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Décisions

CA Rennes, 3e ch. corr., 6 avril 1995, n° 94-01065

RENNES

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Comité National contre le Tabagisme

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Philippot

Avocat général :

M. Soubelet

Conseillers :

Mme Algier, M. Le Quinquis

Avocats :

Mes Sarfati, Caballero.

CA Rennes n° 94-01065

6 avril 1995

Rappel de la procédure :

Le jugement :

Le Tribunal de Quimper, par jugement contradictoire en date du 19 mai 1994, pour D Jean-Pierre et D Jean-Claude

Infraction à la réglementation de la publicité sur les tabacs

A condamné D Jean-Pierre à une amende de 400 000 F. Le condamne solidairement et es qualités à payer au Comité National Contre de Tabagisme la somme de 4 000 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 30.000 F (article 475-1 du Code de procédure pénale).

D Jean-Claude à une amende de 400 000 F. Le condamne solidairement et es qualités à payer au Comité National Contre le Tabagisme la somme de 4 000 000 F de dommages-intérêts et 30 000 F (article 475-1 du Code de procédure pénale).

Les appels :

Appel a été interjeté par :

M. D Jean-Claude, le 20 mai 1994 contre M. D Jean-Pierre

M. D Jean-Pierre, le 20 mai 1994

La Société J.C. D SA, le 20 mai 1994

La Société RPMU, le 20 mai 1994

La prévention :

Considérant que le Comité National de Lutte Contre le Tabagisme a fait citer devant le Tribunal correctionnel de Quimper, Jean-Pierre D, Jean-Claude D, la SA Jean-Claude D et la Société RPMU, pour dire et juger MM. Jean-Pierre D et Jean-Claude D coupables d'infraction à la loi du 9 juillet 1976, modifiée par la loi du 10 janvier 1991, pour avoir fait paraître sur le territoire national et notamment dans le ressort du Tribunal de grande instance de Quimper, en novembre 1992, et en tout cas depuis un temps non prescrit une campagne d'affichage lumineux au profit des montres Camel Trophy, délits prévus par les articles L. 355-24 et L. 355-26 du Code de la santé publique ;

En la forme :

Considérant que les appels sont réguliers et recevables en la forme ;

Au fond :

Considérant qu'au mois de novembre 1992, la Société RPMU a procédé à Quimper, à l'affichage de panneaux publicitaires vantant des montres portant la marque Camel Trophy ;

Considérant que la partie civile fait citer les prévenus et les civilement responsables devant le Tribunal correctionnel en invoquant la violation de la loi du 9 juillet 1976, modifiée par la loi du 10 janvier 1991, relative à la lutte contre le tabagisme prise en ses articles 2 et 3, incriminant la publicité indirecte en faveur du tabac ;

Considérant que les prévenus et civilement responsables demandent à la Cour de :

- Déclarer recevables et bien fondés les appels des prévenus et y faisant droit :

- infirmer en toutes ses dispositions le jugement entrepris et déclarer irrecevable et mal fondé l'appel du CNCT ;

Et statuant à nouveau :

- Constater que la matérialité des faits n'est en aucune manière établie à l'encontre de M. Jean-Claude D et de la Société J.C. D, subsidiairement qu'il existe une délégation parfaite de responsabilité.

- En conséquence, prononcer la mise hors de cause pure et simple contre M. Jean-Claude D et de la Société J.C. D.

- Sur la responsabilité de M. Jean-Pierre D et de la Société RPMU, et encore plus subsidiairement celle de M. Jean-Claude D et de la Société J.C. D :

- Dire et juger que la publicité litigieuse pour les " Camel Trophy Montres " ne constitue pas une publicité directe ou indirecte en faveur du tabac ou un produit du tabac.

- Dire et juger, en tout état de cause, que la publicité litigieuse est licite eu égard aux dispositions de l'article 3 alinéa 2 de la loi du 10 janvier 1991, la dérogation instituée par cette loi devant s'appliquer en l'espèce.

- Subsidiairement : dire et juger les dispositions de cette loi et des articles L. 355-24 et L. 355-25 du Code de la santé publique incompatibles avec les règles communautaires telles que fixées dans les articles 30 et 36 du Traité instituant la Communauté Européenne.

- Dire et Juger que les éléments constitutifs du délit ne sont pas réunis, et en conséquence :

- Prononcer la relaxe pure et simple de M. Jean-Pierre D, et le cas échéant de M. Jean-Claude D, les renvoyer des fins de la poursuite et débouter le CNCT de toutes ses demandes, fins et conclusions à leur encontre.

