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Décisions

TPICE, 3e ch. élargie, 5 juin 1996, n° T-398/94

TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTES EUROPEENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Kahn Scheepvaart BV

Défendeur :

Commission des Communautés européennes

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Briët

Juges :

Mme Lindh, MM. Vesterdorf, Potocki, Cooke

Avocats :

Mes Jestaedt, Ottervanger.

TPICE n° T-398/94

5 juin 1996

LE TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (troisième chambre élargie),

Cadre juridique

1 Sur la base de l'article 92, paragraphe 3, sous d), [devenu sous e)] et de l'article 113 du traité CE (ci-après "traité"), le Conseil a arrêté des règles spécifiques concernant la compatibilité avec le marché commun des aides d'État dans le secteur de la construction navale. Ces règles figurent dans la directive 90-684-CEE du Conseil, du 21 décembre 1990, concernant les aides à la construction navale (JO L 380, p. 27, ci-après "septième directive"), telle que modifiée par la directive 92-68-CEE du Conseil, du 20 juillet 1992 (JO L 219, p. 54, ci-après "directive 92-68"), et la directive 93-115-CE du Conseil, du 16 décembre 1993 (JO L 326, p. 62, ci-après "directive 93-115"). La septième directive établit une distinction entre, d'une part, les aides à la production, dites aides au fonctionnement, pour lesquelles s'applique un plafond maximal et, d'autre part, les aides à la restructuration destinées à soutenir les changements structurels souhaitables dans le secteur européen de la construction navale. La septième directive est entrée en vigueur le 1er janvier 1991, pour une durée de trois ans. Elle a été prorogée pour l'année 1994 par la directive 93-115.

2 L'article 3, paragraphe 1, de la septième directive prévoit notamment que "toutes les formes d'aide aux armateurs ou à des tiers qui sont disponibles en tant qu'aide pour la construction ou la transformation de navires sont soumises aux règles de notification prévues à l'article 11". Selon le paragraphe 2 du même article, "l'équivalent subvention de ces aides est intégralement soumis aux règles visées à l'article 4 et aux procédures de surveillance prévues à l'article 12, lorsque ces aides sont effectivement utilisées pour la construction ou la transformation de navires dans des chantiers de la Communauté".

3 L'article 4, paragraphe 1, de la septième directive dispose que "les aides à la production en faveur de la construction et de la transformation navales peuvent être considérées comme compatibles avec le marché commun, à condition que le montant total de l'aide octroyée pour un contrat ne dépasse pas en équivalent subvention un plafond maximum commun exprimé en pourcentage de la valeur contractuelle avant aide" (ci-après "plafond").

4 Pour l'année 1994, la Commission a fixé à 9 % le plafond prévu aux articles 4, paragraphe 1, et 5, paragraphe 1, de la septième directive [communication 94-C 37-05 de la Commission (JO 1994, C 37, p. 4)].

Faits à l'origine du litige

5 La requérante est une société de droit privé néerlandais, filiale de la société suisse Jumbo Shipping Company SA (ci-après "Jumbo Shipping"). La requérante a pour activités principales le levage et le transport par mer de chargements lourds. Elle exploite divers navires transporteurs de pondéreux.

6 Par lettre du 13 avril 1994, la requérante a introduit une plainte auprès de la Commission à l'encontre des subventions allemandes accordées, selon elle, à la construction de deux navires commandés par Schiffahrtskontor Altes Land GmbH (ci-après "SAL") et des sociétés associées au sein du groupe Heinrich, auprès du chantier naval J. J. Sietas KG Schiffswerft GmbH & Co, à livrer fin 1994-début 1995. La requérante a notamment fait valoir que les avantages fiscaux prévus par l'article 82f du Einkommensteuerdurchfuehrungsverordnung (règlement d'application relatif à l'impôt sur le revenu, ci-après "EStDV") et l'article 15a en liaison avec l'article 52, paragraphe 19, du Einkommensteuergesetz (loi relative à l'impôt sur le revenu, ci-après "EStG") constituaient, en conjonction avec d'autres subventions, une aide dépassant le plafond fixé par la septième directive.

7 Après le dépôt de la plainte, un échange de correspondance a eu lieu entre les parties. Par lettre du 7 octobre 1994, la requérante a fourni des informations supplémentaires sur le financement de la construction du navire "Frauke" (ci-après "Frauke"), l'un des navires visés dans sa plainte. Au cours de l'année 1994, les parties ont eu également des contacts sous forme soit de conversations téléphoniques, soit de réunions. A ces occasions, la requérante a été représentée, à plusieurs reprises, par Jumbo Shipping.

