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Décisions

CJCE, 9 avril 1987, n° 402-85

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Basset

Défendeur :

SACEM (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Mackenzie Stuart

Présidents de chambre :

MM. O'Higgins, Schockweiler

Avocat général :

Me Lenz

Juges :

MM. Bosco, Koopmans, Due, Bahlmann, Joliet, Iglesias

Avocats :

Mes Carmet, Kiejman, Montier, Fiumara

CJCE n° 402-85

9 avril 1987

LA COUR,

1 Par arrêt du 20 novembre 1985, parvenu à la Cour le 5 décembre suivant, la Cour d'appel de Versailles a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30, 36 et 86 du traité, en vue d'apprécier la compatibilité, avec ces dispositions, de la perception d'une redevance dite "droit complémentaire de reproduction mécanique" à l'occasion de l'exécution publique, au moyen de phonogrammes, d'œuvres protégées par un droit d'auteur.

2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige entre M. Basset, exploitant d'une discothèque à Fréjus, et la société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique (ci-après "Sacem"). Celle-ci, en invoquant l'exécution, sans versement des redevances convenues, d'œuvres de son répertoire dans la discothèque de M.*Basset, a assigné ce dernier devant le Tribunal de grande instance de Draguignan, qui a condamné M.*Basset au paiement des redevances litigieuses. M.*Basset a interjeté appel, en faisant valoir que les contrats servant de base aux redevances étaient nuls, parce que contraires aux dispositions du droit de la concurrence national et communautaire.

3 La Cour d'appel de Versailles, saisie de cet appel en tant que Cour de renvoi après cassation d'un arrêt de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence, a constaté que les moyens soulevés par M.*Basset s'articulaient autour des notions d'"abus de position dominante" et d'"entente illicite" et qu'il convenait d'examiner ces moyens au regard non seulement du droit français, mais également du droit communautaire, en particulier des dispositions des articles*86 et 85 du traité.

4 En ce qui concerne l'application de l'article 85, la Cour d'appel note que la Sacem est liée à la plupart des sociétés étrangères de gestion de droits d'auteur par des contrats de représentation réciproque, aux termes desquels chaque société donne à l'autre le mandat de percevoir les droits d'auteur afférents aux œuvres de son répertoire, la perception devant se faire, dans chaque pays, aux conditions en usage dans ce pays. De tels contrats, bien que pouvant être qualifiés d'"accords entre entreprises" au sens de l'article 85, n'auraient cependant pas pour objet ou pour effet de fausser le jeu de la concurrence au sein du marché commun. En effet, le système des mandats réciproques n'aurait pu modifier le montant des redevances destinées, dans chaque pays, à rémunérer les droits d'auteur, alors qu'il serait de nature à conduire à une limitation des frais de perception et de contrôle, profitable aux auteurs et aux utilisateurs des œuvres protégées.

5 Quant à l'article 86, la Cour d'appel estime que la Sacem jouit d'un monopole de fait et occupe ainsi une position dominante sur le marché. Elle relève que M. Basset reproche à la Sacem d'avoir fait abus de cette position dominante à deux égards : en premier lieu, le taux de la redevance, fixé à 8,25 % du chiffre d'affaires brut de la discothèque, serait excessif par rapport à la prestation fournie; en second lieu, ce taux de 8,25 % inclurait un "droit complémentaire de reproduction mécanique" de 1,65 %, réclame au même titre que le reste de la redevance, à savoir l'usage public de phonogrammes.

6 Sur le premier point, la Cour d'appel rejette le grief selon lequel le taux de 8,25 % constituerait un prix inéquitable. Elle est d'avis que cette charge, tout en étant élevée par rapport à celle pratiquée dans d'autres pays, n'est pas excessive, étant donné que les discothèques font une consommation particulièrement élevée de musique et que, sans cette exploitation musicale, ces établissements devraient immédiatement fermer leurs portes.

7 Sur le second point, la Cour d'appel explique d'abord que, selon la législation française, le droit d'exploitation appartenant à l'auteur comprend le droit de représentation et celui de reproduction; que la représentation est définie comme la communication de l'œuvre au public, notamment par voie de diffusion, par quelque procédé que ce soit; et que la reproduction est la fixation matérielle de l'œuvre par tous procédés qui permettent de la communiquer au public d'une manière indirecte, et spécialement par enregistrement mécanique. En matière musicale, le droit de reproduction serait normalement cédé au fabricant de phonogrammes, ce droit étant acquitté lorsque les phonogrammes sont mis sur le marché. Cependant, la redevance de 8,25 % imposée aux discothèques par la Sacem comporterait, à concurrence de 6,60 %, le prix de cession du droit de représentation et, à concurrence de 1,65 %, un droit de reproduction "complémentaire".