- A titre infiniment subsidiaire, faire bénéficier les prévenus des dispositions de l'article 132-59 du Nouveau code pénal et les dispenser de peine avec non inscription au B2.

- Sous réserve des réquisitions du Ministère public, déclarer recevable mais mal fondé son appel incident.

Dans tous les cas, sur les intérêts civils :

Constater que le jugement entrepris a statué ultra petite en accordant au CNCT des dommages-intérêts qu'il ne sollicitait pas à l'encontre de M. Jean-Pierre D et M. Jean-Claude D, la citation directe du CNCT ne contenant aucune demande de ce chef les concernant.

Déclarer irrecevable en tant que de besoin, toutes demandes nouvelles du CNCT tendant à la condamnation solidaire de M. Jean-Pierre D et de M. Jean-Claude D à lui verser des dommages-intérêts, et ce, conformément aux dispositions de l'article 515 du Code de procédure pénale interdisant à la partie civile de former des demandes nouvelles en appel.

De ce fait, déclarer irrecevables, comme dépourvues de bases légales, les demandes du CNCT à l'encontre des Sociétés J.C. D et RPMU, faute de condamnation des prévenus dont ils sont censés assumer la responsabilité civile.

Constater, au surplus, que dans sa situation directe, le CNCT n'a sollicité de condamnations à l'encontre des Sociétés RPMU et J.C. D qu'en leur seule qualité de civilement responsables de leurs préposés, ce qui n'est le cas ni de M. Jean-Pierre D, ni de M. Jean-Claude D, tous deux président directeur général des sociétés qu'ils dirigent.

Déclarer irrecevables toutes nouvelles demandes du CNCT à l'encontre des Sociétés RPMU et J.C. D, prises en une autre qualité, ce qui constituerait une demande nouvelle interdite par l'article 515 du Code de procédure pénale précité.

En conséquence, débouter plus généralement le CNCT de toutes ses demandes et, à titre subsidiaire, réduire à un franc symbolique la somme qui pourrait par extraordinaire lui être allouée, à défaut de toute justification du prétendu préjudice qu'il invoque tant dans son principe, que dans son quantum.

Condamner le CNCT à verser à chacun des prévenus une somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts sur le fondement de l'article 472 du Code de procédure pénale, ainsi qu'en tous les dépens.

- A titre plus subsidiaire encore :

Interroger la Cour de Justice des Communautés Européennes en vue de l'article 177 du Traité instituant la Communauté Européenne afin de poser les questions préjudicielles suivantes :

La notion de " mesure d'effet équivalent " telle qu'utilisée à l'article 30 du traité instituant la Communauté Européenne vise-t-elle une réglementation nationale qui interdit la publicité en faveur de certains produits au motif que, eu égard à leur graphisme, leur présentation, leur marque, leur emblème publicitaire ou tout autre signe distinctif, ces produits rappellent le tabac ou un produit du tabac, dès lors que cette interdiction vise certains produits légalement commercialisés dans d'autres Etats membres de l'Union Européenne et a pour effet de contraindre le fabricant des produits en cause à les commercialiser sous une marque et une présentation différente dans l'Etat membre où cette interdiction est en vigueur ?

Si la réponse à la question précédente est affirmative, la protection de la santé, au sens de l'article 36 du traité instituant la Communauté Européenne, peut-elle justifier une réglementation nationale du type de celle visée à la question précédente ? En particulier, la protection de la santé publique peut-elle justifier une réglementation nationale du type de celle visée à la question 1 lorsque :

- les produits en cause portent une marque similaire à celle d'un produit du tabac :

- il n'est pas démontré que l'apposition de la marque sur les produits en question et la publicité qui est en faite a pour objet ou pour effet d'inciter le consommateur à fumer.

En conséquence, surseoir à statuer sur les causes du précédent litige jusqu'à ce que réponse soit donnée aux dites questions.

