CA Orléans, ch. d'accusation, 7 octobre 1999, n° 371-99
ORLÉANS
Arrêt
PARTIES
Défendeur :
Crespin
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Veille
Avocat général :
M. Cayrol
Conseillers :
Mmes Aubert, Magdeleine
Avocats :
Mes Fouquet, Guyot.
RAPPEL DE LA PROCÉDURE
Vu l'ordonnance de non-lieu rendue le 7 mars 1995 par Catherine Michelod, premier juge d'instruction au Tribunal de grande instance d'Angers, notifiée le même jour aux parties et à leurs conseils;
Vu l'appel de cette décision interjeté le 13 mars 1995 par Maître Gilbert Guyot suivant déclaration au greffe du Tribunal de grande instance d'Angers;
Vu l'arrêt de la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Angers du 11 juillet 1995; Vu le pourvoi en cassation formé le 31 juillet 1995 par la partie civile, André Crespin;
Vu l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation du 4 septembre 1996 cassant et annulant le précédent arrêt, en toutes ses dispositions, et renvoyant la cause et les parties devant la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Orléans;
Vu l'arrêt de la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Orléans du 18 décembre 1997 ordonnant un supplément d'information;
Vu l'arrêt de dépôt de la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Orléans du 18 juin 1999;
Vu l'arrêt de la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Orléans du 10 décembre 1999 ordonnant un complément d'expertise;
Vu l'arrêt de dépôt de la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Orléans du 28 janvier 1999,
Vu l'arrêt de la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Orléans du 29 avril 1999 ordonnant un supplément d'information,
Vu l'arrêt de dépôt de la chambre d'accusation de la Cour d'appel d'Orléans du 17 juin 1999,
Conformément aux dispositions des articles 194 et 197 du Code de procédure pénale, Monsieur le Procureur général:
- a notifié le 22 juin 1999 la date à laquelle l'affaire sera appelée à l'audience à Jean-Pierre B, personne mise en examen et à son avocat à la partie civile et à son avocat par lettres recommandées le même jour;
- a déposé le 27 juillet 1999 le dossier comportant ses réquisitions écrites au Greffe de la chambre d'accusation, pour être tenu à la disposition des avocats des parties;
Mémoires déposés le 6 septembre 1999 à 15 heures 30 par Me SCP Beucher et autres et le 7 septembre 1999 à 9 heures 45 par Me Guyot;
DÉCISION
Rendue après en avoir délibéré conformément à la Loi, par arrêt prononcé en chambre du conseil le jeudi 7 octobre 1999;
Attendu qu'il résulte de l'enquête et de l'information les faits suivants:
Par lettre parvenue le 14 novembre 1991, André Crespin, entrepreneur de vente et de réparation de matériel agricole à Chaze-Henry (49), déposait plainte avec constitution de partie civile du chef de tromperie à l'encontre de tous les responsables de la SA X à Issoudun (36), pour avoir vendu de très grosses quantités d'huile "Univers MC" en présentant cette huile comme étant une huile de synthèse et en donnant une large publicité, alors qu'il n'en était rien.
Il exposait avoir passé plusieurs contrats avec la Société X dont le dernier en date du 20 juillet 1988 portant sur la fourniture de quarante mille litres, sur une durée de quatre ans, de lubrifiant "Euralta Univers MC" présentés comme une huile de synthèse dont le prix était deux fois plus élevé qu'une huile ordinaire. Pour la promotion du produit, une réunion publique présidée par Monsieur D, Ingénieur des Usines X, avec la participation de Messieurs R et F, responsables commerciaux, avait été organisée le 1er décembre 1988 à la mairie de Chaze-Henry, au cours de laquelle l'huile avait été présentée comme étant 100% synthétique et avaient été distribués des prospectus.
Par la suite, sa clientèle s'étant détournée du produit, Monsieur Crespin l'avait fait analyser par le Centre Igol qui avait conclu qu'il ne s'agissait pas d'une huile de synthèse.
Une information était ouverte le 6 janvier 1992 du chef de tromperie au visa des articles 1 et suivants, 16 de la loi du 1er août 1905.
Yves R, responsable régional des ventes de la Société X depuis 1958 jusqu'en 1990, signataire du contrat du 28 juillet 1988, déclarait avoir appris, après son départ, que des dirigeants et ingénieurs de X étaient parfaitement au courant de cette qualification trompeuse de l'huile et que la plaquette d'information éditée en 1988 avait été remplacée par une autre en 1990, en ne faisant plus référence à une huile de synthèse. Il précisait que le produit vendu était un bon produit, mais étant hydrogéné au lieu d'être hydro-cracké ne pouvait être qualifié produit de synthèse.
