CJCE, 14 février 1990, n° 301-87
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
République française
Défendeur :
Commission des Communautés européennes
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Due
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Schockweiler
Avocat général :
M. Jacobs
Juges :
MM. Koopmans, Mancini, Grévisse, Díez de Velasco
LA COUR,
1. Par requête déposée au greffe de la Cour le 4 octobre 1987, la République française a, en vertu de l'article 173, premier alinéa, du traité CEE, demandé l'annulation de la décision 87-585-CEE de la Commission, du 15 juillet 1987, relative aux aides accordées par le Gouvernement français à un fabricant de textiles d'habillement et de produits à base de papier Boussac Saint Frères (JO L 352, p. 42).
2. Il ressort du dossier que les autorités françaises ont accordé de juin 1982 à août 1984 des contributions financières à un producteur français de textiles, d'habillement et de produits à base de papier, la Compagnie Boussac Saint Frères (ci-après "CBSF"). Ces soutiens financiers ont pris la forme d'une participation au capital consentie par l'Institut de développement industriel (ci-après "IDI"), puis transférée à la société de participation et de restructuration industrielle (ci-après "Sopari"), qui a elle-même fait apport de nouveaux capitaux à la Compagnie Boussac Saint Frères, de prêts à taux bonifié et de réductions de charges sociales au titre du régime d'aides à l'industrie du textile et de l'habillement.
3. A la suite de demandes réitérées de la Commission, le Gouvernement français a informé celle-ci, par télex du 22 mars 1984 et par lettre du 23 août 1984, d'un soutien financier accordé à la CBSF. La Commission a constaté, à l'issue d'un premier examen, que les aides versées ne lui avaient pas été notifiées au préalable à l'état de projet et les a considérées de ce fait comme illicites. Elle a également estimé que toutes ces aides seraient incompatibles avec le marché commun au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité CEE et ne répondraient pas aux conditions requises pour bénéficier de l'une des dérogations énoncées au paragraphe 3 du même article.
4. Par lettre du 3 décembre 1984, la Commission a engagé la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 2, premier alinéa, du traité CEE et a mis le Gouvernement français en demeure de présenter ses observations.
5. Le Gouvernement français a présenté celles-ci par lettres des 4 février, 4 juin et 11 octobre 1985, des 5 février, 19 juin et 21 juillet 1986, des 27 mars et 21 mai 1987, ainsi qu'au cours de trois réunions organisées avec les représentants de la Commission, le 18 octobre 1985 et les 14 mai et 4 juillet 1986.
6. La Commission a adopté, le 15 juillet 1987, la décision 87-585, qui fait l'objet du présent recours. Cette décision constate que les contributions financières accordées sont des aides incompatibles avec le marché commun au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité, que ces aides sont illicites parce que octroyées en violation des dispositions de l'article 93, paragraphe 3, du traité et qu'elles ne peuvent être considérées comme compatibles avec le marché commun en vertu de l'article 92, paragraphe 3, du traité. Aux termes de l'article 2 de la décision, une partie des aides devra être récupérée, le Gouvernement français étant obligé d'informer la Commission des mesures prises à cet égard. Dans les considérants de sa décision, la Commission mentionne, en outre, que quatre autres États membres, six fédérations et une entreprise individuelle lui ont présenté des observations dans le cadre de la procédure qui a abouti à ladite décision.
7. Pour un plus ample exposé des antécédents du litige, des moyens et arguments des parties, ainsi que de la procédure, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-dessous que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.
8. Les moyens avancés par le Gouvernement français à l'appui de son recours sont tirés de la violation des règles de procédure de l'article 93 du traité, de la motivation insuffisante de la décision attaquée, de l'application erronée de l'article 92 du traité et de la violation du principe général de proportionnalité.
A - Sur les effets du défaut de notification
9. Il y a lieu d'examiner, au préalable, un problème soulevé par la Commission. Celle-ci estime que, étant donné que la Cour a reconnu l'effet direct des dispositions claires, contraignantes et d'ordre public de l'article 93, paragraphe 3, dernière phrase, du traité, le non-respect de ces dispositions entraînerait déjà par lui-même l'illégalité des aides. Cette illégalité rendrait tout examen de fond superflu et habiliterait la Commission à ordonner la récupération de l'aide. La Commission en déduit que les griefs avancés par le Gouvernement français à l'encontre de la partie de la décision attaquée par laquelle la Commission constate que les aides en cause sont incompatibles avec l'article 92 du traité ne doivent pas être pris en considération par la Cour.
