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Décisions

CJCE, 17 octobre 1990, n° C-10/89

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

CNL-SUCAL NV (SA)

Défendeur :

HAG GF AG

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Présidents de chambre :

MM. O' Higgins, Moitinho De Almeida, Iglesias, Díez De Velasco

Avocat général :

Me Jacobs

Juges :

Sir Slynn, MM. Kakouris, Joliet, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg

Avocats :

Mes Bruckhaus, Kreifels, Winkhaus, Lieberknecht, Wild.

CJCE n° C-10/89

17 octobre 1990

LA COUR,

1 Par ordonnance du 24 novembre 1988, parvenue à la Cour le 13 janvier 1989, le Bundesgerichtshof a posé, en vertu de l'article 177 du traité CEE, plusieurs questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30, 36 et 222 de ce même traité, en rapport avec le droit des marques.

2 Les questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la société belge CNL-SUCAL et la société allemande HAG GF AG. Celle-ci produit et commercialise du café décaféiné selon un procédé qu'elle a découvert. Elle détient en République fédérale d'Allemagne de nombreuses marques - la plus ancienne ayant été enregistrée en 1907 - dont l'élément essentiel est le mot "HAG", qui figure également dans sa dénomination sociale.

3 Elle a déposé en 1908 en Belgique deux marques comportant la dénomination "Kaffee HAG ". En 1927, elle a créé en Belgique une filiale sous le nom de "Café HAG SA", placée sous son contrôle et lui appartenant entièrement. Celle-ci a déposé au moins deux marques, dont l'une comporte, entre autres éléments, la dénomination "Café HAG ". La société HAG GF AG a, en outre, cédé à cette filiale, avec effet à partir de 1935, les marques qu'elle avait déposées à son propre nom en Belgique.

4 En 1944, la Café HAG SA a été mise sous séquestre en tant que bien ennemi. Par la suite, les autorités belges ont vendu l'ensemble des actions à la famille Van Oevelen. En 1971, la Café HAG SA a cédé les marques dont elle disposait au Benelux à la société en commandite Van Zuylen Frères, de Liège.

5 La SA CNL-SUCAL NV est née de la modification de la forme juridique et de la raison sociale de la société en commandite Van Zuylen Frères. Elle a commencé à importer du café décaféiné en République fédérale d'Allemagne sous la dénomination "HAG ".

6 Afin de s'y opposer, la HAG AG, qui prétend que "Kaffee HAG" a acquis en Allemagne le statut d'une marque notoire et que le produit décaféiné qu'elle commercialise sous cette dénomination est, grâce à un nouveau procédé de fabrication, d'une qualité supérieure au café décaféiné qu'importe CNL-SUCAL en République fédérale d'Allemagne, a introduit une action devant les juridictions allemandes.

7 C'est dans le cadre de ce litige que le Bundesgerichtshof, saisi en "Revision", a décidé, en application de l'article 177 du traité, de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour de justice se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes :

"1) Le fait pour une entreprise établie dans un État membre A de s'opposer, en invoquant les droits au nom commercial et à la marque dont elle est titulaire dans ce pays, à l'importation par une entreprise établie dans un État membre B de produits similaires lorsque ces produits ont été légalement revêtus dans l'État membre B d'une dénomination qui

a) est susceptible d'être confondue avec le nom commercial et la marque, qui font l'objet dans l'État A d'une protection au bénéfice de l'entreprise qui y est établie et,

b) à l'origine, a également appartenu dans l'État B - dans un ordre chronologiquement postérieur à celui de la dénomination protégée dans l'État A - à l'entreprise établie dans l'État A, avant d'être cédée par celle-ci à une filiale faisant partie du même groupe de sociétés créée dans l'État B et,

c) à la suite de l'expropriation de cette filiale établie dans l'État B, a été cédée par cet État en tant qu'élément du patrimoine de la filiale mise sous séquestre et en même temps que celui-ci à un tiers qui, à son tour, a vendu la marque au prédécesseur juridique de l'entreprise qui importe maintenant dans l'État A les produits revêtus de cette dénomination est-il compatible - compte tenu également de l'article 222 du traité CEE - avec les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises (articles 30, 36 du traité CEE) ?