8 A cet égard, la Cour d'appel constate que la perception cumulative du droit de représentation et d'un droit complémentaire de reproduction est justifiée en droit français, lequel permet à l'auteur de céder au fabricant de phonogrammes un droit de reproduction affèrent uniquement à leur mise sur le marché en vue d'une utilisation privée et de réclamer un droit complémentaire de reproduction mécanique à l'exploitant qui, après avoir acquis le phonogramme, en fait une utilisation publique non couverte par le droit de reproduction versé initialement. la Cour d'appel s'interroge, toutefois, sur le point de savoir si la perception du droit complémentaire de reproduction mécanique est compatible avec le droit communautaire, notamment dans le cas où les supports de son ont été importés d'un autre Etat membre où ils avaient été régulièrement mis sur le marché et où la diffusion publique d'œuvres protégées ne donnerait lieu qu'à une seule redevance correspondant au droit de représentation; dans de telles circonstances, le cumul des redevances en France pourrait, en effet, avoir pour conséquence de gêner la libre circulation des marchandises.

9 C'est en vue de résoudre ces problèmes que la Cour d'appel a posé à la Cour deux questions préjudicielles visant à savoir si les articles 30 et 36 du traité ou l'article 86 du traité doivent être interprétés en ce sens qu'ils font obstacle "à ce qu'une société nationale de droits d'auteur, jouissant pour la protection de son répertoire d'un monopole de fait, et liée par des contrats de représentation réciproque à diverses sociétés de droits d'auteur étrangères, implantées notamment dans des Etats membres de la Communauté, perçoivent des utilisateurs, à l'occasion de l'exécution publique d'œuvres de répertoires de ces sociétés étrangères, faite au moyen de phonogrammes mis en libre pratique sur le territoire de ces Etats membres, une redevance (dite "droit complémentaire de reproduction mécanique"), dont la perception serait légalement prévue et autorisée dans l'Etat où les phonogrammes sont utilisés, mais non dans les Etats membres d'où ils sont importés".

10 En ce qui concerne le contenu de la législation française sur la propriété littéraire et artistique et le résumé des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne seront repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

11 Il convient de rappeler, d'abord, que les supports de son sont des produits auxquels s'applique le régime de libre circulation des marchandises et que, partant, l'article 30 du traité interdit l'application d'une législation nationale qui permettrait à une société de gestion de droits d'auteur de s'opposer, sur la base du droit exclusif d'exploitation qu'elle exerce au nom du titulaire du droit d'auteur, à la distribution des supports de son provenant d'un autre Etat membre. Toutefois, l'article 36 du traité prévoit que l'article 30 ne fait pas obstacle aux restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale, expression qui inclut la protection que confère le droit d'auteur, notamment pour autant qu'il est exploité commercialement sous forme de licences. D'après la deuxième phrase de l'article 36, ces restrictions ne doivent cependant pas constituer une discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres.

12 Il ressort de l'arrêt de renvoi que le "droit complémentaire de reproduction mécanique" qui fait l'objet des questions préjudicielles n'est pas perçu à l'occasion de l'importation ou de la commercialisation de disques ou autres supports de son, mais en raison de leur utilisation publique, par exemple par une station de radio, dans une discothèque ou dans un appareil tel qu'un juke-box installe dans un local public. Le problème soulevé par la juridiction nationale réside dans le fait que cette redevance est perçue, à cette occasion, cumulativement avec un "droit de représentation".

13 La juridiction nationale demande si les articles 30 et 36 ou, respectivement, l'article 86 du traité ne font pas obstacle à un tel cumul lorsque les supports de son ont été fabriqués et mis sur le marché dans un Etat membre où ce cumul n'existe pas, mais où seul un droit de représentation est perçu à l'occasion de l'exécution publique de l'œuvre enregistrée. C'est cette hypothèse qu'il convient d'examiner.

14 A cet égard, il y a lieu d'observer qu'il est constant que, conformément à ce qui est habituel en matière de gestion des droits d'auteur, sur la base des conventions internationales applicables, la perception cumulative du droit de représentation et d'un droit complémentaire de reproduction mécanique, à l'occasion de l'exécution publique en France d'une œuvre musicale enregistrée, est effectuée que les disques soient d'origine française où qu'ils soient fabriqués ou mis en commerce dans un autre Etat membre. Il est vrai qu'une même exécution publique dans un autre Etat membre peut donner lieu uniquement à la perception du seul droit de représentation au profit de l'auteur et du fabricant des disques, mais une telle situation n'implique ni que le montant de la redevance perçue ni que sa fonction soient différents de ceux des redevances perçues en France à une même occasion.