10. Le Gouvernement français fait valoir qu'un éventuel manquement aux règles de procédure de l'article 93, paragraphe 3, du traité est insuffisant pour entacher d'illégalité les interventions financières et pour justifier à lui seul la récupération des aides. La Commission devrait, en tout état de cause, procéder à un examen quant au fond des interventions critiquées.
11. Force est de constater que chacune de ces deux thèses est de nature à occasionner des difficultés d'application importantes. D'une part, celle de la Commission conduirait à admettre que des aides compatibles avec le marché commun sont susceptibles d'être interdites pour des irrégularités de forme. D'autre part, on ne peut pas accepter la thèse du Gouvernement français selon laquelle, face à une aide instituée ou modifiée par un État membre en violation de la procédure prévue à l'article 93, paragraphe 3, du traité, la Commission ne disposerait que des mêmes droits et obligations que ceux qui sont les siens lorsqu'il s'agit d'une aide régulièrement notifiée à l'état de projet. En effet, une telle interprétation conduirait à favoriser l'inobservation par l'État membre concerné du paragraphe 3 de cet article et le priverait de son effet utile.
12. A vu de cette argumentation, il y a lieu d'examiner ce problème sur la base d'une analyse des pouvoirs et responsabilités respectifs de la Commission et des États membres en cas d'institution ou de modification d'aides.
13. Il convient de constater, d'abord, que les dispositions des articles 92, 93 et 94, faisant partie de la troisième section du traité intitulée "Les aides accordées par les États", prévoient des mécanismes qui impliquent que la Commission soit en mesure d'établir, sur la base des éléments dont elle dispose, si les interventions financières critiquées sont des aides au sens de ces articles.
14. Il y a lieu de constater, ensuite, que le Conseil n'a pas adopté jusqu'à ce jour, sur la base de l'article 94 du traité, de règlement d'application des articles 92 et 93 du traité.
15. Il faut, en outre, rappeler la jurisprudence de la Cour. Dans l'arrêt du 22 mars 1977, Steinike et Weinlig (78-76, Rec. p. 595), il a été jugé que l'interdiction du paragraphe 1 de l'article 92 du traité n'est ni absolue ni inconditionnelle, puisque notamment le paragraphe 3 de cette même disposition accorde à la Commission un large pouvoir d'appréciation en vue d'admettre des aides par dérogation à l'interdiction générale dudit paragraphe 1. L'appréciation, dans ces cas, de la compatibilité ou de l'incompatibilité avec le marché commun d'une aide d'État soulève des problèmes impliquant la prise en considération et l'appréciation de faits et circonstances économiques complexes et susceptibles de se modifier rapidement.
16. Pour ce motif, le traité a prévu en son article 93 une procédure spéciale organisant l'examen permanent et le contrôle des aides par la Commission. En ce qui concerne les aides nouvelles que les États membres auraient l'intention d'instituer, il est établi une procédure préalable sans laquelle aucune aide ne saurait être considérée comme régulièrement instaurée. Le traité, en organisant par l'article 93 l'examen permanent et le contrôle des aides par la Commission, entend que la reconnaissance de l'incompatibilité éventuelle d'une aide avec le marché commun résulte, sous le contrôle de la Cour, d'une procédure appropriée dont la mise en œuvre relève de la responsabilité de la Commission.
17. Par sa jurisprudence (voir arrêt du 9 octobre 1984, Heineken, 91-83 et 127-83, Rec. p. 3435), la Cour a estimé encore que l'objet de la première phrase du paragraphe 3 de l'article 93 du traité est d'assurer à la Commission l'occasion d'exercer, en temps utile et dans l'intérêt général des Communautés, son contrôle sur tout projet tendant à instituer ou à modifier des aides. La dernière phrase du paragraphe 3 de l'article 93 du traité constitue la sauvegarde du mécanisme de contrôle institué par cet article, lequel, à son tour, est essentiel pour garantir le fonctionnement du marché commun. L'interdiction de mise à exécution prévue par cet article vise à garantir que les effets d'un régime d'aides ne se produisent pas avant que la Commission n'ait eu un délai raisonnable pour examiner le projet en détail et, le cas échéant, entamer la procédure prévue au paragraphe 2 de ce même article.