8 A la suite de la prorogation de la septième directive pour l'année 1994 par la directive 93-115, les États membres avaient l'obligation de notifier l'ensemble des régimes d'aides à la construction navale en vigueur en 1994, y compris les régimes déjà autorisés pour la période 1991-1993. Le 25 octobre 1994, la Commission a adopté une décision, adressée au Gouvernement allemand, relative à ces régimes, conformément à son obligation d'en examiner la compatibilité avec les dispositions de la septième directive. Par cette décision, d'une part, conformément aux articles 3, 4, 6 et 8 de la septième directive, elle a autorisé pour l'année 1994 l'application de cinq régimes d'aides qui concernent uniquement la construction navale de manière accessoire, parmi lesquels figuraient des régimes généraux de garantie, des aides aux investissements et des aides à la recherche et au développement. Le présent litige ne concerne cependant pas ces régimes. D'autre part, conformément aux articles 3 et 4 de la septième directive, la Commission a prorogé pour l'année 1994 d'autres régimes d'aides concernant directement la construction navale, y compris les différents régimes d'allégement fiscal résultant de l'application de l'article 82f de l'EStDV et des articles 15a et 52, paragraphe 19, de l'EStG, qui sont mis en cause par la requérante. La décision du 25 octobre 1994 a été notifiée aux autorités allemandes par lettre du 11 novembre 1994.

9 Par lettre du 31 octobre 1994, la Commission a informé Jumbo Shipping de l'adoption de la décision du 25 octobre 1994. Une copie de cette lettre a été envoyée à la requérante.

Procédure et conclusions des parties

10 Par requête déposée au greffe du Tribunal le 30 décembre 1994, la requérante a formé un recours contre la décision de la Commission. L'affaire a été attribuée à une chambre composée de trois juges. Après avoir entendu les parties, le Tribunal a, par décision du 11 janvier 1996, décidé de renvoyer l'affaire devant la troisième chambre élargie, composée de cinq juges.

11 Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (troisième chambre élargie) a décidé d'ouvrir la procédure orale sans procéder à des mesures d'instruction préalables.

12 Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l'audience publique du 12 mars 1996.

13 La requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- annuler la décision de la Commission;

- prendre toutes mesures qu'il jugera utiles;

- condamner la Commission aux dépens.

14 La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:

- rejeter le recours;

- condamner la requérante aux dépens.

Sur l'objet du litige

15 Il convient, d'emblée, de déterminer l'objet du recours, la Commission ayant fait valoir que la requérante, au stade de son mémoire en réplique, a modifié celui-ci. Ainsi, selon la Commission, la requérante aurait cherché à étendre le recours afin qu'il vise, outre l'annulation de la décision du 25 octobre 1994 portant sur des régimes d'aides, également l'annulation du prétendu refus implicite, contenu dans la lettre du 31 octobre 1994, "de vérifier, au titre de l'article 93, paragraphe 2, du traité, si les avantages fiscaux concrets dont devaient bénéficier les propriétaires du 'Frauke', combinés avec les autres mesures d'aides, constituaient une aide incompatible avec le marché commun" (point 8 du mémoire en réplique).

16 Le Tribunal relève que la requérante, en réponse aux questions qui lui ont été posées lors de l'audience, a confirmé que l'objet de son recours visait non seulement l'annulation de la décision du 25 octobre 1994, mais également l'annulation du prétendu refus implicite, par la lettre du 31 octobre 1994, de vérifier, au titre de l'article 93, paragraphe 2, du traité, si les avantages fiscaux concrets dont devaient bénéficier les propriétaires du "Frauke", combinés avec d'autres aides, sont compatibles avec le marché commun.

17 Or, il y a lieu de constater qu'aux termes de la requête introductive d'instance "la requérante tend, par le présent recours [...] à obtenir l'annulation de la décision de la Commission du 25 octobre 1994 (la 'décision') [...] autorisant un régime fiscal en rapport avec le financement de navires transporteurs de pondéreux, qui a été notifiée à la requérante par lettre du 31 octobre 1994". Sous le titre "conclusion", la requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal d'annuler la "décision", c'est-à-dire la décision de la Commission du 25 octobre 1994. A cet égard, il est utile de relever que cette décision, adressée au Gouvernement allemand, porte uniquement sur des régimes généraux d'aides allemands, y compris le régime contesté par la requérante. Par ladite décision, la Commission ne s'est pas prononcée sur des aides individuelles.