Jean-Pierre B, Président Directeur Général de la SA X jusqu'au 30 septembre 1991, faisait observer que l'huile vendue se composait d'une base et d'additifs : les derniers étaient sans conteste des produits de synthèse ; pour la base hydro-crackée fabriquée par la Société Y et X sa filiale, il fallait comprendre qu'il s'agissait d'un produit original incorporant non pas comme l'ensemble des fabricants des Poly-Alpha-Oléfins (Pao) ou des di-esthers, mais des isoparaffines, obtenues en faisant circuler sur un catalyseur le produit à transformer en présence d'un courant d'hydrogène gazeux, sous haute température et haute pression (3 50°c et 70 bars). Les molécules d'origine étaient bien cassées, l'hydrogène saturait les doubles liaisons carbone-carbone et l'on obtenait un produit original aux propriétés lubrifiantes remarquables. De l'hydrogène étant accroché sur des molécules préalablement cassées, il s'agissait donc bien d'une réaction de synthèse et il n'y avait aucune tromperie à qualifier ainsi de synthétique une base obtenue par hydrogénération catalytique.
Le produit étant original, la Société avait cherché en effet à se démarquer de la concurrence ce qui avait entraîné un changement dans les plaquettes d'information.
A l'appui, Monsieur B fournissait une documentation conséquente, dont on pouvait notamment extraire une note technique contestant les conclusions du Laboratoire Igol, celui-ci n'ayant pas procédé aux analyses qui eussent permis de déterminer si le lubrifiant "Euralta Univers MC" était un produit de synthèse. Ce qui était clair, c'était que cette nouvelle huile de base de synthèse "permettait d'obtenir des performances approchant celles des huiles Pao/Ester, les grands pétroliers internationaux qualifiant eux-mêmes au surplus d'huile de synthèse, les lubrifiants obtenus par un procédé de même nature".
Sollicitée pour avis technique, l'Ecole Nationale Supérieure du Pétrole et des Moteurs ne pouvait conclure de manière catégorique, aucune unanimité ne s'étant dégagée chez les fournisseurs de lubrifiants quant à la qualification des huiles de base hydrotraitées pour les distinguer des huiles de bases minérales conventionnelles. S'il paraissait excessif de désigner comme produit "100 % synthétique" une base issue de l'hydrocraquage catalytique de distillats sous-vide, il n'existait pour autant aucune législation, réglementation au norme sur ce sujet tant au niveau français (AFNOR) qu'international (ISO).
Par arrêt du 11 juillet 1995, la chambre d'accusation d'Angers confirmait l'Ordonnance de non-lieu rendue le 7 mars 1995.
Par arrêt du 4 septembre 1996, la chambre criminelle de la Cour de cassation cassait l'arrêt de la chambre d'accusation avec renvoi devant la cour de céans, au motif que la chambre d'accusation avait relevé que le juge d'instruction n'avait pas à examiner le grief de tromperie tenant à l'emploi des qualificatifs "toutes fluidités, toutes normes et tous usages", non comprise dans sa saisine "in rem", alors que la partie civile s'était expressément plainte de ce que l'huile litigieuse "ne présentait pas les qualités que l'on était en droit d'attendre" et avait précisé celles-ci lors de son audition par le magistrat instructeur.
Par arrêt du 18 décembre 1997 la chambre d'accusation a ordonné un complément d'information et par ordonnance du 26 décembre 1997 Monsieur Leher a été commis en qualité d'expert pour déterminer si l'huile Univers MC pouvait être appelée huile multigrade 100 % synthétique et qualifiée toute fluidité.
Dans son rapport déposé le 11 mai 1998 l'expert conclut qu'en toute rigueur l'huile ne pouvait être appelée 100 % synthétique et que pour les applications prévisibles dans le marché en cause elle pouvait être qualifiée "toutes fluidités, toutes normes, tous usages".
En exécution d'un arrêt du 10 décembre 1998 ordonnant un complément d'expertise suite aux observations de la partie civile, l'expert déposait son rapport complémentaire le 19 janvier 1999.
Dans ce rapport complémentaire, au vu des pièces nouvelles produites par la partie civile, l'expert admet que celles-ci introduisent quelques doutes sur le point de savoir si l'huile fournie devait être classée multigrade 10 W 30 ou 10 W 40 compte tenu des variations observées sur les divers documents versés au dossier et émanant notamment de X mais aussi des différences observées dans les résultats des mesures de viscosité par les laboratoires Igol.
Concernant la polyvalence de l'huile en cause et donc de son degré de viscosité l'expert estime que la mise à disposition d'échantillons authentiques et représentatifs des lots de fabrication en cause (1988 à 1991) permettront de lever les doutes et que si cela est toujours hors de question, le fournisseur pourrait être mis en demeure d'apporter d'autres pièces (en particulier procès-verbal d'analyses) de nature à prouver que l'huile litigieuse avait une viscosité à 100°C supérieur ou égale à 13,5 cst autorisant la double classification SAE 10 WHO comme huile "moteurs" et SAE 80 W 90 comme huile "transmissions mécaniques" ; il serait aussi utile d'avoir la date d'édition de la fiche X (D39).
