Livv
Décisions

CA Paris, 13e ch. B, 3 décembre 1993, n° 93-02887

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Ministère public, Comité National contre le Tabagisme

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Martinez

Conseillers :

Mmes Magnet, Barbarin

Avocats :

Mes Dauzier, Bihl.

CA Paris n° 93-02887

3 décembre 1993

Rappel de la procédure :

Le jugement :

Le Comité National Contre le Tabagisme (CNCT) a fait citer directement devant le Tribunal correctionnel André R et la société C pour publicité illicite en faveur du tabac, courant avril 1992, infraction prévue et réprimée par l'article 2 de la loi du 9 juillet 1976 ;

Le tribunal :

- a condamné André R à 300 000 F d'amende,

- l'a reçu en ses demandes reconventionnelles et l'en a débouté,

- a déclaré la société C solidairement responsable du paiement de la totalité des amendes et frais de justice mis à la charge de son dirigeant ;

- a reçu le Comité National Contre le Tabagisme en sa constitution de partie civile et a condamné André R à lui payer la somme de 250 000 F à titre de dommages-intérêts et celle de 3 000 F au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale,

- a déclaré la société C civilement responsable de son préposé ;

- a condamné André R aux dépens.

Les appels :

Appel a été interjeté par :

M. R André, le 27 janvier 1993, sur les dispositions pénales et civiles,

C SA, le 27 janvier 1993,

M. le Procureur de la République, le 27 janvier 1993.

Décision :

Rendue contradictoirement après en avoir délibéré conformément à la loi,

I- Les appels :

Statuant sur les appels interjetés par André R, prévenu, la société C, civilement responsable et le Ministère public à l'encontre du jugement déféré ;

S'y référant pour l'exposé de la prévention, étant rappelé au niveau des faits qu'au mois d'avril 1992, sur la chaîne de télévision C et au cours de l'émission " Nulle part ailleurs " en présence d'un autre journaliste et de M. Belmondo, Jérôme Bonaldi, après avoir présenté une campagne publicitaire pour les appareils électroménagers Miele, un gilet de randonnée, des skis Dynastar et un pull-over en Gore Tex Stop-wind, demandait à l'animateur :

" Ai-je le droit de vous parler de la nouvelle cigarette ?

- Non

-A lors je n'en parle pas... "

puis il enchaînait en annonçant la sortie d'une nouvelle cigarettes, en précisant " C'est Rothmans qui fait ça, c'est Golden American ", " c'est pour nous les hommes " et en brandissant un paquet de cigarettes il indiquait " une nouveauté. On était les seuls en Europe à ne pas avoir des paquets par 25 " ; il présentait ensuite en gros plan un plus petit paquet en ajoutant : " Vous en avez par 5, 2,20 F pour les tester. Excellent pour la santé " ;

Par voie de conclusions, l'appelant principal qui ne conteste pas la matérialité des faits demande à la Cour de constater que la présentation faite par Jérôme Bonaldi du lancement de la nouvelle cigarette Golden American sur les antennes de C ne constitue pas une publicité illicite en faveur du tabac et donc de le relaxer des fins de la poursuites et de débouter la partie civile de ses demandes.

À titre subsidiaire, il sollicite la réduction de dommages-intérêts alloués à la partie civile et la confirmation du jugement entrepris en ce que, faisant application de l'article 12 de la loi du 9/07/1976 tel qu'il résulte de la loi n° 91-32 du 10/01/1991, il a déclaré C solidairement responsable du paiement de la totalité des amendes et frais de justice mis à la charge du prévenu.

En effet, l'appelant estime qu'aucune publicité n'a été faite à cette occasion sur les antennes de C, le lancement de la cigarette Golden American en paquets de 25 n'ayant été évoqué que dans le cadre de l'information sur l'existence d'un nouveau produit, Jérôme Bonaldi présentant de façon habituelle dans l'émission " Nulle part ailleurs " des produits et des services dont il fait une analyse rapide à l'attention des consommateurs.

En conséquence, cette présentation qui ne constitue aucune publicité ou propagande en faveur de ces produits relève de son seul droit d'informations de journaliste.