18 Bien qu'il ressorte de la requête, point 7, que "en approuvant l'application du régime par la décision du 31 octobre 1994, et en rejetant ainsi la plainte, la Commission a enfreint [...] l'article 93, paragraphe 2, du traité CE" et que l'on puisse déduire d'une lecture de l'ensemble de la requête que les soucis de la requérante sont concentrés sur l'application concrète du régime général d'aides en question, plus particulièrement le financement des deux navires commandés par SAL et des sociétés associées, dont l'un est le navire "Frauke", la requérante n'a toutefois pas, dans sa requête, formulé des conclusions portant sur l'application individuelle du régime contesté. Le Tribunal considère qu'il convient d'interpréter l'affirmation citée ci-dessus en ce sens qu'elle fait partie de l'argumentation à l'appui du présent recours.

19 Dès lors, le Tribunal constate que les conclusions contenues dans la requête tendent uniquement à l'annulation de la décision du 25 octobre 1994, pour autant que celle-ci autorise l'application, par les autorités allemandes, des dispositions prévoyant des avantages fiscaux visés à l'article 82f de l'EStDV et à l'article 15a, en conjonction avec l'article 52, paragraphe 19, de l'EStG. En outre, le Tribunal constate que, même si, aux points 7 et 8 de son mémoire en réplique, la requérante fait valoir que la Commission, en arrêtant la décision du 25 octobre 1994, lui a également adressé une décision portant refus de vérifier si les avantages fiscaux dont devaient bénéficier les propriétaires du "Frauke", combinés avec les autres mesures d'aides, constituaient une aide incompatible avec le marché commun, il ressort toutefois de la première page du mémoire en réplique que le recours a toujours pour objet l'annulation de la "décision de la Commission du 25 octobre 1994".

20 Dans ces circonstances, le Tribunal considère que, en vertu de l'article 44 du règlement de procédure du Tribunal, le chef de conclusions, présenté par la requérante à l'audience, visant à obtenir l'annulation de la lettre du 31 octobre 1994, dans la mesure où celle-ci comporterait un rejet implicite de la plainte déposée, doit être déclaré irrecevable. Selon l'article 44 du règlement de procédure du Tribunal, les parties ont en effet l'obligation de définir l'objet du litige dans l'acte introductif d'instance. Même si l'article 48 du même règlement de procédure permet, sous certaines conditions, la production de moyens nouveaux, une partie ne peut, en cours d'instance, modifier l'objet même du litige (voir, à cet égard, l'arrêt de la Cour du 25 septembre 1979, Commission/France, 232-78, Rec. p. 2729, point 3, et l'arrêt du Tribunal du 10 juillet 1990, Automec/Commission, T-64-89, Rec. p. II-367, point 69).

21 Il résulte de ce qui précède que l'objet du litige ne comprend que la demande d'annulation de la décision du 25 octobre 1994, pour autant que celle-ci autorise l'application, par les autorités allemandes, des dispositions prévoyant des avantages fiscaux prévus par l'article 82f de l'EStDV et par l'article 15a en conjonction avec l'article 52, paragraphe 19, de l'EStG (ci-après "décision attaquée" ou "décision du 25 octobre 1994").

Sur la recevabilité du chef de conclusions tendant à l'annulation de la décision du 25 octobre 1994

Arguments des parties

22 La Commission, sans soulever formellement une exception d'irrecevabilité au sens de l'article 114 du règlement de procédure du Tribunal, a contesté la recevabilité du recours. La décision attaquée ayant été adressée au Gouvernement allemand, un recours à son encontre ne serait recevable que si elle concerne la requérante directement et individuellement au sens de l'article 173, quatrième alinéa, du traité (voir l'arrêt de la Cour du 15 juillet 1963, Plaumann/Commission, 25-62, Rec. p. 197). Or, en l'espèce, la requérante ne serait pas individuellement concernée.

23 La Commission souligne, d'abord, que la décision attaquée porte sur un certain nombre de régimes d'aides en faveur du secteur de la construction navale en Allemagne, qui doivent être mis en œuvre au travers d'un nombre indéfini de cas d'application. Les bénéficiaires potentiels de ces régimes formeraient une catégorie extrêmement large, et leur nombre n'aurait été ni déterminé ni vérifiable à l'époque où la décision attaquée a été prise.