15 En d'autres termes, et abstraction faite des concepts utilisés par la législation et la pratique françaises, le droit complémentaire de reproduction mécanique s'analyse donc comme faisant partie de la rémunération des droits d'auteur pour la représentation publique d'une œuvre musicale enregistrée. Le montant de cette redevance est d'ailleurs calculé, comme celui du droit de représentation proprement dit, sur la base du chiffre d'affaires de la discothèque et non sur celle du nombre de disques achetés ou représentés.

16 Il en résulte que, même à supposer que la perception du droit litigieux soit susceptible d'avoir un effet restrictif sur les importations, elle ne rentre pas dans le cadre des mesures d'effet équivalent interdites par l'article 30 du traité, dès lors qu'elle doit être considérée comme l'exploitation normale d'un droit d'auteur et qu'elle ne constitue pas une discrimination arbitraire ou une restriction déguisée dans le commerce intracommunautaire au sens de l'article 36 du traité.

17 Dès lors, il y a lieu de répondre à la première question que les articles 30 et 36 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne font pas obstacle à l'application d'une législation nationale qui permet à une société nationale de gestion de droits d'auteur de percevoir, en raison de l'exécution publique de supports de son, une redevance dite droit complémentaire de reproduction mécanique qui s'ajoute au droit de représentation, même lorsqu'un tel droit complémentaire n'est pas prévu dans l'Etat membre où ces supports de son ont été régulièrement mis sur le marché.

18 En ce qui concerne la seconde question, il résulte des considérations ci-dessus développées au sujet de l'application de l'article 36 du traité que l'utilisation faite par une société de gestion de droits d'auteur des possibilités que lui offre la législation nationale à cet égard ne constitue pas, en elle-même, un comportement abusif au sens de l'article 86 du traité.

19 Toutefois, il n'est pas exclu que le niveau de la redevance ou des redevances cumulées fixées par la société de gestion puisse être tel que l'article 86 du traité trouve application. En effet, la juridiction nationale, seule compétente pour établir les faits dans le cadre de la procédure en interprétation de l'article 177 du traité, a constaté que, en l'espèce, la Sacem doit être considérée comme une entreprise qui occupe une position dominante sur le marché commun. Il en découle que le comportement de cette entreprise serait contraire à cette disposition si elle se livrait à des pratiques abusives, en particulier en imposant des conditions non équitables.

20 En l'occurrence, la juridiction nationale a estimé que le niveau des redevances réclamées par la Sacem aux discothèques en France n'était pas inéquitable. Dans ses observations écrites, la commission a signalé qu'une enquêté de ses services est en cours qui vise, en général, les redevances perçues par la Sacem auprès des discothèques françaises, enquête qui porte tant sur leur assiette que sur leur taux. Il convient de constater, cependant, que le niveau des redevances ne fait pas partie des problèmes que la juridiction nationale a soumis à la Cour.

21 Dès lors, il y a lieu de répondre à la seconde question que l'article 86 du traité CEE doit être interprété en ce sens que les interdictions qu'il comporte ne s'appliquent pas au comportement d'une société nationale de gestion de droits d'auteur par le seul fait que celle-ci perçoit, en raison de l'exécution publique de supports de son, une redevance dite droit complémentaire de reproduction mécanique qui s'ajoute au droit de représentation, même lorsqu'un tel droit complémentaire n'est pas prévu dans l'Etat membre où ces supports de son ont été régulièrement mis sur le marché.

Sur les dépens

22 Les frais exposes par le Gouvernement de la république française, le Gouvernement de la république italienne et la Commission, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs, LA COUR, statuant sur les questions à elle soumises par la Cour d'appel de Versailles, par arrêt du 20 novembre 1985, dit pour droit :

1°) les articles 30 et 36 du traité CEE doivent être interprétés en ce sens qu'ils ne font pas obstacle à l'application d'une législation nationale qui permet à une société nationale de gestion de droits d'auteur de percevoir, en raison de l'exécution publique de supports de son, une redevance dite droit complémentaire de reproduction mécanique qui s'ajoute au droit de représentation, même lorsqu'un tel droit complémentaire n'est pas prévu dans l'Etat membre où ces supports de son ont été régulièrement mis sur le marché.

2°) l'article 86 du traité CEE doit être interprété en ce sens que les interdictions qu'il comporte ne s'appliquent pas au comportement d'une société nationale de gestion de droits d'auteur par le seul fait que celle-ci perçoit, en raison de l'exécution publique de supports de son, une redevance dite droit complémentaire de reproduction mécanique qui s'ajoute au droit de représentation, même lorsqu'un tel droit complémentaire n'est pas prévu dans l'Etat membre où ces supports de son ont été régulièrement mis sur le marché.