18. Le système examiné ci-dessus implique, pour être efficace, que des mesures puissent être prises en vue de contrecarrer toute violation des règles de l'article 93, paragraphe 3, du traité et que ces mesures puissent, afin que soient sauvegardés les intérêts légitimes des États membres, faire l'objet d'un recours. Au regard de ce système, on ne saurait méconnaître le besoin de voir instituer des mesures conservatoires lorsque les pratiques de certains États membres en matière d'aides ont pour effet de mettre en échec le régime institué par les articles 92 et 93 du traité.
19. Dès lors, la Commission, lorsqu'elle constate qu'une aide a été instituée ou modifiée sans avoir été notifiée, a le pouvoir, après avoir mis l'État membre concerné en mesure de s'exprimer à cet égard, d'enjoindre à celui-ci, par une décision provisoire, en attendant le résultat de l'examen de l'aide, de suspendre immédiatement le versement de celle-ci et de fournir à la Commission, dans le délai qu'elle fixe, tous les documents, informations et données nécessaires pour examiner la compatibilité de l'aide avec le marché commun.
20. La Commission dispose du même pouvoir d'injonction au cas où l'aide a été notifiée à la Commission, mais où l'État membre concerné, sans attendre l'issue de la procédure prévue par l'article 93, paragraphes 2 et 3, du traité, procède à la mise à exécution de l'aide, contrairement à l'interdiction prévue au paragraphe 3 de cet article.
21. Lorsque l'État membre se conforme entièrement à l'injonction de la Commission, celle-ci est tenue d'examiner la compatibilité de l'aide avec le marché commun, conformément à la procédure prévue par l'article 93, paragraphes 2 et 3, du traité.
22. Au cas où l'État membre omet, nonobstant l'injonction de la Commission, de fournir les renseignements sollicités, celle-ci a le pouvoir de mettre fin à la procédure et de prendre la décision constatant la compatibilité ou l'incompatibilité de l'aide avec le marché commun sur la base des éléments dont elle dispose. Le cas échéant, cette décision peut exiger la récupération du montant d'aide déjà versé.
23. Si l'État membre omet de suspendre le versement de l'aide, il convient de reconnaître que la Commission a le droit, tout en poursuivant l'examen quant au fond, de saisir directement la Cour pour faire constater cette violation du traité. Une telle saisine se justifie, au vu de l'urgence, parce qu'il y a eu une décision d'injonction arrêtée après que l'État membre concerné a été mis en mesure de présenter ses observations et donc à l'issue d'une procédure précontentieuse contradictoire comme dans le cas de la voie de recours prévue par l'article 93, paragraphe 2, deuxième alinéa, du traité. En effet, cette voie n'est qu'une variante du recours en manquement, adaptée de manière spécifique aux problèmes particuliers que présentent les aides étatiques pour la concurrence dans le marché commun.
24. Pour ce qui est du cas de l'espèce, il est constant que la Commission a procédé, bien qu'à titre subsidiaire, à un examen de la compatibilité de l'aide avec le marché commun. Cet examen peut, dès lors, faire l'objet du présent litige.
B - Sur la violation des règles de procédure
25. Dans le cadre de ce moyen, le Gouvernement français fait valoir, d'abord, que la Commission a porté atteinte au principe général de sécurité juridique en n'ayant pas agi dans un délai raisonnable, compte tenu des informations détaillées notifiées en temps utile à la Commission par les autorités françaises. Il considère, en outre, que les droits de la défense ont été violés en l'espèce, parce que la Commission ne lui aurait pas communiqué les observations des tiers intéressés, reçues dans le cadre de l'article 93, paragraphe 2, du traité.
