CJCE, 29 juin 1995, n° C-135/93
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Royaume d'Espagne
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Schockweiler, Kapteyn
Avocat général :
M. Lenz
Juges :
MM. Mancini, Kakouris, Moitinho de Almeida, Murray, Edward, Hirsch, Ragnemalm, Sevón
Avocat :
Me Bravo-Ferrer Delgado
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 5 avril 1993, le royaume d'Espagne a, en vertu de l'article 173, premier alinéa, du traité CEE, demandé à la Cour, d'une part de déclarer inexistante ou, le cas échéant, d'annuler la décision de la Commission du 23 décembre 1992 de ne pas modifier l'encadrement communautaire des aides d'État dans le secteur de l'automobile et d'en prolonger la validité jusqu'à ce que la Commission ait organisé sa révision, et, d'autre part, d'annuler la prorogation dudit encadrement, opérée par la décision 91-C 81-05 (JO 1991, C 81, p. 4), dans la mesure où celle-ci constitue la base de la décision du 23 décembre 1992.
2. Par une lettre du 31 décembre 1988, la Commission a informé le Gouvernement espagnol qu'au cours de sa réunion du 22 décembre 1988, et à la suite de sa décision du 19 juillet 1988 de mettre en place un encadrement général communautaire des aides d'État dans le secteur de l'automobile, fondé sur l'article 93, paragraphe 1, du traité, elle avait arrêté les conditions de mise en œuvre dudit encadrement, reproduites dans un document joint à la lettre. La Commission a précisé que ce document tenait compte des principales observations formulées par les représentants des États membres au cours d'une réunion multilatérale du 27 octobre 1988. Elle a demandé au Gouvernement espagnol de l'informer de l'acceptation de l'encadrement dans un délai d'un mois.
3. L'encadrement a fait l'objet d'une communication (89-C 123-03) publiée au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1989, C 123, p. 3). Il prévoit à son point 2.2 une obligation de notification de différentes catégories d'aides, ainsi que la communication, par les États membres, à la Commission, d'un rapport annuel donnant des informations sur toutes les aides accordées, y compris celles qui ne sont pas soumises à l'obligation de notification préalable.
4. Le point 2.5 de l'encadrement dispose qu'il "entrera en vigueur le 1er janvier 1989", "sera applicable pendant une période de deux ans", et qu'"à l'issue de cette période, la Commission en réexaminera l'utilité et la portée".
5. Dans l'attente de son acceptation par tous les États membres, la mise en œuvre de l'encadrement a été retardée jusqu'à la fin du premier semestre de 1989 pour dix États, jusqu'en janvier 1990 pour l'Espagne, et jusqu'en mai 1990 pour l'Allemagne. Par une lettre du 5 février 1990, le Gouvernement espagnol n'avait, en effet, accepté l'application de l'encadrement à l'Espagne qu'à partir du 1er janvier 1990.
6. Par une lettre du 31 décembre 1990, la Commission a informé le Gouvernement espagnol qu'elle avait procédé au réexamen de l'utilité et de la portée de l'encadrement et que, compte tenu de la situation de l'industrie automobile communautaire, elle estimait nécessaire de procéder à sa prorogation.
7. La décision de la Commission de proroger l'encadrement a également fait l'objet d'une communication (91-C 81-05) publiée au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1991, C 81, p. 4). Cette communication indique en son quatrième alinéa que "la seule modification que la Commission a arrêtée consiste à étendre l'obligation de notification préalable pour la République fédérale d'Allemagne à Berlin (Ouest) et au territoire de l'ancienne République démocratique allemande".
8. Son cinquième alinéa dispose:
"Après deux ans d'application, l'encadrement sera réexaminé par la Commission. Si des modifications (ou l'abrogation éventuelle de l'encadrement) se révèlent nécessaires, la Commission prendra les décisions appropriées après consultation des États membres."
9. Par une lettre du 27 janvier 1993 du directeur général de la Direction générale de la concurrence, la Commission a d'abord rappelé au Gouvernement espagnol qu'en décembre 1990 elle avait décidé de proroger l'encadrement sans limiter sa durée de validité, même si elle s'était engagée à procéder à son réexamen après deux ans et à le modifier ou à l'abroger, en cas de nécessité, après consultation des États membres. Elle a ensuite indiqué que, conformément à l'engagement pris dans sa lettre du 31 décembre 1990, elle avait procédé à ce réexamen avec les États membres au cours d'une réunion multilatérale tenue le 8 décembre 1992 et que, au cours de cette réunion, la grande majorité des États membres avait exprimé sa satisfaction au sujet de la mise en œuvre actuelle de l'encadrement et son désir qu'il soit maintenu au cours des prochaines années. Elle a enfin informé le Gouvernement espagnol que, en conséquence, elle avait décidé, le 23 décembre 1992, de ne pas modifier l'encadrement, ajoutant que celui-ci resterait valable "jusqu'à la prochaine révision organisée par la Commission".