24 A cet égard, la Commission rappelle que, selon la jurisprudence, même les bénéficiaires potentiels d'une aide ne peuvent former un recours qu'à la condition qu'ils remplissent eux-mêmes les conditions prévues par l'article 173, quatrième alinéa, du traité (voir les arrêts de la Cour du 2 février 1988, Van der Kooy e.a./Commission, 67-85, 68-85 et 70-85, Rec. p. 219, point 15, du 17 septembre 1980, Philip Morris/Commission, 730-79, Rec. p. 2671, point 5, et du 13 mars 1985, Pays-Bas et Leeuwarder Papierwarenfabriek/Commission, 296-82 et 318-82, Rec. p. 809, point 13).

25 A supposer que la Commission ait pris une décision négative à l'égard d'un régime allemand d'aides à la construction navale, il découlerait de la jurisprudence qu'un recours en annulation introduit par l'un des bénéficiaires potentiels de ce régime à l'encontre de cette décision ne serait pas recevable (voir l'arrêt Van der Kooy e.a./Commission, précité, et l'arrêt de la Cour du 7 décembre 1993, Federmineraria e.a./Commission, C-6-92, Rec. p. I-6357, points 14 à 15). En outre, la requérante étant simplement un concurrent d'un client des bénéficiaires potentiels du régime d'aides approuvé, son recours serait a fortiori irrecevable. La Commission souligne que la requérante n'a pas avancé d'éléments susceptibles de démontrer que le régime d'aides a, d'une quelconque façon, affecté ses activités commerciales.

26 Ensuite, la Commission fait observer que le recours concerne, en substance, l'octroi par le Gouvernement allemand d'une aide particulière à une entreprise déterminée. Elle considère dès lors que la requérante aurait pu attaquer la décision individuelle des autorités allemandes de mise en œuvre du régime d'aides, devant les juridictions nationales (voir, à cet égard, l'arrêt de la Cour du 12 avril 1984, Unifrex/Commission et Conseil, 281-82, Rec. p. 1969, point 11).

27 Enfin, la Commission fait valoir que le fait qu'elle n'a pas, en l'espèce, ouvert la procédure prévue par l'article 93, paragraphe 2, du traité ne modifie en rien l'analyse selon laquelle la requérante n'est pas individuellement concernée par la décision attaquée. A cet égard, la Commission souligne que la jurisprudence invoquée par la requérante, à savoir les arrêts de la Cour du 19 mai 1993, Cook/Commission (C-198-91, Rec. p. I-2487), et du 15 juin 1993, Matra/Commission (C-225-91, Rec. p. I-3203), n'est pas pertinente, car elle porte sur des aides ad hoc et non, comme en l'espèce, sur un régime général d'aides.

28 A ce propos, la Commission estime, en se référant aux conclusions de l'avocat général M. Tesauro sous l'arrêt Cook/Commission, précité, qu'il y a lieu de limiter le champ d'application de la jurisprudence mentionnée en ce qui concerne la possibilité des "intéressés", au sens de l'article 93, paragraphe 2, du traité, de contester devant le Tribunal une décision qu'elle a prise de ne pas ouvrir la procédure prévue par ladite disposition. Afin d'éviter qu'un grand nombre d'entreprises puisse attaquer des décisions relatives à des régimes généraux d'aides, la Commission fait valoir qu'il faut limiter la possibilité de contester une décision "de ne pas soulever d'objections" aux seules entreprises qui sont les concurrentes effectives d'un bénéficiaire actuel de l'aide en question et, en conséquence, exclure les entreprises qui ne sont que marginalement intéressées. Compte tenu du fait que la requérante, en tant qu'entreprise de transport, n'est que la concurrente d'un client d'un chantier naval, ce dernier étant un bénéficiaire potentiel du régime d'aides en question, la Commission estime que la requérante n'est qu'indirectement et potentiellement concernée par la décision attaquée ou, selon l'expression de l'avocat général sous l'arrêt Cook/Commission, précité, elle n'est que marginalement intéressée au sens de l'article 93, paragraphe 2, du traité.

29 Par ailleurs, dans l'hypothèse où le Tribunal estimerait qu'il faut privilégier les droits procéduraux des tiers qui n'ont pas été invités à présenter des observations, il conviendrait, selon la Commission, de tenir compte, à tout le moins, de la portée (régionale ou sectorielle) des régimes en cause, des démarches effectuées par la partie requérante auprès de la Commission pendant la procédure administrative et de sa qualité d'entreprise affectée en tant que concurrente d'un client d'un bénéficiaire du régime d'aides en question, avant de statuer sur la question de savoir si elle a le droit d'agir. A cet égard, la Commission souligne que les nombreux contacts qu'elle a eus avant l'adoption de la décision attaquée ont été établis avec Jumbo Shipping et non avec la requérante.