D'ailleurs, observe le concluant, aux termes du décret en date du 27 mars 1992, pris pour son l'application du 1° de l'article 27 de la loi du 30 septembre 1986, relative à la liberté de communication et fixant pour certains services de télévision le régime applicable de la publicité au parrainage :

" Constitue une publicité toute forme de message télévisé diffusé contre rémunération ou autre contrepartie, en vue, soit de promouvoir la fourniture de biens ou de services, y compris ceux qui sont présentés sous leur appellation générique dans le cadre d'une activité commerciale, industrielle, artisanale ou de profession libérale, soit d'assurer la promotion commerciale d'une entreprise publique ou privée " (Article 2-châpitre 1-décret du 27 mars 1992) alors qu'en l'espèce ni la société C ni M. Bonaldi n'étaient en relation contractuelle avec la société Rothmans International fabricant des cigarettes Golden American et que le lancement des cigarettes Golden American n'a fait l'objet d'aucune rémunération ou contrepartie, de quelque nature que ce soit.

Par ailleurs, ajoute le prévenu, en réponse à une observation du Comité National Contre le Tabagisme, partie civile, si la directive européenne n° 84450 du 10 septembre 1984 définit comme " toute forme de communication faite dans le cadre d'une activité commerciale ... dans le but de promouvoir la fourniture de biens ou de services " ce critère de promotion commerciale ayant été, à plusieurs reprises, rappelé en doctrine et en jurisprudence dans des décisions relatives à la publicité mensongères, tel n'est pas le cas de l'intervention de Jérôme Bonaldi sur les antennes de C, qui ne se situe pas dans un cadre de promotion commerciale.

Le dictionnaire le Petit Robert lui-même, remarque le concluant, définit la publicité comme étant " le fait, l'art d'exercer une action psychologique à des fins commerciales ".

Ainsi donc, Jérôme Bonaldi qui n'a pas fait de publicité a fourni une prestation comparable à cette de Bernard Pivot dans l'émission " Apostrophe " ou celle de Caroline Tresca dans le " Journal du Cinéma " alors que la loi interdit toute publicité télévisée pour l'édition littéraire ou pour le cinéma (article 7 du décret n° 87-37 du 26/01/1987 pris en application de l'article 27 de la loi du 30/09/1986) alors pourtant que ces journalistes font l'éloge de nouveaux livres ou de nouveaux films.

Il estime que Jérôme Bonaldi qui est journaliste dispose de la liberté d'expression et de critique qui doit lui permettre de fait état d'un produit, même s'il s'agit su tabac sans pour autant être censuré. Le principe de la liberté de la presse ayant été posé dans la Déclaration des droits de l'Homme et du Citoyen (" la libre communication des pensées et des opinions est le droit le plus précieux de l'homme... ") Dans la Déclaration Universelle des droits de l'Homme du 10/12/1948 qui donne à " tout individu " le " droit à la liberté d'opinion et d'expression... " et reconnu par l'article 19 du Pacte International relatif aux Droits Civils et Politiques adopté le 19/12/1966, pour donner aux principes de la Déclaration Universelle une valeur plus contraignante, ainsi que par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme signée à Rome le 4/11/1950 et ratifiée par la France en mai 1974.

Enfin ajoute le prévenu, l'article 1er modifié par la loi du 17/01/1989 stipule que :

" la communication audiovisuelle est libre. L'exercice de cette liberté ne peut être limité dans la mesure requise d'une part, par le respect de la dignité de la personne humaine, de la liberté de la propriété d'autrui, du caractère pluraliste des courants de pensée et d'opinion, et d'autre part, par la sauvegarde de l'ordre public, par les besoins de la défense nationale, par les exigences du service public, par les contraintes techniques inhérentes aux moyens de communication, ainsi que par la nécessité de développer une industrie de production audiovisuelle " et qu'en l'espèce, c'est dans le cadre de son droit d'information, que M. Bonaldi a présenté les cigarettes " Golden American " qui venaient d'être mises en vente sur le marché français. Un journaliste pouvant, s'il respecte les règles déontologiques qui lui sont applicables, exercer sa liberté d'expression comme bon lui semble. Le Conseil Supérieur de l'Audiovisuel, autorité indépendante, garantissant l'exercice de la liberté d'expression dans les conditions définies par la loi (article 1 alinéa 3 de la loi du 30/09/1986 sur la liberté de communication audiovisuelle).

Qu'ainsi donc, une marque de tabac peut être citée à propos d'un fait d'information susceptible d'intéresser le public sans pour autant constituer un délit.

Par voie de conclusions également le Comité National Contre le Tabagisme demande à la Cour de confirmer la décision entreprise en toutes ses dispositions et, y ajoutant, de condamner André R et C à lui payer la somme de 5 000 F au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale.