Considérant que le CNCT demande de :

- confirmer le jugement rendu le 19 mai 1994 par le Tribunal de Grande Instance de Quimper, en ce qu'il a déclaré MM Jean-Pierre et Jean-Claude D coupables d'infraction à la loi du 9 juillet 1976, modifiée par la loi du 10 janvier 1991, comme complices de la réalisation d'une publicité en faveur de la marque Camel Trophy Montres sur les panneaux et abris-bus de D, en novembre 1992 ;

- rejeter les questions préjudicielles soulevées par MM Jean-Pierre et Jean-Claude D et les Sociétés RPMU et Jean-Claude D visant à contester devant la Cour de Justice des Communautés Européennes la comptabilité de la loi française avec les articles 30 et 36 du Traité de Rome ;

- rejeter l'exception d'irrecevabilité de l'action civile du CNCT présentée pour la première fois en cause d'appel ;

- condamner les RPMU et Jean-Claude D, civilement responsables de leurs préposés et dirigeants, à payer au CNCT la somme de 4.176.950 F à titre de dommages et intérêts, et de 60.000 F au titre de l'article 475-1 du Code de Procédure Pénale, ainsi qu'à tous les dépens ;

débouter les prévenus de toutes leurs demandes et conclusions ;

Discussion

Considérant qu'aux termes des articles 2 et 3 § 1 de la loi du 9 juillet 1976, modifiée, la publicité indirecte en faveur du tabac est illicite et qu'est présumée publicité indirecte, toute publicité en faveur d'un article autre que le tabac lorsque par son graphisme, sa présentation, l'utilisation d'une marque, d'un emblème publicitaire ou tout autre signe distinctif, elle rappelle le tabac;

Considérant qu'en l'espèce, l'affiche représente un homme s'employant à désembourber une jeep ; qu'elle porte en haut à droite, sur fond jaune la mention " Camel Trophy Montres " et en bas à droite la photographie d'une montre portant la marque " Camel Trophy " ;

Considérant que la dénomination " Camel " correspond à une marque de cigarettes ; qu'en outre, le graphisme utilisé, la forme incurvée de l'inscription, le fond jaune sur lequel elle apparaît constituent autant d'élémentsqui renforcent dans l'esprit du consommateur l'analogie entre la marque de la montre et la marque de cigarettes ; qu'il s'agit là, au sens de la loi, d'une publicité indirecte en faveur du tabac;

Considérant que la loi a institué, en faveur de certaines entreprises, une dérogation excluant de l'infraction, la publicité indirecte en faveur du tabac mise en œuvre par certaines entreprises et ainsi définie à l'article 3 § 2:

" Toutefois ces dispositions ne sont pas applicables à la propagande ou à la publicité en faveur d'un produit autre que le tabac ou un produit du tabac qui a été mise sur le marché avant le 1er janvier 1990, par une entreprise juridiquement et financièrement distincte de toute entreprise qui fabrique, importe ou commercialise du tabac ou un produit du tabac. La création de tout lien juridique ou financier entre ces entreprises rend caduque cette dérogation ";

Considérant qu'il résulte de cette dérogation que le législateur a entendu préserver certains droits acquis; qu'en effet, elle vise bien " la propagande ou la publicité en faveur d'un produit autre que le tabac ou un produit du tabac ", de manière générale et ne saurait donc être limitée au rapprochement fortuit d'une publicité qui rappellerait le tabac, tels que les cycles Gitane, les bas Chesterfield, la lessive Ariel, cités lors des débats parlementaires peuvent en donner l'exemple ; qu'il n'est pas sans intérêt de relever à cet égard que le Gouvernement avait présenté devant le Sénat, à titre d'amendement, une nouvelle rédaction de ce paragraphe instituant une dérogation, à savoir : " Les dispositions de l'alinéa précédent ne sont pas applicables lorsque l'identité partielle ou totale entre une marque de tabac et une marque d'un produit autre que le tabac commercialisé avant le 1er janvier 1990 par une entreprise juridiquement et financièrement distincte est purement fortuite " ; que le Sénat a repoussé cet amendement et qu'il n'a pas été pris en considération par la Commission Mixte Paritaire, laquelle a repris la formulation résultant du vote de l'Assemblée Nationale, adoptée en des termes identiques par le Sénat ;

Considérant que la loi accorde le bénéfice de la dérogation à condition que " les entreprises " concernées soient " juridiquement ou financièrement distinctes de toute entreprise qui fabrique, importe ou commercialise du tabac "; que cette disposition tend à écarter du bénéfice de la dérogation les publicités indirectes émanant des entreprises ayant certes la personnalité morale mais qui en raison de prises de participation, constituent des filiales intégrées à un groupe économique dont dépend aussi une entreprise ayant pour objet la fabrication, l'importation ou la commercialisation du tabac; que la loi n'a pas restreint la dérogation aux seules entreprises dépourvues d'un lien juridique quelconque avec une entreprise intéressée au commerce du tabac, excluant ainsi de son bénéfice, celles qui, antérieurement au 1er janvier 1990 auraient conclu un contrat de concession de marque ; qu'en effet, l'existence d'un tel contrat n'est nullement incompatible avec l'indépendance juridique et financière des entreprises co-contractantes, seule condition imposée par le législateur;