30 La requérante fait observer, à titre liminaire, que la Commission n'a jamais contesté que la plainte déposée et l'issue de l'éventuelle enquête présentaient un intérêt réel pour la requérante. En effet, revêtant notamment la forme d'un allégement fiscal individuel, l'aide spécifiquement mise en cause dans la plainte aurait été destinée à favoriser certains armateurs pour la construction de deux navires transporteurs de pondéreux, dont l'un, le "Frauke", devrait être exploité par SAL, le plus important concurrent de la requérante. A cet égard, cette dernière relève que le marché sur lequel elle opère fait partie du secteur du transport maritime de pondéreux et concerne les navires transporteurs de pondéreux capables de soulever des charges de plus de 200 tonnes avec leur propre équipement. Or, la requérante affirme que, sur ce marché, uniquement trois grandes compagnies opéreraient, dont elle-même et SAL.

31 Ensuite, la requérante fait valoir que la Commission, ayant décidé de ne pas soulever d'objections à l'encontre du régime d'aides allemand, a simultanément considéré que l'application dudit régime n'était pas contraire au droit communautaire. Ce faisant, la Commission aurait également refusé de vérifier, au titre de l'article 93, paragraphe 2, du traité, si les avantages fiscaux dont devaient bénéficier les propriétaires du "Frauke", combinés avec d'autres mesures d'aides, constituaient une aide incompatible avec le marché commun. La décision de la Commission, telle qu'elle a été communiquée à la requérante, inclurait une décision adressée à celle-ci susceptible d'être attaquée devant le Tribunal (voir les arrêts de la Cour du 15 décembre 1988, Irish Cement/Commission, 166-86 et 220-86, Rec. p. 6473, et du 24 mars 1993, CIRFS e.a./Commission, C-313-90, Rec. p. I-1125).

32 Dans l'hypothèse où le Tribunal considérerait que la décision attaquée a été adressée exclusivement à l'Allemagne, la requérante fait valoir qu'il ressort de la jurisprudence que les "intéressés" au sens de l'article 93, paragraphe 2, du traité ont la faculté d'attaquer les décisions par lesquelles la Commission constate qu'une aide est compatible avec le marché commun, sans ouvrir la procédure prévue par ledit article (voir l'arrêt Cook/Commission, précité). La requérante estime être un "intéressé" puisque, comme le cas du "Frauke" le montre clairement, ses intérêts sont affectés par le régime fiscal allemand.

33 Pour ce qui est de l'argumentation de la Commission selon laquelle il n'y a ni bénéficiaires actuels ni concurrents effectifs des entreprises bénéficiaires lorsqu'il s'agit de l'approbation d'un régime général d'aides, la requérante répond que cette argumentation n'est pas pertinente en l'espèce, étant donné qu'il s'agit d'une aide sectorielle, que sa position concurrentielle est affectée et qu'elle a eu des contacts étroits avec la Commission pendant la procédure administrative.

34 Lors de l'audience, la requérante a fait valoir que, étant donné que la Commission était, au moment de l'adoption de la décision attaquée, en mesure de connaître l'identité des bénéficiaires futurs du régime d'aides approuvé, en raison de la publication antérieure des différents prospectus, la décision attaquée concerne en réalité un certain nombres d'aides individuelles plutôt qu'un véritable régime d'aides.

35 Enfin, lors de l'audience, la requérante a contesté avoir la possibilité d'attaquer, devant les juridictions allemandes, les aides individuelles accordées à ses concurrents, notamment en faveur de la construction du "Frauke", étant donné que ces aides individuelles seront octroyées en application de dispositions fiscales allemandes approuvées par la Commission. Elle ajoute que, dans ces circonstances, si le Tribunal déclare son recours irrecevable, l'application pratique, par la Commission, des règles concernant les aides d'État échapperait dans une large mesure au contrôle du juge communautaire, ce qui serait inacceptable. Par ailleurs, à supposer même que la requérante ait la possibilité, en droit national, de contester la légalité d'une application concrète du régime d'aides, cela n'aurait aucune influence sur la question de savoir si le présent recours est recevable.

