte du tableau statistique annexé à la décision litigieuse que tous les produits agricoles commercialisés par Merco faisaient l'objet d'échanges entre les États membres. Dans ces conditions, la Commission pouvait considérer que les échanges intracommunautaires seraient influencés par l'aide litigieuse.
22. Il convient donc de rejeter le deuxième moyen.
Sur la compatibilité de l'aide avec le marché commun
23. Par son troisième moyen, le Gouvernement espagnol soutient que l'apport en capital litigieux doit pouvoir bénéficier des dérogations prévues à l'article 92, paragraphe 3, sous a) et sous c). Selon ces dispositions, peuvent être considérées comme compatibles avec le marché commun, d'une part, les aides destinées à favoriser le développement économique de régions dans lesquelles le niveau de vie est anormalement bas ou dans lesquelles sévit un grave sous-emploi et, d'autre part, les aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions économiques, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun.
24. A cet égard, le Royaume d'Espagne fait d'abord valoir que Merco exerce presque exclusivement ses activités dans des régions admises à bénéficier d'aides régionales au titre de l'article 92, paragraphe 3, sous a) et c). La commercialisation des produits agricoles en Espagne aurait, en effet, souffert et souffrirait encore de déficiences très graves.
25. Le Royaume d'Espagne considère ensuite que l'apport de 5 900 millions a facilité le redéploiement de l'activité de l'entreprise et permis d'éviter que ne se produisent des conséquences irréparables pour le secteur. Le non-paiement des sommes dues aux petits agriculteurs aurait, en effet, déclenché une crise définitive qui aurait abouti à la ruine de la plupart d'entre eux en les obligeant à abandonner leur activité et en supprimant toute possibilité d'encourager le développement régional et sectoriel. d'autre part, cette protection se serait imposée et n'aurait pas altéré les conditions des échanges d'une façon contraire à l'intérêt commun. l'augmentation de capital en cause serait donc couverte par les dispositions de l'article 92, paragraphe 3, sous a) et c).
26. Au point VIII, neuvième considérant, de la décision litigieuse, la Commission déclare que, même si l'aide en question devait être considérée comme régionale, elle ne pourrait de toute façon pas bénéficier de ces dérogations, car les aides accordées en vertu desdites dispositions doivent contribuer au développement à long terme de la région, ce qui, en l'espèce, aurait supposé pour le moins que cette aide ait été employée à rétablir la rentabilité de l'entreprise sans entraîner d'effets négatifs inacceptables sur les conditions de concurrence dans la Communauté.
27. Or, il ressort du point II, quatrième considérant, de la décision litigieuse que le Gouvernement espagnol a admis que l'apport de 5 900 millions de PTA ne suffisait pas à rétablir la rentabilité de l'entreprise Merco et que d'autres réformes devraient être entreprises, notamment en ce qui concerne la structure financière de l'entreprise. Le Royaume d'Espagne n'étant pas revenu sur cette affirmation, l'aide en cause ne peut pas être considérée comme une aide régionale bénéficiant des dérogations prévues à l'article 92, paragraphe 3, sous a) et c), du traité.
28. s'agissant en particulier de la dérogation prévue à l'article 92, paragraphe 3, sous c), en faveur des aides destinées à faciliter le développement de certaines activités économiques, la Commission expose, au point VIII, onzième considérant, de la décision litigieuse, qu'elle est soumise à deux conditions: d'une part, ces aides doivent être nécessaires au développement du secteur d'un point de vue communautaire et, d'autre part, elles ne doivent pas altérer les conditions des échanges de façon contraire à l'intérêt commun.
29. La Commission relève ensuite au quinzième considérant du même point que l'aide en question a été utilisée pour compenser des pertes et réduire l'endettement financier, qu'elle n'était pas liée à un programme de restructuration satisfaisant et qu'elle a pu avoir un effet défavorable sur les concurrents de la Communauté en maintenant la compétitivité de l'entreprise grâce à une amélioration artificielle de sa situation financière.
30. Étant donné que le Royaume d'Espagne n'a fourni aucun élément de nature à mettre en doute cette affirmation, il convient de rejeter ce moyen.
Sur l'illégalité de l'obligation de restitution
31. Par son dernier moyen, le Royaume d'Espagne conteste la légalité de l'obligation de restituer l'aide en question, figurant à l'article 2 de la décision litigieuse. Se référant à l'arrêt du 24 février 1987, Deufil/Commission (310-85, Rec. p. 901), il rappelle que cette obligation n'a pas un caractère automatique et qu'il ne suffit pas qu'une aide soit déclarée incompatible avec le marché commun au sens de l'article 92 pour que, simultanément, naisse l'obligation de restitution.
32. A cet égard, le Royaume d'Espagne relève notamment que, en l'occurrence, il est impossible d'exécuter la décision litigieuse du fait que l'entreprise a cessé d'exister sur le plan économique. Elle a, en effet, mis fin à toutes ses activités et est gérée par un administrateur unique chargé des dernières tâches de liquidation. Sur ce point, la situation serait différente de celle dont a eu à connaître la Cour dans l'arrêt du 21 mars 1990, Belgique/Commission (C-142-87, Rec. p. I-959), auquel se réfère la Commission. La décision litigieuse serait donc devenue sans objet.
33 Il résulte de la jurisprudence de la Cour que des difficultés éventuelles, procédurales ou autres, quant à l'exécution de l'acte attaqué ne sauraient influencer la légalité de celui-ci (voir arrêt Belgique/Commission, précité, point 63). Le fait que Merco, postérieurement à la décision litigieuse, a été soumise à une procédure de faillite est donc sans incidence dans le présent litige.
34. Le moyen tiré de l'illégalité de l'obligation de restitution doit, dès lors, être rejeté.
35. Aucun des moyens avancés par le Royaume d'Espagne n'ayant pu être retenu, il y a lieu de rejeter le recours.
Sur les dépens
36. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. Le Royaume d'Espagne ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de le condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
déclare et arrête:
1) Le recours est rejeté.
2) Le Royaume d'Espagne est condamné aux dépens.