26. En ce qui concerne le premier grief, il y a lieu de constater d'abord que, d'après le dossier, les autorités françaises ont fourni les premières informations, sollicitées à plusieurs reprises par la Commission, après que la plus grande partie des aides en question eut déjà été versée. Il est, partant, constant que la Commission n'a pas été informée en temps utile, au sens de l'article 93, paragraphe 3, du traité, pour présenter ses observations au sujet des projets d'aides en faveur de la CBSF. Par ailleurs, les renseignements fournis à la Commission par le Gouvernement français en mars 1984 ont été très partiels. Ainsi, ce n'est que le 23 août 1984 qu'il a confirmé de manière lacunaire la participation de l'IDI, puis de la Sopari au capital de la CBSF.
27. Au vu de ces circonstances, la Commission a donc pu raisonnablement s'accorder un délai de réflexion et d'investigation de trois mois à partir du 23 août 1984 avant d'émettre la mise en demeure du 3 décembre 1984. Il convient, au surplus, de constater qu'une partie des renseignements transmis à la Commission ont été redressés et complétés à plusieurs reprises par le Gouvernement français. Ce n'est que par les lettres des 27 mars et 21 mai 1987 que ce dernier a donné à la Commission les précisions nécessaires et lui a transmis les informations définitives sur la base desquelles celle-ci a pu arrêter la décision du 15 juillet 1987.
28. S'il est exact que des délais assez longs se sont écoulés, respectivement, entre la première lettre du Gouvernement français, du 22 mars 1984, et la mise en demeure, du 3 décembre 1984, et entre celle-ci et la décision du 15 juillet 1987, il n'en reste pas moins que la Commission n'a disposé de tous les élements indispensables pour examiner la compatibilité des aides avec le marché commun qu'à partir du 21 mai 1987. Dans ces circonstances, il convient de constater que la Commission n'a pas porté atteinte, par son comportement, au principe général de sécurité juridique.
29. En ce qui concerne le deuxième grief, tiré de la violation des droits de la défense, il convient de souligner que, selon une jurisprudence constante de la Cour (voir les arrêts du 10 juillet 1986, Royaume de Belgique/Commission, 234-84, Rec. p. 2263, et 40-85, Rec. p. 2321, et du 11 novembre 1987, République française/Commission, 259-85, Rec. p. 4393), le respect des droits de la défense dans toute procédure ouverte à l'encontre d'une personne et susceptible d'aboutir à un acte faisant grief à celle-ci constitue un principe fondamental de droit communautaire et doit être assuré même en l'absence d'une réglementation spécifique.
30. Dans les arrêts précités, la Cour a reconnu que ce principe exige que l'État membre en cause soit mis en mesure de faire connaître utilement son point de vue sur les observations présentées par des tiers intéressés conformément à l'article 93, paragraphe 2, du traité et sur lesquelles la Commission entend fonder sa décision. La Cour a précisé que, dans la mesure où l'État membre n'a pas été mis en mesure de commenter de telles observations, la Commission ne peut pas les retenir dans sa décision contre cet État.
31. Pour qu'une telle violation des droits de la défense entraîne une annulation, il faut cependant que, en l'absence de cette irrégularité, la procédure ait pu aboutir à un résultat différent. A cet égard, il convient de constater que les observations en cause, déposées à la Cour sur la demande de celle-ci, ne contiennent aucun élément d'information supplémentaire par rapport à ceux dont la Commission disposait déjà et que le Gouvernement français connaissait. Dans ces conditions, la circonstance que le Gouvernement français n'ait pas eu la possibilité de commenter lesdites observations n'a pas été de nature à influer sur le résultat de la procédure administrative. Ce grief doit donc également être écarté.
C - Sur la motivation de la décision
32. Le Gouvernement français fait valoir que la motivation de la décision attaquée est insuffisante, d'une part, en ce qu'elle ne contient aucune appréciation de l'effet réel des aides déjà versées sur la concurrence et sur l'affectation des échanges entre États membres et, d'autre part, en ce qu'elle apparaît contradictoire au regard des fermetures des sites de production. Le Gouvernement français critique encore la motivation de la décision en faisant valoir qu'elle est fondée sur une appréciation inexacte de la part détenue par la CBSF sur le marché et des courants d'échanges entre États membres. Ce dernier grief concerne aussi, en substance, la compatibilité des contributions financières avec le marché commun et sera, par conséquent, examiné en même temps que le moyen tiré de la violation de l'article 92.