Appréciation du Tribunal

36 Il convient de rappeler, liminairement, que l'article 173, quatrième alinéa, du traité permet aux personnes physiques ou morales d'attaquer les décisions dont elles sont les destinataires ou celles qui, bien que prises sous l'apparence d'un règlement ou d'une décision adressée à une autre personne, les concernent directement et individuellement. Dès lors, la recevabilité du présent chef de conclusions dépend de la question de savoir si la décision attaquée, adressée au Gouvernement allemand et clôturant la procédure préliminaire prévue par l'article 93, paragraphe 3, du traité, concerne la requérante directement et individuellement.

37 A cet égard, il y a lieu de rappeler qu'il résulte d'une jurisprudence constante que les sujets autres que les destinataires d'une décision ne sauraient prétendre être concernés individuellement au sens de l'article 173, quatrième alinéa, du traité que si cette décision les atteint en raison de certaines qualités qui leur sont particulières ou d'une situation de fait qui les caractérise par rapport à toute autre personne et, de ce fait, les individualise d'une manière analogue à celle du destinataire (voir l'arrêt Plaumann/Commission, précité, les arrêts de la Cour du 14 juillet 1983, Spijker/Commission, 231-82, Rec. p. 2559, point 8, et du 18 mai 1994, Codorniu/Conseil, C-309-89, Rec. p. I-1853, point 20, et les arrêts du Tribunal du 19 mai 1994, Air France/Commission, T-2-93, Rec. p. II-323, point 42, du 27 avril 1995, ASPEC e.a./Commission, T-435-93, Rec. p. II-1281, point 62, et du 13 décembre 1995, Vereniging van Exporteurs in Levende Varkens e.a./Commission, T-481-93 et T-484-93, Rec. p. 0000, point 51).

38 En ce qui concerne la nature juridique de l'acte attaqué, il y a d'abord lieu de constater que, conformément aux articles 3 et 4 de la septième directive, telle que prorogée pour l'année 1994 par la directive 93-115, la Commission a notamment approuvé l'application, au cours de l'année 1994, des dispositions fiscales allemandes en faveur d'armateurs et de personnes investissant dans de nouveaux navires (voir ci-dessus au point 8). Selon la décision attaquée, il s'agit de l'application de l'article 82f de l'EStDV, prévoyant, en faveur des armateurs, des amortissements spéciaux pour les nouveaux navires, et de l'article 15a, en conjonction avec l'article 52, paragraphe 19, de l'EStG, prévoyant, en faveur des personnes investissant dans de nouveaux navires, un allégement fiscal. Ces deux régimes fiscaux ne prévoient pas, toujours selon la décision attaquée, la réduction de l'impôt nominal dû, mais la possibilité de différer le paiement des impôts, de sorte qu'il en résulte des avantages en termes de valeur actuelle nette. Il y a lieu de souligner que, par la décision attaquée, la Commission ne s'est pas prononcée sur la compatibilité avec le marché commun des aides individuelles, la Commission ayant, à cet égard, pris note de l'engagement des autorités allemandes de respecter, dans l'application des différents régimes, le plafond applicable, en vertu de la septième directive, aux aides au fonctionnement.

39 Compte tenu du fait qu'il s'agit d'une approbation de l'application de dispositions fiscales ayant une portée générale, la décision attaquée, bien qu'elle soit adressée à un État membre, se présente donc, à l'égard des bénéficiaires potentiels desdites dispositions, comme une mesure de portée générale qui s'applique à des situations déterminées objectivement et comporte des effets juridiques à l'égard d'une catégorie de personnes envisagées de manière générale et abstraite.

40 Le Tribunal constate ensuite qu'il ressort du dossier que la requérante est une entreprise néerlandaise ayant pour activités principales le levage et le transport par mer de chargements lourds. Elle exploite divers navires transporteurs de pondéreux. La requérante appartient au même groupe d'entreprises que l'entreprise suisse Jumbo Shipping, celle-ci n'ayant cependant, en tant que société holding, aucune activité dans ledit secteur.