Considérant enfin, que la loi édicte que " la création de tout lien juridique ou financier entre ces entreprises rend caduque la dérogation ";

Considérant qu'il résulte sans ambiguïté de la rédaction de la loi, que cette disposition ne vaut que pour l'avenir, postérieurement au 1er janvier 1990 et envers des entreprises juridiquement et financièrement distinctes antérieurement; qu'en effet la " caducité " ne saurait se concevoir qu'à l'encontre d'entreprises bénéficiaires de la dérogation à la date du 1er janvier 1990 ; qu'en outre si un lien juridique quelconque avait fait échec à la dérogation avant le 1er janvier 1990, la loi n'aurait pas sanctionné la " création " mais aurait visé l'existence d'un tel lien ;

Considérant que la partie civile invite en réalité à une extension du champ d'application de la loi pénale dont la rédaction est exempte d'incertitude ;

Considérant qu'il convient en effet d'observer que la loi n'est exposée à l'interprétation qu'à la condition qu'elle soit imprécise ou ambiguë, ce qui n'est pas le cas en l'espèce ; qu'il n'appartient pas aux juridictions d'ajouter à ses prescriptions des conditions que le législateur n'a pas édictées ;

Considérant en particulier, qu'en l'espèce il ne serait pas acceptable d'étendre par analogie la condition du défaut de tout lien juridique entre les entreprises à la période antérieure au 1er janvier 1990, alors que la loi a pour cette période exigé seulement que les entreprises fussent juridiquement et financièrement distinctes;

Considérant enfin, que c'est en vain que la partie civile se réfère aux travaux préparatoires ; qu'en effet, ils témoignent des difficultés éprouvées par le Gouvernement pour faire adopter le projet de loi qu'il avait déposé ; qu'au Sénat, le Ministre a stigmatisé les obstacles soulevés à la faveur d'amendement ayant pour l'objet de réduire la portée de la loi dont l'adoption était en cours ; qu'enfin, les explications succinctes données par Mme Bachelot qui avait présenté l'amendement précisant que la création de tout lien juridique ou financier entre les entreprises rendait caduque la dérogation, ne permettent nullement de conclure qu'il tendait à restreindre avant le 1er janvier 1990 la portée de la dérogation ;

Considérant en l'espèce qu'il n'est pas discuté que les montres Camel Trophy ont été mises sur le marché, notamment en France, en 1987 et en tout cas avant le 1er janvier 1990, par la Société de droit italien O S qui les fabriquait et les commercialisait en vertu d'un contrat de licence de marque conclu antérieurement à la mise sur le marché, avec la Société américaine W W Brands;

Considérant que la Société O S ainsi qu'il en est justifié, constitue une entreprise juridiquement et financièrement distincte de toute entreprise fabricant ou important ou commercialisant du tabac ou un produit du tabac; qu'à cet égard l'extrait du registre du commerce de la Société O met la Cour en mesure de s'assurer que son activité concerne certes, parmi d'autres nombreuses activités la vente d'articles pour fumeurs ; qu'il ne s'agit pas là toutefois de tabac ou d'un produit du tabac ;

Considérant que l'entreprise O S peut prétendre au bénéfice de la dérogation, sans qu'il y ait lieu de rechercher si le contrat de concession de marque qu'elle a conclu la lie à une entreprise fabriquant ou important ou commercialisant du tabac ou un produit du tabac, cette circonstance étant indifférente dès lors que ce contrat est antérieur au 1er janvier 1990, ce que nul ne discute, et que les produits ont été mis sur le marché avant cette date;

Considérant qu'il convient, réformant le jugement, de renvoyer les prévenus des fins de la poursuite et de rejeter les demandes formées contre eux et les civilement responsables par la partie civile ;

Par ces motifs : LA COUR, après en avoir délibéré conformément à la loi, Statuant publiquement, par arrêt contradictoire à l'égard de D Jean-Pierre, D Jean-Claude, La Société J.C. D, SA., Comité National Contre le Tabagisme, la Société RPMU ; En la forme, Reçoit les appels. Au fond, Renvoie les prévenus des fins de la poursuite ; Déboute la partie civile de ses demandes ;