10. Cette décision de la Commission a également fait l'objet d'une communication (93-C 36-06) publiée au Journal officiel des Communautés européennes (JO 1993, C 36, p. 17).
11. Considérant que ladite décision était illégale, voire inexistante, car adoptée en violation des formes substantielles, de l'article 190 du traité et du principe de sécurité juridique, et que cette illégalité affectait également la prorogation de l'encadrement décidée à la fin de l'année 1990, en tant qu'elle servait de fondement à la décision du 23 décembre 1992, le royaume d'Espagne a introduit le présent recours.
12. Par acte séparé déposé au greffe de la Cour le 17 mai 1993, la Commission a soulevé une exception d'irrecevabilité à l'encontre du recours, conformément à l'article 91, paragraphe 1, du règlement de procédure. Par décision du 14 décembre 1993, la Cour, l'avocat général entendu, a décidé de joindre l'exception au fond.
Sur la recevabilité
13. La Commission soutient que la décision du 23 décembre 1992, en tant qu'elle prolonge la durée de validité de l'encadrement pour une durée indéfinie, ne constitue qu'un acte purement confirmatif d'une décision antérieure, à savoir la décision de prorogation de 1990. Elle fait valoir également que dans la mesure où la décision de 1992 ne modifie pas le contenu de l'encadrement elle ne revêt qu'un caractère purement interne et ne modifie pas la situation juridique de la partie requérante découlant de la décision de prorogation de 1990. Enfin, en ce qui concerne cette dernière décision, la Commission considère que le recours n'a pas été introduit dans le délai prévu à cet effet à l'article 173 du traité.
14. Le royaume d'Espagne conteste que la décision de prorogation de 1990 ait pu comporter par elle-même une prolongation de la validité de l'encadrement pour une durée indéfinie, étant donné qu'une modification aussi substantielle de la nature de l'encadrement aurait exigé l'acquiescement exprès des États membres. Il considère que la décision du 23 décembre 1992 produit nécessairement des effets juridiques, dans la mesure où elle obligerait les États membres à se conformer au régime de l'encadrement pendant la période pour laquelle il est établi, et constituerait l'expression d'un choix entre différentes possibilités qui se seraient offertes à la Commission.
15. Le royaume d'Espagne fait ensuite valoir qu'il n'attaque la décision de prorogation de 1990 que de manière indirecte, au titre de l'article 184 du traité, en invoquant son illégalité à l'appui du recours introduit à l'encontre de la décision du 23 décembre 1992. Il ajoute qu'en mettant en cause, dans le corps de la requête, l'existence même de la décision de prorogation de 1990 il fait état d'atteintes à l'ordre public dont il y aurait lieu de connaître à tout moment, quel que soit le cadre procédural dans lequel elles sont invoquées.
16. S'agissant du recours dirigé contre la décision de prorogation de 1990, il y a lieu de constater que le royaume d'Espagne, dans sa requête, n'invoque pas l'illégalité de cette décision à titre de moyen d'annulation de la décision du 23 décembre 1992, mais en demande formellement l'annulation. Pour être recevable, une telle demande aurait dû être introduite dans le délai de deux mois prévu à l'article 173, troisième alinéa, du traité.
17. En toute hypothèse, admettre qu'un requérant puisse, dans le cadre d'un recours en annulation dirigé contre une décision, invoquer par voie d'exception l'illégalité d'un acte antérieur de même nature, dont il aurait pu directement demander l'annulation, permettrait de mettre en cause indirectement des décisions antérieures non attaquées dans le délai de recours prévu à l'article 173 du traité, et d'éluder ainsi ce délai.