Il estime que le journaliste, en brandissant le paquet de cigarettes qui a fait l'objet de plusieurs gros plans et en tenant les propos suivants :

" En vente lundi prochain - C'est pour les hommes - Une nouveauté - On était les seuls en Europe à ne pas avoir de paquets de 25 - Vous avez également des paquets de 5 à 2,20 F pour les tester - Excellent pour la santé - Très très bon. " sur près de deux minutes d'antenne à bien effectué une publicité ou de la propagande en faveur de la marque de cigarettes Golden American en violation des dispositions de la loi du 9/07/1976, ajoutant au passage que la liberté de la presse connaît des limites et l'abus de cette liberté est sanctionné dans les cas déterminés par la loi.

D'ailleurs souligne le concluant, les journalistes, parfaitement conscients de violer la loi de 1976 déclaraient au début de leur émission :

- Ai-je le droit de vous parler de cette cigarette ?

- Non

- Tans pis...lundi prochain...

De surcroît, observe le Comité National Contre le Tabagisme, la Directive européenne n° 84 450 du 10/09/1984 définit la publicité comme " toute forme de communication faite dans le cadre d'une activité commerciale...dans le but de promouvoir la fourniture de biens ou de services ", ce qui est bien le cas en l'espèce et la loi de 1976 interdit non seulement la publicité mais la propagande.

II- Les motifs :

A- L'action publique :

Considérant au fond que la matérialité des faits n'est pas contestée ; que les termes et les images de l'émission litigieuse constituent bien une publicité au sens pénal du terme et au sens que lui donne l'encyclopédie Larousse : " Caractère de ce qui est fait en présence du public - Ensemble de moyens employés pour faire connaître une entreprise commerciale, industrielle...etc...pour faciliter la diffusion de denrées ou marchandises diverses ".

Considérant que les définitions retenues par le prévenu, notamment celle de l'article 1er du décret du 27/03/1992 concerne les émissions de publicité proprement dites qui assurent à la télévision des ressources financières importantes.

Qu'en l'espèce, et en l'absence d'élément établissant l'existence d'une quelconque rémunération, la Cour n'en retient pas moins que le fait de brandir un paquet de cigarettes dont la marque est indiquée et le conditionnement nouveau précisé avec le commentaire ; " C'est pour nous les hommes " puis " Vous en avez par 5 à 2,20 F pour les tester - Excellent pour la santé " constitue bien une publicité interdite par l'article 2-1° de la loi du 9-07-1976 dont les dispositions sont demeurées en vigueur jusqu'au 1/01/1993 et donc au moment des faits, par application de l'article 3-II de la loi n° 91-32 de la loi du 10/01/1991 à tout le moins une propagande en faveur du tabac également interdite par la loi, la liberté de la presse n'autorisant en aucune façon un journaliste à ignorer les lois ou à commettre des infractions sanctionnées pénalement.

Qu'en faisant diffuser cette émission André R a bien commis l'infraction qui lui est reprochée dans les termes de l'article 13 de la loi du 9/07/1976.

Qu'en conséquence, la Cour estime devoir confirmer la décision entreprise sur la déclaration de culpabilité ; que s'agissant de la peine, elle considère que la sanction infligée au prévenu par les premiers juges constitue une équitable application de la loi pénale et la confirmera y compris en ses dispositions relatives à la condamnation solidaire de la société C pour la totalité des amendes et frais de justice mis à la charge de son dirigeant autorisée par l'article 12 alinéa 4 de la loi du 10/01/1991 puisque l'émission litigieuse a été diffusée sur les antennes de cette société de télévision.

B- L'action civile :

Considérant que la responsabilité civile de la société C doit être confirmée, tout comme le montant des dommages-intérêts alloués à la partie civile par la juridiction de première instance, qui constitue une juste réparation du préjudice subi par le Comité National Contre le Tabagisme, et résultant directement pour lui des faits visés à la prévention, la Cour disposant à cet effet, des éléments nécessaires et suffisants pour évaluer ce préjudice.

Considérant enfin qu'il échet de faire partiellement droit à la demande présentée par la partie civile au titre des frais irrépétibles ;

Par ces motifs, et ceux non contraire des premiers juges qu'elle adopte, LA COUR, Statuant publiquement et contradictoirement à l'égard des parties, Reçoit les appels du prévenu, de la société civilement responsable et du Ministère public, Confirme le jugement déféré dans toutes ses dispositions tant pénales que civile, Y ajoutant, Condamne André R à payer à la partie civile la somme supplémentaire de 4 000 F sur le fondement de l'article 475-1 du Code de procédure pénale. Rejette comme non fondées toutes conclusions contraires ou plus amples des parties.