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Décisions

CA Rennes, 2e ch. com., 6 décembre 2000, n° 99-07315

RENNES

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Les Magasins Bleus (SA)

Défendeur :

Sico Barbe Bleue (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bothorel

Conseillers :

M. Poumarede, Mme Teze

Avoués :

SCP d'Aboville, de Moncuit & Le Callonnec, SCP Castres Colleu & Perot

Avocats :

Mes Cressard, Tuffreau.

T. com. Rennes, du 12 oct. 1999

12 octobre 1999

EXPOSE DES FAITS, PROCÉDURE, OBJET DU RECOURS

Exposant que la société Sico Barbe Bleue exerçant l'activité concurrente de vente à domicile de textiles, se livrait à des actes de concurrence déloyale par débauchage massif de son personnel, la société Magasins Bleus, objet d'un plan de continuation arrêté par jugement du Tribunal de commerce de Rennes en date du 25 mai 1993 sur déclaration en redressement judiciaire prononcée le 4 août 1992, l'a assignée en réparation devant le Tribunal de commerce de Rennes qui par jugement du 12 octobre 1999 a:

- débouté la société Magasins Bleus de l'ensemble de ses demandes,

- décerné acte à la société Magasins Bleus de ce qu'elle s'engage à ne plus utiliser le slogan "leader français de la vente textile à domicile",

- condamné la société Magasins Bleus à payer à la société Sico Barbe Bleue la somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive et injustifiée,

- condamné la société Magasins Bleus à payer à la société Barbe Bleue la somme de 50 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- débouté les parties de leurs autres prétentions.

Le 3 novembre 1999, la société Magasins Bleus a fait appel de cette décision.

MOYENS PROPOSES PAR LES PARTIES

Au soutien de son recours, la société Magasins Bleus fait valoir:

- que le jugement est nul par application des articles 454 et 458 du nouveau Code de procédure civile, en ce que le magistrat mentionné comme l'ayant rendu n'était pas présent lors du prononcé,

- que les agissements de la société Sico Barbe Bleue minimisés par le tribunal, constituent une concurrence déloyale, en ce qu'il y a eu complicité de violation de la clause de non-concurrence, usage de manœuvres et débauchage massif du personnel aux fins de déstabiliser l'entreprise,

- qu'il en est résulté un préjudice constitué par la perte de marge réalisée par les vendeurs et leur coût de recrutement auxquels s'ajoutent la perte des cadres, les efforts entrepris pour la réorganisation de l'entreprise et le trouble jeté sur certains esprits de telle sorte que le chiffre d'affaires n'a pu être optimisé,

- qu'elle s'est engagée à ne plus faire usage du slogan incriminé par la société Sico Barbe Bleue et que les griefs invoqués par cette dernière au soutien de la demande reconventionnelle ne sont pas constitutifs de concurrence déloyale.

En conséquence, la société Magasins Bleus demande à la cour de:

- annuler le jugement et subsidiairement réformer le jugement entrepris,

- débouter la société Sico de l'ensemble de ses demandes,

- condamner la société Sico à lui payer 17 080 000 F à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale, avec intérêts au taux légal à compter du jugement outre celle de 100 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,

- subsidiairement ordonner une expertise aux fins de déterminer l'étendue du préjudice subi et lui allouer une indemnité provisionnelle de 17 000 000 F.

La société Sico Barbe Bleue qui reprend pour l'essentiel les motifs du tribunal, réserve faite de sa demande reconventionnelle en dommages-intérêts pour concurrence déloyale suffisamment constituée selon elle par les actes de dénigrement et usage par la société Magasins Bleus d'un système informatique de nature à créer une confusion dans l'esprit de la clientèle, demande à la cour, constat étant fait des pièces communiquées par l'appelante la veille de l'ordonnance de clôture de:

- rabattre ladite ordonnance aux fins que soient admises aux débats les conclusions signifiées et déposées pour elle le 4 octobre 2000 et à défaut écarter les pièces communiquées tardivement par la société Magasins Bleus,

- débouter la société Magasins Bleus de l'ensemble de ses prétentions,

- réformer le jugement en ce qu'il l'a déboutée de sa demande en réparation des actes de concurrence déloyale commis par la société Magasins Bleus, lui allouer de ce chef la somme de 150 000 F et confirmer la décision pour le surplus,

- condamner la société Magasins Bleus à lui payer une somme de 100 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive outre une somme de même montant sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Pour un plus ample exposé des faits, de la procédure ainsi que des moyens des parties, la cour se réfère aux énonciations de la décision et aux conclusions déposées.