L'expert remarque également que les autres griefs lui paraissent accessoires et celui relatif au "bore polishing" fictif, que s'agissant du niveau de performance le niveau 2104 D devait être atteint avec un taux de 12,8 % d'additif de performance de Lubrizol 6950 D, et permettait aussi de satisfaire aux exigences anti-usure des transmissions mécaniques sous réserve que la viscosité soit celle indiquée plus haut.
Le complément d'information ordonné par arrêt du 29 avril 1999 n'a pas permis de procéder à la saisie d'échantillons représentatifs des lots en cause ni de découvrir de procès-verbal d'analyse de ces lots.
Monsieur l'Avocat général requiert la confirmation de l'ordonnance.
Dans un mémoire régulièrement déposé l'avocat de la partie civile sollicite l'infirmation de l'ordonnance et le renvoi de Jean-Pierre B devant le tribunal correctionnel du chef du délit de tromperie en faisant valoir les manœuvres, les défauts de qualité substantielle (minéralité, grade viscosité, fausseté des informations sur les composants annexes, sur la quantité (différences des poids volumiques, vente au litre) appellation 100% synthèse) s'agissant d'une huile minérale.
Dans un mémoire également régulièrement déposé l'avocat de Monsieur B sollicite la confirmation de l'ordonnance en faisant valoir essentiellement que si l'expert a conclu qu'en toute rigueur l'huile ne pouvait être appelée 100% synthétique il n'en demeure pas moins qu'à l'époque des faits il n'existait aucune définition d'origine réglementaire ou technique des faits incriminés et qu'une communication de la Société BP en 1991 classait les bases hydrocraquées dont relève Euralta Univers MC parmi les synthétiques ; il soutient également qu'il n'existe pas d'éléments de preuves sérieuses susceptibles de faire juger que l'huile n'aurait pas les qualités annoncées.
Sur ce,
Attendu qu'il résulte du rapport d'expertise de Monsieur Leher, confirmant en cela l'avis de l'Ecole Nationale Supérieure du Pétrole et des Moteurs, que l'huile litigieuse ne pouvait être appelée 100% synthétique;
Que l'expert, pour arriver à cette décision qui d'ailleurs n'est pas contestée par le mis en examen, a procédé à un examen et à une analyse précise et détaillée des documents et a relevé que toutes les molécules n'ont pas été hydrocraquées et que l'hydrocraquage des bases minérales constitue sans nul doute une opération de conversion physico-chimique mais qui ne peut être assimilée tout à fait à une synthèse;
Attendu que cette appellation 100% synthétique constitue une qualité substantielle de l'huile étant observé, que même s'il n'existe aucune réglementation ou norme tant au niveau français qu'international, il s'agit d'un usage commercial dans la mesure où il résulte des pièces produites aux débats et particulièrement de l'ouvrage du Cemagref portant classification des huiles que l'huile Euralta Univers MC dans les huiles multifonctionnelles ne porte pas la mention de 100% de synthèse ainsi que cela figure pour Moriland 1;
Attendu que Jean-Pierre B, dirigeant de la Société X, fabriquant l'huile litigieuse ne pouvait pas ignorer que l'huile n'était pas 100% synthétique étant souligné que cette mention qui figurait dans la fiche éditée en novembre 1988 ne figure plus dans une fiche de tarif au 16 juillet 1990;
Attendu qu'ainsi ces éléments constituent des charges suffisantes à l'encontre de Jean-Pierre B;
Attendu qu'en ce qui concerne la qualification toutes fluidités, toutes normes, tous usage, il convient de relever que l'expert judiciaire a admis que l'huile pouvait recevoir cette qualification étant observé, en dépit du doute existant sur la classification SAE 10 W 40 ou SAE 10 W 30, que l'expert a précisé que l'huile était de nature à répondre aux spécifications de l'époque et aux divers composants des matériels agricoles en climat tempéré, ce qui est le cas en l'espèce, pour les moteurs suralimentés, les transmissions et organes mécaniques et les circuits hydrauliques;
Attendu qu'il y a lieu en conséquence d'infirmer l'ordonnance déférée et d'ordonner le renvoi de Jean-Pierre B devant le tribunal correctionnel sous la prévention qui sera énoncée au présent dispositif;
Par ces motifs: LA COUR, Vu l'arrêt de la chambre criminelle de la Cour de cassation en date du 4 septembre 1996; Déclare l'appel recevable; Infirme l'ordonnance déférée; Dit qu'il y a charges suffisantes contre Jean-Pierre B d'avoir le 20 juillet 1988 en tout cas depuis temps non prescrit à Chaze Henry (49) en tout cas sur le territoire national, trompé Monsieur Crespin le contractant sur la composition et les qualités substantielles de la marchandise Huile Euralta Univers MC, en l'espèce en vendant cette huile comme étant 100% synthétique alors qu'elle ne pouvait bénéficier de cette appellation; Faits prévus et réprimés par l'article L. 213-1 du Code de la consommation; Ordonne le renvoi de la procédure devant le Tribunal correctionnel d'Orléans pour y être jugé conformément à la loi; Ordonne que le présent arrêt sera exécuté à la diligence de Monsieur le Procureur général.