41 Il s'ensuit que la décision attaquée a une portée générale à l'égard de la requérante, de sorte que celle-ci n'est atteinte qu'en raison de sa qualité objective d'entreprise de transport, au même titre que tout autre opérateur économique se trouvant, actuellement ou potentiellement, dans une situation identique (voir l'arrêt Spijker/Commission, précité, point 9, et l'arrêt de la Cour du 17 janvier 1985, Piraiki-Patraiki e.a./Commission, 11-82, Rec. p. 207, point 14). De plus, force est de constater que la situation concurrentielle de la requérante ne peut être affectée que potentiellement et indirectement par l'adoption de la décision attaquée. En effet, étant donné que ladite décision porte sur l'approbation d'un régime général d'aides dont les bénéficiaires potentiels sont uniquement définis d'une manière générale et abstraite, l'existence d'un bénéficiaire actuel et donc l'existence d'une entreprise concurrente effective de ce dernier présuppose une application concrète du régime d'aides par l'octroi d'aides individuelles.

42 Le Tribunal considère que le simple fait que la partie requérante a déposé une plainte auprès de la Commission, telle que décrite ci-dessus au point 6, et qu'elle a échangé de la correspondance et eu des entretiens, à ce propos, avec cette dernière ne saurait constituer des circonstances particulières suffisantes permettant d'individualiser la requérante par rapport à toute autre personne et de lui conférer, ainsi, la qualité pour agir contre un régime général d'aides. De surcroît, il ressort du libellé de la décision attaquée que c'est la prorogation de la septième directive pour l'année 1994 qui a nécessité une nouvelle décision de la Commission sur la compatibilité avec le marché commun des différents régimes d'aides allemands, y compris le régime contesté, et non pas la plainte déposée par la requérante.

43 Au surplus, il y a lieu de rappeler que, à supposer que la Commission n'ait pas approuvé le régime général d'aides, le seul fait d'être un bénéficiaire potentiel des dispositions fiscales ayant une portée générale ne saurait suffire à démontrer que celui-ci est individuellement concerné, au sens de l'article 173, quatrième alinéa, du traité, par une telle décision (voir l'arrêt Van der Kooy e.a./Commission, précité, point 15). Le Tribunal estime donc que c'est à juste titre que la Commission considère que cette jurisprudence s'applique a fortiori dans le cas d'espèce.

44 Pour ce qui est de l'affirmation de la requérante selon laquelle elle serait, compte tenu du nombre restreint d'opérateurs sur le marché du levage et du transport par mer de chargements, particulièrement affectée sur le plan de la concurrence par l'application du régime d'aides au bénéfice des sociétés ayant commandé le navire "Frauke", il y a lieu de souligner que la Commission ne s'est pas prononcée, dans la décision attaquée, sur la compatibilité avec le marché commun des aides individuelles (voir ci-dessus au point 38). Il s'ensuit que, s'agissant de l'approbation d'un régime général d'aides, l'argumentation de la requérante est dénuée de pertinence en l'espèce, les aides individuelles n'étant octroyées qu'après une application concrète du régime d'aides en question. De plus, il convient, à ce propos, de rappeler que les dispositions fiscales en cause ne visent pas uniquement la construction des navires transporteurs de pondéreux, qui a retenu l'attention de la requérante, mais la construction navale dans la République fédérale d'Allemagne en général, c'est-à-dire la construction d'une grande diversité de navires.

45 Lors de l'audience, la requérante a fait valoir que, compte tenu de la publication des prospectus avant l'adoption de la décision attaquée, celle-ci comporte, en réalité, l'approbation d'un nombre limité de décisions d'octroyer des aides individuelles. Or, le Tribunal considère que, même s'il y a eu de telles publications, cette constatation ne saurait en aucun cas être susceptible d'infirmer l'appréciation de la nature juridique de ladite décision (voir ci-dessus aux points 38 et 39). En effet, le régime d'aides en question, tel qu'approuvé pour l'année 1994, ne s'applique pas uniquement à la construction des nouveaux navires ayant donné lieu à l'élaboration d'un prospectus au moment où la décision attaquée a été arrêtée, mais il est généralement applicable en faveur de tous les armateurs et des personnes investissant dans de nouveaux navires, y compris, par exemple, des décisions d'investissement, ayant des effets fiscaux pour l'année 1994, prises postérieurement à l'adoption de la décision attaquée.

46 Il résulte de l'ensemble des considérations qui précèdent que la requérante ne peut pas être considérée comme individuellement concernée par la décision attaquée.