33. Le premier grief doit être rejeté. En effet, si la Commission devait faire dans sa décision la démonstration de l'effet réel d'aides déjà accordées, cela aboutirait à favoriser les États membres qui versent des aides en violation du devoir de notification de l'article 93, paragraphe 3, du traité au détriment de ceux qui notifient les aides à l'état de projet. Dès lors, il n'était pas nécessaire que la motivation de la décision attaquée contînt une appréciation actualisée des effets des aides instituées et non notifiées à l'état de projet.
34. En ce qui concerne le deuxième grief, le Gouvernement français fait valoir, plus particulièrement, que la décision attaquée est contradictoire dans la mesure où elle tient compte des réductions de capacité dues à la fermeture de sites de production qui avaient été transférés peu de temps auparavant à d'autres producteurs, et n'en tiendrait pas compte lorsque des réductions de capacité ont eu lieu au sein même de la CBSF.
35. Il y a lieu de constater, à cet égard, que la décision comporte, dans ses considérants, une analyse approfondie des réductions de capacité. Ainsi, la Commission relève, tout d'abord, que, dans le secteur textile et habillement, la production de la CBSF a été très hétérogène et diversifiée et que la modification de ses capacités ne fait apparaître qu'approximativement une tendance générale. La Commission ajoute, ensuite, que, dans certains sous-secteurs du textile, comme celui des tissus de lin et de coton, qui revêtent une grande importance pour la CBSF, la demande a diminué considérablement, de telle sorte que dans toute la Communauté les entreprises ont dû s'adapter à cette situation nouvelle. La Commission considère, en outre, que certaines réductions sont le résultat de l'envoi à la casse d'un matériel vétuste datant d'avant la Première Guerre mondiale. La Commission observe, encore, qu'il convient de rapporter les chiffres concernant les réductions de capacité au chiffre d'affaires réel de la société (à prix constants de 1982) et que, dans ce cas, la réduction effective apparaît beaucoup moins importante. La Commission conclut que, en tenant compte du fait que vingt-sept sites de production ont été transférés à d'autres producteurs, qui, en partie, continuent à produire du textile, il est impossible de revendiquer une réelle diminution interne de la production. La Commission relève, en fin de compte, que, peu de temps après leur transfert, treize de ces sites ont dû être fermés et la production de textile définitivement arrêtée.
36. Il convient d'observer que, à l'égard de ces constatations détaillées, le Gouvernement français ne peut pas se contenter de déclarer que la décision est contradictoire sans invoquer d'autres arguments que ceux qui ont déjà été examinés par la Commission dans les considérants de la décision attaquée. Sur ce point, celle-ci est suffisamment explicite et circonstanciée pour permettre au Gouvernement français de connaître et d'apprécier les motifs de la Commission et à la Cour de contrôler le bien-fondé de la décision. Il s'ensuit que ce grief dirigé contre la motivation doit être rejeté.
D - Sur l'application de l'article 92 du traité
37. Le Gouvernement français considère, à titre principal, que les interventions financières ne sont pas des aides, qu'elles n'affectent pas les échanges entre États membres et qu'elles ne faussent pas, ou ne menacent pas de fausser, la concurrence en favorisant certaines entreprises. A titre subsidiaire, le Gouvernement français estime que les aides sont compatibles avec le marché commun sur base de l'article 92, paragraphe 3, sous a) et c), du traité et qu'elles sont conformes aux différentes orientations et communications émises par la Commission en 1971, en 1977 et en 1984.
38. A l'appui de son argumentation principale, le Gouvernement français fait valoir, d'abord, que les apports de capitaux, les prêts à taux bonifiés et les réductions de charges sociales en cause ne sont pas des aides, parce qu'ils ont été apportés à la CBSF dans les conditions d'une économie de marché et parce qu'ils sont allés de pair avec des investissements privés. Ainsi, les autorités françaises auraient décidé d'accorder les concours financiers à la CBSF en liaison avec des investisseurs privés, sur la base d'une analyse du marché et d'une évaluation de l'entreprise qui ont permis de conclure à la rentabilité de celle-ci dans un délai raisonnable, moyennant une restructuration. Cette dernière consistait, notamment, dans la suppression des surcapacités, la réduction des effectifs, la conversion des activités non rentables ou trop vulnérables vers des activités rentables, la rationalisation de la production et l'amélioration de la productivité.