2) Dans l'hypothèse où il serait répondu négativement à la question 1 doit-il être répondu différemment à la question précédente lorsque la dénomination protégée dans l'État A y est devenue une marque 'célèbre' et que, en raison de la notoriété exceptionnelle qu'elle a acquise, on doit s'attendre, au cas où une entreprise tierce utiliserait la même dénomination, à ce que l'information des consommateurs au sujet de l'entreprise dont provient le produit ne puisse être assurée sans porter atteinte à la libre circulation des marchandises?

3) Dans l'hypothèse également (de manière alternative) où il serait répondu négativement à la question 1. La même réponse vaut-elle pour le cas où, dans l'État A, les consommateurs se font de la dénomination qui y est protégée certaines idées en ce qui concerne non seulement l'origine de fabrication, mais également les caractéristiques, notamment de qualité, des produits sur lesquels elle est apposée et où les produits importés de l'État B sous la même dénomination ne correspondent pas à cette attente?

4) Dans l'hypothèse où il serait répondu négativement aux trois questions précédentes

La réponse se trouverait-elle modifiée du fait que les conditions séparément énoncées aux questions 2 et 3 se trouveraient remplies cumulativement?"

8 Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

Sur la première question

9 Par la première question, la juridiction nationale vise, en substance, à savoir si les articles 30 et 36 du traité CEE font obstacle à ce qu'une législation nationale permette à une entreprise, titulaire d'un droit de marque dans un État membre, de s'opposer à l'importation, à partir d'un autre État membre, de produits similaires légalement revêtus dans ce dernier État d'une marque identique ou prêtant à confusion avec la marque protégée, alors même que la marque sous laquelle les produits litigieux sont importés appartenait initialement à une filiale de l'entreprise qui s'oppose aux importations, et a été acquise par une entreprise tierce à la suite de l'expropriation de cette filiale.

10 Compte tenu des considérations de l'ordonnance de renvoi et des débats devant la Cour en ce qui concerne la pertinence de l'arrêt de la Cour du 3 juillet 1974, Van Zuylen/Hag (192-73, Rec. p. 731), en vue de la réponse à la question posée par la juridiction nationale, il convient de relever d'emblée que la Cour estime nécessaire de reconsidérer l'interprétation retenue dans cet arrêt à la lumière de la jurisprudence qui s'est établie progressivement dans le domaine des rapports entre la propriété industrielle et commerciale et les règles générales du traité, notamment dans le domaine de la libre circulation des marchandises.

11 A cet égard, il y a lieu de rappeler que les interdictions et les restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la propriété industrielle et commerciale sont admises par l'article 36, sous la réserve expresse qu'elles ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire ni une restriction déguisée dans le commerce entre les États membres.

12 Selon une jurisprudence constante, l'article 36 n'admet des dérogations au principe fondamental de la libre circulation des marchandises dans le marché commun que dans la mesure où ces dérogations sont justifiées par la sauvegarde des droits qui constituent l'objet spécifique de cette propriété et que, par conséquent, le titulaire d'un droit de propriété industrielle et commerciale protégé par la législation d'un État ne saurait invoquer cette législation pour s'opposer à l'importation ou à la commercialisation d'un produit qui a été écoulé licitement, sur le marché d'un autre État membre, par le titulaire du droit lui-même, avec son consentement ou par une personne unie à lui par des liens de dépendance juridiques ou économiques (voir, notamment, arrêts du 8 juin 1971, Deutsche Grammophon, 78-70, Rec. p. 487; du 31 octobre 1974, Centrafarm/Winthrop, 16-74, Rec. p. 1183; et du 9 juillet 1985, Pharmon/Hoechst, 19-84, Rec. p. 2281) .

13 S'agissant du droit de marque, il convient de relever que ce droit constitue un élément essentiel du système de concurrence non faussé que le traité entend établir et maintenir. Dans un tel système, les entreprises doivent être en mesure de s'attacher la clientèle par la qualité de leurs produits ou de leurs services, ce qui n'est possible que grâce à l'existence de signes distinctifs permettant d'identifier ces produits et ces services. Pour que la marque puisse jouer ce rôle, elle doit constituer la garantie que tous les produits qui en sont revêtus ont été fabriqués sous le contrôle d'une entreprise unique à laquelle peut être attribuée la responsabilité de leur qualité.