18. Enfin, en ce qui concerne l'argument selon lequel des vices graves et évidents de nature à affecter l'existence même d'un acte juridique pourraient être soumis à l'examen de la Cour quel que soit le moment auquel ils sont invoqués, il y a lieu de souligner que le royaume d'Espagne ne demande pas à la Cour de constater l'inexistence de la décision de prorogation de 1990. Par ailleurs, il ne résulte ni de la lettre du 31 décembre 1990, par laquelle la Commission a informé le Gouvernement espagnol de sa décision de proroger l'encadrement, ni de la communication afférente publiée au Journal officiel des Communautés européennes, que cette décision soit entachée d'une irrégularité d'une gravité si évidente qu'elle ne pourrait être tolérée par l'ordre juridique communautaire.
19. Le recours doit donc être rejeté comme irrecevable en tant qu'il est dirigé contre la décision de prorogation de 1990.
20. S'agissant du recours dirigé contre la décision du 23 décembre 1992, il y a lieu de rappeler qu'en vertu de la jurisprudence constante de la Cour, le recours en annulation est ouvert à l'égard de toutes dispositions prises par les institutions, quelles qu'en soient la nature ou la forme, qui visent à produire des effets de droit (arrêt du 31 mars 1971, Commission/Conseil, 22-70, Rec. p. 263, point 42).
21. La recevabilité du recours dirigé contre la décision du 23 décembre 1992 dépend donc de la question de savoir si celle-ci a apporté des modifications à la situation juridique découlant de la décision de prorogation de 1990.
22. Pour apprécier si tel a été le cas, il importe de procéder à une analyse du contenu de cette dernière décision à la lumière non seulement de son libellé, mais également de son contexte et du cadre juridique dans lequel elle se situait.
23. Il résulte du point 1, quatrième alinéa, de la communication relative à l'encadrement initial que celui-ci a été adopté sur la base de l'article 93, paragraphe 1, du traité.
24. Aux termes de cette disposition, la Commission procède avec les États membres à l'examen permanent des régimes d'aides existant dans ces États. Elle propose à ceux-ci les mesures utiles exigées par le développement progressif ou le fonctionnement du marché commun. Cette disposition implique ainsi une obligation de coopération régulière et périodique à la charge de la Commission et des États membres, dont ni la Commission ni un État membre ne sauraient s'affranchir pour une période indéfinie dépendant de la volonté unilatérale de l'une ou de l'autre.
25. C'est au regard de cette obligation que doit être analysée la portée de la décision de prorogation de l'encadrement de 1990.
26. A cet égard, il y a lieu de constater d'abord qu'en subordonnant la mise en œuvre de l'encadrement à l'acceptation des États membres et en prévoyant une durée de validité de deux ans, à l'expiration de laquelle la Commission devait procéder au réexamen de son utilité et de sa portée, l'encadrement initial tenait pleinement compte de l'obligation de coopération régulière et périodique imposée par l'article 93, paragraphe 1, du traité, à la Commission et aux États membres.
27. Compte tenu de cette obligation, il convient d'admettre ensuite qu'en prévoyant qu'un nouveau réexamen aura lieu après deux ans d'application de la décision de prorogation de 1990, en dépit d'une formulation légèrement différente, a entendu reconduire l'encadrement pour une nouvelle période de deux ans, à l'issue de laquelle une décision quant à son maintien ou à sa modification ou abrogation devait être prise.
28. Cette intention de reconduire la clause du point 2.5 de l'encadrement initial relative à la durée de sa validité est d'ailleurs confirmée par le quatrième alinéa de la communication correspondante, selon lequel la décision de prorogation de 1990 n'a apporté d'autre modification à l'encadrement initial que celle relative à l'extension de son champ d'application à Berlin (Ouest) et au territoire de l'ancienne République démocratique allemande.
29. En conséquence, à défaut d'une nouvelle prorogation, l'encadrement, reconduit par la décision de 1990 pour une nouvelle période de deux ans à partir du 1er janvier 1991, aurait expiré le 31 décembre 1992. Il s'ensuit que la décision de la Commission du 23 décembre 1992 de prolonger la validité de l'encadrement au-delà de ce terme a produit des effets juridiques propres.
30. Dans ces conditions, le recours est recevable en tant qu'il est dirigé contre la décision de la Commission du 23 décembre 1992.
Sur le fond
31. A l'appui de son recours, le royaume d'Espagne soulève plusieurs moyens tirés respectivement du défaut d'apparence externe de la décision du 23 décembre 1992, de l'incompétence de la Commission, du non-respect de la procédure visée à l'article 93, paragraphe 1, du traité et de la violation de l'article 190 du traité pour absence de base juridique.