39. En vue de déterminer si de telles mesures présentent le caractère d'aides étatiques, il est pertinent d'appliquer le critère, indiqué dans la décision de la Commission et d'ailleurs non contesté par le Gouvernement français, qui est basé sur les possibilités pour l'entreprise d'obtenir les sommes en cause sur le marché des capitaux.
40. En l'espèce, il résulte du dossier que, d'une part, la situation financière de la société en 1981 était telle qu'elle ne permettait pas d'escompter une rentabilité acceptable des investissements dans un délai raisonnable et que, d'autre part, la CBSF, eu égard à sa marge d'autofinancement insuffisante, n'aurait pas été en mesure de réunir les fonds nécessaires sur le marché des capitaux. Il convient de constater, en outre, que les premiers investissements privés, qui sont d'ailleurs beaucoup plus faibles que les apports publics, n'ont été effectués qu'après l'allocation de ces derniers. Les apports de capitaux consentis par la Sopari à la CBSF, après transfert de l'IDI, constituent donc une aide d'État au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité.
41. Il en est de même des prêts bonifiés et de la réduction des charges sociales, puisqu'ils ont également permis à la CBSF de ne pas avoir à supporter des coûts qui auraient normalement dû grever les ressources financières propres de l'entreprise et ont ainsi empêché que les forces en présence sur le marché ne produisent leurs conséquences normales.
42. Le Gouvernement français fait valoir, encore, que les interventions financières n'affectent pas les courants d'échanges et ne faussent pas, ou ne menacent pas de fausser, la concurrence entre États membres. Ainsi, la part de marché détenue par la CBSF serait inférieure à 0, 5 % du marché textile européen, ce dernier évoluant autour de 115 milliards d'écus, les exportations de la CBSF auraient diminué de 33 %, et non pas augmenté entre 1982 et 1986, les chiffres retenus par la Commission engloberaient des secteurs d'activité de la CBSF n'ayant pas bénéficié d'aides publiques; en outre, ils ne tiendraient pas compte de l'augmentation conjoncturelle de l'activité linière dans les années 1983 et 1984.
43. Il y a lieu d'observer que la décision attaquée comporte une analyse de tous ces éléments. En effet, la motivation de la décision contient un examen du marché textile/habillement en France. Après avoir constaté que l'industrie française représente dans ces secteurs environ 20 % de la valeur ajoutée dans le marché commun et participe très activement au commerce intracommunautaire, puisque 40 % environ de sa production totale est exportée vers d'autres États membres, la décision relève que la CBSF est le troisième producteur français de textiles et d'habillement, ce secteur représentant 56 % de son chiffre d'affaires qui, en 1986, s'élevait à 4, 7 milliards de francs. La CBSF serait le cinquième producteur communautaire et participerait au commerce intracommunautaire en exportant 16 % de sa production textile vers les autres États membres et 9 % vers les pays tiers. La Commission constate encore dans la décision que la période à prendre en considération pour apprécier la compatibilité des concours financiers avec le marché commun est celle pendant laquelle les aides ont été accordées. Durant cette période, de juillet 1982 à fin 1984, les exportations de textiles vers les autres États membres auraient augmenté de 32 % et plus de la moitié du chiffre d'affaires de la CBSF aurait été réalisée dans le domaine textile/habillement.
44. La Commission relève, en outre, parmi les motifs de la décision, que l'assistance financière destinée à redresser les finances de la CBSF a réduit les coûts qui lui sont normalement imputables dans une mesure telle qu'elle lui a conféré un avantage par rapport à ses concurrents, qui doivent être considérés comme affectés. En réduisant le prix que la CBSF devait normalement payer pour assurer sa rationalisation et sa modernisation, les aides litigieuses auraient affecté les échanges entre États membres et faussé, ou menacé de fausser, la concurrence.
45. Il y a lieu de constater que les considérations de la Commission, prises dans leur ensemble, peuvent justifier la conclusion à laquelle cette dernière est arrivée en ce qui concerne l'illégalité de l'aide. Dès lors, les griefs relatifs au caractère d'aide et à son incompatibilité avec le marché commun, y compris ceux qui visent la motivation de la décision, doivent être rejetés.