47 Enfin, il convient de répondre à l'argumentation de la requérante selon laquelle elle aurait, en tant qu'entreprise "intéressée" au sens de l'article 93, paragraphe 2, du traité, le droit d'agir contre la décision de ne pas soulever d'objections à l'encontre du régime d'aides allemand et, par voie de conséquence, de ne pas ouvrir la procédure contradictoire prévue au paragraphe 2 dudit article (voir l'arrêt Cook/Commission, précité). A cet égard, il y a lieu de souligner que la requérante n'est pas, en principe, empêchée, en vertu des articles 44 et 48 du règlement de procédure du Tribunal, d'invoquer cette argumentation. En effet, il ressort de l'exposé des faits de la requête, notamment quant aux effets de subvention du régime fiscal allemand, que la requérante tend clairement à démontrer que l'application dudit régime est incompatible avec la septième directive. Compte tenu du fait qu'il résulte de l'économie de la procédure, en matière d'aides d'État, instituée par l'article 93 du traité, que la Commission ne peut pas déclarer des aides incompatibles avec le marché commun sans qu'elle ait ouvert la procédure contradictoire prévue par le paragraphe 2 dudit article (voir l'arrêt Matra/Commission, précité, point 33), il y a lieu de conclure que le recours, visant l'annulation de la décision attaquée, doit être interprété comme visant également l'annulation du refus de la Commission d'ouvrir la procédure contradictoire prévue par l'article 93, paragraphe 2, du traité (voir, dans le même sens, l'arrêt CIRFS e.a./Commission, précité, point 18).

48 Toutefois, l'argumentation de la requérante ne saurait être retenue au vu des circonstances de la présente affaire. S'il est vrai que, dans ses arrêts Cook/Commission et Matra/Commission, précités, la Cour a reconnu que les "intéressés" au sens de l'article 93, paragraphe 2, du traité définis comme "les personnes, entreprises ou associations éventuellement affectées dans leurs intérêts par l'octroi de l'aide, c'est-à-dire notamment les entreprises concurrentes et les organisations professionnelles", doivent être considérés comme individuellement concernés par des décisions qui refusent l'ouverture de la procédure prévue par l'article 93, paragraphe 2, du traité, le Tribunal considère, cependant, que cette jurisprudence ne s'applique pas en l'espèce.

49 En effet, il convient de relever que, dans les deux affaires mentionnées, une voie de recours destinée à assurer le respect des garanties de procédure, prévues par l'article 93, paragraphe 2, du traité, a été reconnue aux entreprises concurrentes des bénéficiaires actuels des aides d'État, car, dans les deux affaires, le recours portait sur la légalité d'une décision de la Commission constatant la compatibilité avec le marché commun de l'octroi d'aides individuelles. En revanche, comme le Tribunal l'a déjà constaté ci-dessus, au point 39, la décision attaquée porte sur l'approbation d'un régime d'aides dont les bénéficiaires potentiels ne sont définis que d'une manière générale et abstraite. L'existence d'un bénéficiaire actuel présuppose donc l'application concrète du régime d'aides par l'octroi d'aides individuelles. Il s'ensuit que, lors de l'adoption d'une décision portant sur un régime général d'aides et, partant, avant l'octroi d'aides individuelles en application dudit régime, il ne peut y avoir d'"entreprises concurrentes", au sens de la jurisprudence citée, qui pourraient, dès lors, se prévaloir des garanties de procédure prévues par l'article 93, paragraphe 2, du traité.

50 Par ailleurs, le Tribunal considère qu'admettre la recevabilité du recours dans les circonstances de l'espèce, la requérante n'étant qu'indirectement et potentiellement affectée par le régime général d'aides et n'étant donc que marginalement intéressée par la décision attaquée, aurait pour conséquence, en privant de toute signification juridique la notion "individuellement concernée" au sens de l'article 173, quatrième alinéa, du traité, d'octroyer à un nombre quasi illimité d'entreprises le droit d'agir à l'encontre d'une décision ayant une portée générale. Enfin, même l'absence éventuelle de voie de recours en droit national allemand, comme alléguée par la requérante, ne saurait conduire le Tribunal à dépasser les limites de sa compétence posées par l'article 173, quatrième alinéa, du traité.

51 Il ressort des considérations qui précèdent qu'il y a lieu de constater l'irrecevabilité du recours, sans qu'il soit nécessaire d'examiner la question de savoir si la requérante est directement concernée par la décision attaquée.

Sur les dépens

52 Aux termes de l'article 87, paragraphe 2, du règlement de procédure, la partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La requérante ayant succombé en ses conclusions, il y a lieu, eu égard aux conclusions de la Commission, de la condamner aux dépens.

Par ces motifs,

LE TRIBUNAL (troisième chambre élargie)

déclare et arrête:

1) Le recours est rejeté comme irrecevable.

2) La requérante est condamnée aux dépens.