MOTIFS DE L'ARRET

SUR LE RABAT DE L'ORDONNANCE DE CLÔTURE

Considérant que l'ordonnance de clôture a été rabattue et reportée au 13 octobre 2000 par le conseiller de la mise en état, de sorte que la société Sico Barbe Bleue a été en mesure de répondre aux dernières pièces produites par la partie adverse; que l'incident sera donc déclaré sans objet;

SUR LA NULLITÉ DU JUGEMENT

Considérant que la société Magasins Bleus qui soutient que Monsieur Pauthier désigné comme magistrat ayant rendu le jugement déféré, en audience publique du 12 octobre 1999, n'était pas présent lors de son prononcé, ne justifie pas avoir formulé des observations à ce propos, au moment du prononcé du jugement;

Considérant que ce moyen sera donc déclaré irrecevable par application de l'article 458 alinéa 2 du Code civil;

Considérant au fond, que la société Magasins Bleus fait valoir que depuis 1976, quarante trois de ses salariés, ont été débauchés par la société Sico Barbe Bleue en violation de la clause de non-concurrence qui les liait et au moyen de manœuvres déloyales;

Considérant que réserve faite de Monsieur Manceau et Madame Mezerette dont il est établi par les énonciations des arrêts des Cour d'appels de Rennes et Orléans, en date des 3 décembre 1998 et 18 septembre 1997, que l'un et l'autre étaient tenus par des clauses de non-concurrence, force est de constater qu'aucune pièce n'est produite pour le restant des salariés; que tant la durée que l'étendue du secteur géographique de l'activité interdite étant ignorées, le non-respect d'une clause de non-concurrence les concernant n'est pas démontré;

Considérant, au surplus, que si les courriers échangés entre les parties ou procédures engagées, établissent que la société Sico Barbe Bleue a été informée de la clause de non-concurrence le 24 novembre 1995 pour Monsieur Manceau et courant 1995 pour Madame Mezerette, cette connaissance ne saurait être étendue aux engagements prétendument souscrits par les autres salariés; que les obligations de Monsieur Roy dont la société Magasins Bleus rappelait à la société Sico Barbe Bleue dans un courrier daté du 27 décembre 1995, qu'il lui était lié par une clause de non-concurrence, sans plus ample précision, restent pareillement ignorées;

Considérant qu'il ne saurait être fait grief au tribunal de ne pas avoir examiné le cas des salariés de la société Magasins Bleus restés sourds aux opérations de démarchage de l'entreprise Barbe Bleue, le préjudice invoqué tenant au défaut de réalisation d'un chiffre d'affaires optimal par suite du trouble qui a pu en résulter pour partie d'entre eux, étant purement hypothétique;

Considérant s'agissant donc des deux seuls salariés dont les clauses de non-concurrence sont connues à ce jour, que la société Magasins Bleus qui omet d'indiquer avoir licencié Monsieur Manceau, ne justifie pas d'un préjudice distinct de celui dont elle a été indemnisée par arrêt précité du 18 septembre 1997, statuant sur l'action en réparation introduite par elle contre son ex-salarié pour violation de la clause de non-concurrence;

qu'il n'est ni justifié ni même allégué que la société Sico Barbe Bleue dûment informée de celle liant Madame Mezerette à son ex-employeur, ait continué à l'embaucher sur le secteur géographique de son ancienne activité;

Considérant qu'il n'y a donc pas lieu à réparation sur ce chef de grief;

Considérant en second lieu, que les premiers juges ont estimé avec raison qu'aucune manœuvre déloyale n'était démontrée à l'encontre de l'intimée, étant observé que les déclarations de Monsieur Conte, ex-salarié de l'entreprise Magasins Bleus, embauché par la société Magasins Bleus, sont sans valeur probante, comme variant suivant les dirigeants des entreprises devant lesquels il se trouve;