46. Le Gouvernement français demande à la Cour, à titre subsidiaire, d'examiner la compatibilité de l'aide avec le marché commun sur base de l'article 92, paragraphe 3, du traité. Il fait valoir que le redressement de la CBSF est indéniable et que les aides ont facilité le développement et la reconversion de ses activités industrielles au sens de l'article 92, paragraphe 3, sous c), du traité.
47. Il considère, ensuite, que l'aide à la CBSF est intervenue dans des régions où sévit un grave sous-emploi par rapport à la moyenne communautaire, au sens de l'article 92, paragraphe 3, sous a), du traité.
48. Le Gouvernement français estime, enfin, que les aides sont conformes aux nombreuses conditions fixées, d'une part, dans les orientations pour les aides à l'industrie du textile et de l'habillement arrêtées par la Communauté et adressées à tous les États membres en 1971 et en 1977 et, d'autre part, dans le cadre du régime français de 1984 d'aides à l'industrie du textile et de l'habillement.
49. Les arguments de la requérante ne peuvent être retenus. Il y a lieu de rappeler que, dans le domaine de l'article 92, paragraphe 3, du traité, la Commission jouit d'un large pouvoir d'appréciation, dont l'exercice implique des évaluations d'ordre économique et social qui doivent être effectuées dans un contexte communautaire.
50. Dans ce contexte, la Commission a pu estimer, sans dépasser les limites de son pouvoir d'appréciation, que les aides accordées à la CBSF ne pouvaient bénéficier de la dérogation prévue à l'article 92, paragraphe 3, sous c), du traité en faveur des aides destinées à faciliter le développement de certaines activités ou de certaines régions économiques, quand elles n'altèrent pas les conditions des échanges dans une mesure contraire à l'intérêt commun. En effet, les aides ont diminué les coûts de la CBSF, affaiblissant ainsi la compétitivité d'autres fabricants dans la Communauté, au risque de les contraindre à se retirer du marché même s'ils avaient jusque-là pu poursuivre leurs activités grâce à une restructuration et à des améliorations de la productivité et de la qualité financées par leurs propres ressources.
51. En ce qui concerne l'argument tiré de l'application de l'article 92, paragraphe 3, sous a), du traité, il convient de rappeler que la Commission doit prendre en considération la situation économique des régions concernées par rapport à celle de l'ensemble de la Communauté. Il résulte des statistiques fournies par la Commission et la partie intervenante, et non contestées par le Gouvernement français, que les régions où sont situés les sites de production de la CBSF, au profit desquels ont été accordées les aides, ne sont pas des régions dans lesquelles le niveau de vie soit anormalement bas ou dans lesquelles sévisse un grave sous-emploi.
52. A l'appui de l'argument tiré des orientations textiles émises par la Commission en 1971 et 1977, le Gouvernement français fait valoir que les interventions financières ont permis la restructuration de la CBSF comportant, en premier lieu, une réduction des capacités de production et des effectifs, en second lieu, une conversion des activités textiles non rentables ou vulnérables vers d'autres activités textiles rentables et, enfin, un accroissement de la productivité par l'utilisation de technologies avancées. Les interventions financières critiquées n'auraient donc pas maintenu la CBSF en activité de manière artificielle et ne pourraient, par conséquent, pas être qualifiées d'aides de sauvetage.
53. La Commission considère, à ce propos, que la CBSF n'a pas connu de réorganisation fondamentale lui permettant de rétablir sa compétitivité par l'ajustement de sa taille et de son organisation. Sa viabilité ne résulterait pas d'investissements privés, de sorte que les interventions financières critiquées seraient des aides de sauvetage, non prévues par les orientations textiles.
54. A cet égard, il y a lieu de constater que dans sa décision la Commission relève à juste titre, d'une part, une diminution générale de la production communautaire dans le secteur de l'industrie du textile et de l'habillement, sous la pression de la concurrence des pays tiers, et, d'autre part, une suppression de 40 %, entre 1975 et 1985, du total des effectifs dans ce secteur. Ainsi, les réductions de la CBSF sont dues, pour partie, à l'évolution générale du marché dans un secteur où la demande a diminué dans des proportions considérables. D'autre part, la CBSF, au lieu de se restructurer, s'est limitée à mettre à la casse un matériel vétuste datant d'avant la Première Guerre mondiale et à moderniser tardivement, par des investissements de haute technologie, des installations de production afin de les maintenir en activité, sans y apporter de véritables changements susceptibles de rétablir une compétitivité perdue depuis des années. Les interventions financières critiquées ont eu pour objectif de proroger artificiellement l'activité de la CBSF alors que celle-ci se trouvait dans une situation de faillite. Dans un avenir proche, on ne peut escompter que cette entreprise fonctionne sur une base viable sans de nouvelles aides, eu égard, notamment, aux surcapacités présentes dans le secteur considéré.