32. Il soutient, en premier lieu, que le texte de la lettre du 27 janvier 1993, par laquelle la Commission l'a informé qu'elle avait pris, le 23 décembre 1992, la décision de proroger l'encadrement, ne permet pas de vérifier si cette prétendue "décision" de la Commission satisfait aux exigences minimales pour qu'elle ait une existence légale.
33. Il estime, en second lieu, qu'en décidant de prolonger la durée de validité de l'encadrement jusqu'à ce qu'une prochaine révision soit organisée par elle la Commission a modifié la nature même de l'encadrement en lui conférant une durée de validité indéfinie. Or, selon le royaume d'Espagne, en procédant à une telle transformation de la nature de l'encadrement d'une façon unilatérale, sans consulter au préalable les États membres et recueillir leur consentement, la Commission a dépassé les limites de ses compétences découlant de l'article 93, paragraphe 1, du traité, et a ainsi également violé cette disposition.
34. Le royaume d'Espagne relève enfin que, tout en renvoyant, dans sa lettre du 27 janvier 1993, comme d'ailleurs dans la communication publiée au Journal officiel des Communautés européennes, à l'article 93, paragraphe 1, du traité, en tant que base de l'encadrement qu'elle avait décidé de proroger, la Commission n'a pas indiqué la base juridique ayant servi à l'adoption de la décision de prorogation elle-même.
35. Il convient de constater que, par ces moyens, la partie requérante tend à contester que la Commission ait pu prolonger la validité de l'encadrement pour une durée indéfinie, sans consulter les États membres, voire recueillir leur consentement.
36. Cependant, il n'apparaît pas que, par sa décision du 23 décembre 1992, la Commission ait effectivement procédé à une prorogation pour une durée indéfinie de l'encadrement initialement convenu avec les États membres.
37. Il est, en effet, de jurisprudence établie que, lorsqu'un texte du droit dérivé communautaire est susceptible de plus d'une interprétation, il convient de donner la préférence à celle qui rend la disposition conforme au traité plutôt qu'à celle conduisant à constater son incompatibilité avec celui-ci (arrêt du 13 décembre 1983, Commission/Conseil, 218-82, Rec. p. 4063, point 15). Dès lors, même si la disposition prévoyant que l'encadrement restera valable jusqu'à la prochaine révision organisée par la Commission peut paraître ambiguë, elle doit être comprise dans un sens conforme à la disposition du traité qu'elle est destinée à mettre en œuvre (voir, pour un exemple d'application de ce principe, arrêt du 25 novembre 1986, Klensch e.a., 201-85 et 202-85, Rec. p. 3477, point 21).
38. Or, ainsi qu'il a été rappelé au point 24 du présent arrêt, l'obligation de coopération régulière et périodique résultant de l'article 93, paragraphe 1, du traité s'oppose à ce que des régimes d'aides existants soient examinés selon des règles établies ou convenues pour une période indéfinie dépendant de la volonté unilatérale soit de la Commission, soit des États membres.
39. Dans ces conditions, la décision du 23 décembre 1992 doit être interprétée comme n'ayant prorogé l'encadrement que jusqu'à son prochain réexamen, lequel, comme les précédents, devait avoir lieu à l'issue d'une nouvelle période d'application de deux ans.
40. Les moyens invoqués par le royaume d'Espagne à l'encontre de la décision du 23 décembre 1992 de prolonger la validité de l'encadrement jusqu'à ce que la Commission ait organisé sa révision étant fondés sur la prémisse erronée selon laquelle cette décision aurait modifié la durée de validité de l'encadrement en le prolongeant pour une durée indéfinie, il y a donc lieu de les rejeter.
41. Dès lors, le recours doit être rejeté dans son ensemble.
Sur les dépens
42. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. En vertu de l'article 69, paragraphe 3, la Cour peut toutefois répartir les dépens ou décider que chaque partie supporte ses propres dépens si les parties succombent respectivement sur un ou plusieurs chefs, ou pour des motifs exceptionnels. De tels motifs exceptionnels existent en l'espèce dans la mesure où, bien que le recours du royaume d'Espagne doive être rejeté, la position juridique qu'il a défendue a été accueillie pour une partie substantielle. Il apparaît dès lors équitable de décider que chaque partie supportera ses propres dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
déclare et arrête:
1) Le recours est rejeté.
2) Chacune des parties supportera ses propres dépens.