14 Par conséquent, ainsi que la Cour l'a reconnu à maintes reprises, l'objet spécifique du droit de marque est notamment d'assurer au titulaire le droit d'utiliser la marque pour la première mise en circulation d'un produit, et de le protéger ainsi contre les concurrents qui voudraient abuser de la position et de la réputation de la marque en vendant des produits indûment pourvus de cette marque.En vue de déterminer la portée exacte de ce droit exclusif reconnu au titulaire de la marque, il faut tenir compte de la fonction essentielle de la marque, qui est de garantir au consommateur ou à l'utilisateur final l'identité d'origine du produit marqué, en lui permettant de distinguer sans confusion possible ce produit de ceux qui ont une autre provenance(voir, notamment, arrêts du 23 mai 1978, Hoffmann-La Roche, point 7, 102-77, Rec. p. 1139, et du 10 octobre 1978, Centrafarm/American Home Products Corporation, points 11 et 12, 3-78, Rec. p. 1823) .

15 Pour l'appréciation d'une situation telle que celle décrite par la juridiction nationale au regard des considérations qui précèdent, le fait déterminant est l'absence de tout élément de consentement de la part du titulaire du droit de marque protégé par la législation nationale pour la mise en circulation, dans un autre État membre, sous une marque identique ou prêtant à confusion, d'un produit similaire fabriqué et commercialisé par une entreprise n'ayant aucun lien de dépendance juridique ni économique avec ledit titulaire.

16 En effet, dans ces conditions, la fonction essentielle de la marque serait compromise si le titulaire du droit ne pouvait pas exercer la faculté que la législation nationale lui confère de s'opposer à l'importation du produit similaire sous une dénomination de nature à être confondue avec sa propre marque, car, dans cette hypothèse, les consommateurs ne seraient plus en mesure d'identifier avec certitude l'origine du produit marqué et le titulaire du droit pourrait se voir imputer la mauvaise qualité d'un produit dont il ne serait nullement responsable.

17 Cette analyse ne saurait être modifiée par le fait que la marque protégée par la législation nationale et la marque similaire dont est revêtu le produit importé en vertu de la législation de l'État membre de provenance ont appartenu initialement au même titulaire qui a été dépossédé de l'une d'entre elles à la suite d'une expropriation effectuée par l'un des deux États avant la création de la Communauté.

18 En effet, à partir de l'expropriation et en dépit de leur origine commune, chacune des marques a rempli de façon indépendante, dans le cadre territorial qui lui est propre, sa fonction de garantir que les produits marqués proviennent d'une seule source.

19 Il résulte de ce qui précède que, dans une situation comme celle de l'espèce, où la marque avait à l'origine un seul titulaire et où cette unicité de titulaire a été rompue à la suite d'une expropriation, chacun des titulaires du droit de marque doit pouvoir s'opposer à l'importation et à la commercialisation, dans l'État membre où la marque lui appartient, des produits provenant de l'autre titulaire, dès lors qu'il s'agit de produits similaires revêtus d'une marque identique ou prêtant à confusion.

20 Il convient donc de répondre à la première question que les articles 30 et 36 du traité CEE ne font pas obstacle à ce qu'une législation nationale permette à une entreprise, titulaire d'un droit de marque dans un État membre, de s'opposer à l'importation, à partir d'un autre État membre, de produits similaires légalement revêtus dans ce dernier État d'une marque identique ou prêtant à confusion avec la marque protégée, alors même que la marque sous laquelle les produits litigieux sont importés appartenait initialement à une filiale de l'entreprise qui s'oppose aux importations et a été acquise par une entreprise tierce à la suite de l'expropriation de cette filiale.

Sur les deuxième, troisième et quatrième questions

21 Compte tenu de la réponse donnée à la première question, les deuxièmes, troisièmes et quatrièmes questions sont devenues sans objet.

Sur les dépens

22 Les frais exposés par les Gouvernements de la République fédérale d'Allemagne, du Royaume des Pays-Bas, du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et du Royaume d'Espagne et par la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par le Bundesgerichtshof, par ordonnance du 24 novembre 1988, dit pour droit:

Les articles 30 et 36 du traité CEE ne font pas obstacle à ce qu'une législation nationale permette à une entreprise, titulaire d'un droit de marque dans un État membre, de s'opposer à l'importation, à partir d'un autre État membre, de produits similaires légalement revêtus dans ce dernier État d'une marque identique ou prêtant à confusion avec la marque protégée, alors même que la marque sous laquelle les produits litigieux sont importés appartenait initialement à une filiale de l'entreprise qui s'oppose aux importations et a été acquise par une entreprise tierce à la suite de l'expropriation de cette filiale.