55. Au surplus, il est constant que les interventions financières n'ont pas amené, à court terme, la CBSF à un niveau de compétitivité suffisant pour lui permettre de réussir sur le marché international du textile.
56. Les aides accordées à la CBSF enfreignent également plusieurs conditions dont était assortie l'application, en 1984, d'un régime français d'aides à l'industrie du textile et de l'habillement sous la forme d'une réduction des charges sociales. Ainsi, à propos de la condition selon laquelle les aides ne pouvaient être accordées qu'à des fins d'investissements et seulement si l'entreprise était en mesure de financer sur des ressources propres au moins 50 % du coût des investissements, il suffit de relever qu'il résulte des éléments non contestés du dossier que, jusqu'en 1986, les aides octroyées ont dépassé les investissements effectués par la CBSF dans le secteur textile.
57. Compte tenu des informations figurant dans la décision sur la situation de l'industrie du textile et de l'habillement dans la Communauté et en France, sur les échanges intracommunautaires et sur la prétendue restructuration de la CBSF, il y a lieu de conclure que la Commission n'a pas dépassé les limites de son pouvoir d'appréciation en estimant que les aides ne pouvaient pas bénéficier des dérogations prévues à l'article 92, paragraphe 3, du traité.
58. Il s'ensuit de ces considérations que le moyen tiré de l'application de l'article 92 du traité doit être rejeté.
E - Sur le moyen tiré de la violation du principe général de proportionnalité
59. Selon le Gouvernement français la décision attaquée viole le principe général de proportionnalité, d'une part, parce qu'elle ne prendrait en compte ni les coûts de restructuration supportés par la CBSF ni le fait que, à défaut de redressement, la CBSF aurait été liquidée avec des conséquences importantes pour les créanciers et la collectivité et, d'autre part, parce que la récupération demandée serait disproportionnée par rapport aux atteintes à la concurrence.
60. Ce moyen doit être écarté. En effet, ainsi que la Commission l'a démontré dans sa décision, les aides accordées ne peuvent être considérées comme constitutives d'une restructuration véritable de la CBSF. Cette entreprise s'est limitée à moderniser les installations de production, sans y apporter aucun changement fondamental, en remplaçant des machines totalement obsolètes et en adaptant les techniques et les processus de production à une évolution technologique intervenue des années auparavant dans le reste de l'industrie textile communautaire. Compte tenu des informations contenues dans la décision sur les réductions d'effectifs et de capacité, la Commission a pu estimer que les aides n'étaient pas des investissements de restructuration et a pu ne pas tenir compte dans sa décision du coût de la prétendue restructuration.
61. Ainsi que la Commission l'a relevé dans sa décision, sur vingt-sept sites de production et 4 730 personnes transférées à des sociétés indépendantes, treize sites représentant un effectif de 3 153 personnes, soit 66, 66 % du nombre total d'emplois transférés, ont été fermés, et la production de textile y a été définitivement arrêtée. La Commission a considéré l'aide payée pour faciliter ces treize transferts comme ayant été supprimée. En n'exigeant, par conséquent, que la récupération de quelque 33 % seulement de la totalité des aides, la Commission a respecté le principe de proportionnalité.
62. Il s'ensuit que ce dernier moyen doit également être rejeté.
63. Aucun des moyens avancés par le Gouvernement français n'ayant pu être retenu, il y a lieu de rejeter le recours dans son ensemble.
Sur les dépens
64. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La République française ayant succombé, en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens, y compris ceux exposés par la partie intervenante.
Par ces motifs,
LA COUR,
déclare et arrête:
1°) Le recours est rejeté.
2°) La République française est condamnée aux dépens.