Considérant en effet, que rien n'établit que la prime de parrainage figurant sur certains bulletins de salaires, allouée suivant les déclarations de la société Sico Barbe Bleue en rétribution du tutorat exercé par un vendeur confirmé auprès d'un collègue récemment entré dans l'entreprise, masque en réalité une récompense pour chaque embauche d'un vendeur de la société Magasins Bleus;

Considérant qu'il sera ajouté que les invitations à déjeuner ou question posées entre vendeurs sur le chiffre d'affaires réalisé par la société Magasins Bleus de même que la présentation des catalogues sur les nouvelles collections de produits commercialisés par la société Barbe Bleue ne constituent pas des manœuvres fautives;

Considérant que la tentative de la société Sico Barbe Bleue d'obtenir un fichier client relatée par l'épouse de Monsieur Thoumazeau, salarié de la société Magasins Bleus aujourd'hui décédé, n'est pas sérieusement établie, s'agissant d'un témoignage dont la cour ignore s'il a été direct ou indirect; que cette intervention non suivie d'effet et dont il n'est pas démontré que l'auteur (Monsieur Derrien) ex-salarié de la société Magasins Bleus, embauché par la société Sico Barbe Bleue, ait agi sur ordre de son nouvel employeur, est de surcroît inopérante;

Considérant que l'affichage dans les véhicules utilisés par les salariés de la société Barbe Bleue dans le cadre de leur activité de vente à domicile, des jugements relatifs à la procédure collective dont a fait l'objet la société Magasins Bleus, n'est pas critiquable, s'agissant de décisions soumises à publicité et non accompagnées de propos dénigrants;

Considérant que le courrier adressé le 4 décembre 1992 par la société Sico Barbe Bleue à Monsieur Conte (déjà cité) libellé comme suit "nous connaissons et nous comprenons les difficultés engendrées par l'état très précaire de votre société, contrainte après son dépôt de bilan à des réformes trop rapides et très aléatoires dans leur résultat", est pareillement inefficiente, le tribunal ayant relevé pertinemment que la société Sico Barbe Bleue qui cherchait avant tout à opposer à son interlocuteur sa propre gestion lui assurant un développement prudent et régulier, restait très modérée dans sa critique, étant ajouté que cet écrit purement privé n'était pas destiné à être diffusé;

Considérant que la prise en charge par la société Sico Barbe Bleue de la défense des salariés poursuivis par la société Magasins Bleus pour violation de la clause de non-concurrence, n'est pas davantage répréhensible, en ce qu'il n'est pas justifié d'un engagement pris en ce sens par la direction préalablement à l'embauche;

Considérant que la société Magasins Bleus invoque tout aussi vainement les garanties financières offertes à certains de ses salariés par la société Sico Barbe Bleue, s'agissant d'avantages dont le contenu n'est pas précisé et dont l'inefficience à l'égard du personnel resté au sein de l'entreprise laisse à penser qu'ils étaient peu incitatifs;

Considérant que les faits reprochés de harcèlement et réunions organisées par certains vendeurs de la société Sico Barbe Bleue à effet de "détruire" la société Magasins Bleus par débauchage ou déstabilisation de son personnel (attestation Rottier-Segaud-Thoumazeau) ne sauraient être retenus, rien ne démontrant que les salariés en cause aient agi sur ordre de leur direction;

Considérant, en outre, que le tribunal a justement relevé que les propos rapportés dans les attestations des vendeurs de la société Magasins Bleus ne dépassaient pas les remarques peu amènes que peuvent échanger des salariés concurrents qui se rencontrent fréquemment sur le terrain;

Considérant par ailleurs, que la société Sico Barbe Bleue fait valoir sans être sérieusement démentie que sur les vingt-six VRP cités par la société Magasins Bleus, trois se sont présentés suite à leur licenciement par cette dernière, onze ne faisaient plus partie de ses effectifs lorsqu'ils ont présenté leur candidature et dix-sept ont été embauchés sur initiative propre et spontanée, que sur les sept cadres également nommés, trois ont été embauchés après leur licenciement par la société Magasins Bleus, les recrutements des quatre autres ayant été effectué sur démarche personnelle;

Considérant que le tribunal a relevé également à juste titre que durant les années 1992-1993, seule période entre 1976 et 1995 à avoir connu un nombre significatif de départ (soit sept en 1992 et quinze en 1993), les forces de vente de la société Magasins Bleus, inquiètes de leur avenir par suite de la mise en redressement judiciaire de l'entreprise et de la réorganisation profonde qui s'ensuivait, se trouvaient nécessairement à l'affût d'un nouvel employeur et donc plus réceptives aux offres dont elles avaient connaissance, soit directement, soit par l'intermédiaire d'anciens collègues ayant rejoint les rangs de la société Sico Barbe Bleue;

Considérant, par suite, que les recrutements incriminés ne sont pas en relation démontrée avec une politique systématique de débauchage menée par la société Sico Barbe Bleue;

Considérant, enfin, que la société Magasins Bleus qui a connu un "turn-over" de trois mille six cent trente et un salariés durant la période écoulée entre 1989 et 1999 suivant l'estimation non contestée faite par la société Sico Barbe Bleue, ne justifie pas en quoi l'embauche par la société Sico Barbe Bleue de quarante trois salariés depuis 1976, a eu pour effet de la désorganiser;

Considérant que la décision déboutant la société Magasins Bleus de sa demande en réparation pour concurrence déloyale sera confirmée,

SUR LA DEMANDE RECONVENTIONNELLE

Considérant sur la concurrence déloyale, que le tribunal a relevé tout aussi pertinemment que l'acquisition par la société Magasins Bleus d'un matériel informatique identique à celui de la société Sico Barbe Bleue, n'est pas critiquable dès lors que les conditions d'exploitation des deux entreprises étant similaires, l'emploi des mêmes techniques pour répondre aux besoins de télétransmission et traitement des moyens de paiement est exclusif de toute déloyauté;

Considérant que la tentative de détournement de clients par un vendeur de la société Magasins Bleus se présentant aux époux Gonet comme travaillant pour le compte de la société Barbe Bleue mais dont il n'est pas établi qu'elle ait eu lieu à l'instigation de l'appelante ne saurait ouvrir droit à réparation, le préjudice qui en serait résulté n'étant pas au surplus caractérisé;

Considérant qu'il en est de même de l'usage du slogan "leader dans la vente à domicile des produits textiles" auquel la société Magasins Bleus a déclaré renoncer devant les premiers juges et dont il n'est pas démontré qu'il perdure à ce jour;

Considérant en revanche, que contrairement à l'appréciation du tribunal, l'action introduite par la société Magasins Bleus n'excède pas le droit légitime reconnu à chacun d'agir en justice ni ne révèle une intention de nuire;

Considérant que le jugement allouant à ce titre des dommages-intérêts à la société Barbe Bleue sera donc réformé mais dans cette seule limite;

Considérant que l'appel interjeté par la société Magasins Bleus étant pareillement dépourvu de caractère abusif, la société Sico Barbe Bleue sera déboutée de sa demande en dommages-intérêts complémentaires;

SUR LES DÉPENS ET L'ARTICLE 700 DU NOUVEAU CODE DE PROCÉDURE CIVILE

Considérant que la société Magasins Bleus, qui succombe, supportera les dépens; qu'elle ne peut, de ce fait, bénéficier des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, que l'équité commande en revanche de faire droit à la demande de la société Sico Barbe Bleue fondée sur ce texte à hauteur de la somme de 25 000 F, avec maintien de la somme allouée à ce titre par le tribunal;

DÉCISION

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement et contradictoirement, Déboute la société Magasins Bleus de sa demande en annulation du jugement déféré; Réforme ledit jugement en ce qu'il a condamné la société Magasins Bleus à payer à la société Sico Barbe Bleue des dommages-intérêts pour procédure abusive; Statuant à nouveau, Déboute la société Sico Barbe Bleue de ce chef de demande; Confirme le jugement pour le surplus; Y ajoutant, Condamne la société Magasins Bleus à payer à la société Sico Barbe Bleue la somme de 25 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Déboute les parties de leurs autres demandes; Condamne la société Magasins Bleus aux dépens qui pourront être recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.