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Décisions

CA Paris, 11 mars 1992, n° ECOC9210155X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain (SA), le Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR), Lavergne

Défendeur :

Société pour la promotion de la presse régionale (SPPR)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Présidents :

Mme Ezratty (premier Président), MM. Desjardins, Feuillard, Canivet, Guérin

Avocat général :

M. Jobard

Avoués :

SCP Barrier-Monnin, SCP Bollet Baskal

Avocats :

Mes Bousquet, Solal, Dublanche, de Menou.

CA Paris n° ECOC9210155X

11 mars 1992

Aux mois de janvier et février 1989, le Conseil de la concurrence (le Conseil) a été successivement saisi par la société La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain, la Chambre syndicale des diffuseurs de presse et de l'édition de la Haute-Garonne et le Syndicat de la presse quotidienne régionale (SPQR) de pratiques mises en œuvre par la Société pour la promotion de la presse régionale (SPPR) à qui ils reprochent des ententes, d'une part, avec ses financiers, d'autre part, avec ses distributeurs, ayant pour objet et pour effet de porter atteinte au libre jeu de la concurrence sur le marché de la presse d'information locale à Toulouse, par la diffusion gratuite d'un journal intitulé Le Journal de Toulouse.

Par décision n° 91-D-21 du 7 mai 1991, le Conseil a décidé n'y avoir lieu à poursuivre la procédure sur les pratiques dénoncées, relatives au marché de la presse d'information, en estimant que:

- la distribution gratuite aux lecteurs d'une publication financée par les recettes publicitaires ne constitue pas par elle-même une pratique de prix artificiel;

- la clause du protocole liant la société SPPR à ses distributeurs leur interdisant de vendre Le Journal de Toulouse, ne peut être assimilée à une pratique de baisse artificielle de prix;

- les pertes financière enregistrées par la société SPPR ne constituent pas la preuve d'un comportement anticoncurrentiel;

- l'existence d'une entente anticoncurrentielle alléguée entre la société SPPR et la société Publicom n'est corroborée par aucun élément du dossier.

Le Conseil a en outre décidé de procéder d'office à une instruction portant sur la clause du protocole d'accord par laquelle la société SPPR faisait interdiction aux commerçants diffuseurs de distribuer des journaux d'annonce gratuits.

La société La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain, puis le SPQR ont successivement formé des recours en réformation contre cette décision au soutien desquels ils font valoir, aux termes de leurs mémoires distincts, que:

- contrairement à ce qu'a estimé le Conseil la distribution gratuite au public d'un organe de presse écrite d'information porte atteinte au libre jeu de la concurrence, dans la mesure où elle prive le lecteur de la possibilité d'exercer son choix par l'achat d'un journal;

- le protocole d'accord conclu entre la société SPPR et ses distributeurs constitue une entente ayant pour objet et pour effet de fausser la concurrence sur le marché de la presse locale concerné, en faisant obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché;

- le Conseil a inexactement apprécié les faits en estimant que Le Journal de Toulouse était financé par des recettes publicitaires, alors que la faiblesse de cette catégorie de ressources ne pouvait justifier la politique commerciale suivie pour la diffusion du journal;

- en réalité, le financement en était assuré par une autre entreprise, la société Publicom, qui, sans contrepartie, versait à la société SPPR plus de 60 p. 100 de ses charges dans le cadre d'une action concertée instaurée aux fins d'éditer et distribuer gratuitement un journal;

- les pratiques ainsi caractérisées ont eu pour effet de fausser la concurrence sur le marché tout en compromettant les intérêts de la société requérante;

- enfin, elles portent atteinte aux principes d'indépendance et de transparence des modes de financement de la presse garantis par la loi du 1er août 1986.

La société SPPR ayant été placée en redressement judiciaire le 21 avril 1991, l'administrateur et ladite société se sont joints à l'instance devant la cour conformément aux dispositions de l'article 7 du décret du 19 octobre 1987.

A titre principal, la société SPPR soulève l'irrecevabilité des recours d'une part, pour violation des règles de forme et, d'autre part, pour défaut d'intérêt pour agir de la société La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain.

Selon leurs mémoires respectifs, les intervenants poursuivent en outre le rejet des recours.

Le Conseil a déposé des observations sur les points contestés de sa décision.

Observant que l'achat d'un journal par son lectorat est un élément fondamental de l'indépendance de la presse, le ministre de l'Economie, des Finances et du Budget estime que le fait, pour un organe d'information, de dépendre intégralement de ses annonceurs et de ses actionnaires est une pratique déloyale qui risque de déstabiliser l'ensemble du marché de la presse d'information et d'ébranler à terme l'équilibre financier de ce secteur d'activité. Il ajoute qu'en l'espèce cet effet, qu'il qualifie d'anticoncurrentiel, est obtenu par un accord de volonté entre la société éditrice et ses distributeurs.

Le Ministère public a oralement conclu au rejet des recours.

Par ces motifs:

I. Sur la recevabilité.

Considérant que la décision du Conseil a été notifiée le 23 mai 1991 à la société La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain et la veille au SPQR; que le recours principal de la première a été formé le lundi 24 juin 1992 et notifié le 26 juin suivant au second qui, le même jour, a déposé une déclaration de recours incident contenant l'exposé des moyens invoqués;

Qu'il s'ensuit que les recours principal et incident ont été formés dans les délais prévus par les articles 15 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 et 6 du décret du 19 octobre 1987;

Considérant que dès lors que le recours n'est fondé sur aucune pièce justificative autre que celles discutées devant le Conseil et transmises à la cour avec le dossier de l'affaire, l'article 3 du décret susvisé n'oblige pas le requérant à en mentionner la liste;

Considérant que la société La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain est une entreprise éditrice de journaux sur le marché de la presse locale de Toulouse où elle prétend que le jeu de la concurrence a été faussé par les pratiques qu'elle dénonce; que dès lors, aux termes de l'article 11 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, elle avait le pouvoir d'en saisir le Conseil et que, par application de l'article 15 de ladite ordonnance, elle est recevable à former un recours contre la décision de non-lieu à poursuivre la procédure prise par cette autorité;

II. Sur le fond:

Considérant que la société La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain a été jusqu'en 1988 en position de monopole sur le marché de la presse d'information locale dans une zone régionale comprenant notamment la ville de Toulouse;

Considérant qu'après avoir vainement tenté, du mois de mars au mois de novembre 1988, de pénétrer sur ce marché dans l'agglomération toulousaine, en distribuant par des moyens traditionnels, au prix facial de 2,90 F, un autre quotidien d'information local: Le Journal de Toulouse, la société SPPR a ensuite opté pour un autre mode de diffusion, consistant à approvisionner, pour un prix modique équivalant au coût de livraison, un réseau de points de distribution constitué de commerces de proximité ou de grandes surfaces, de professions libérales ou de collectivités qui s'engageaient à mettre gratuitement le journal à la disposition de leur clientèle;

Qu'à partir du mois de janvier 1989 elle a proposé à ses distributeurs pressentis des abonnements pour des livraisons quotidiennes groupées du journal, au prix mensuel de 50 F pour un nombre d'exemplaires inférieur ou égal à 20 et de 0,12 F par unité supplémentaire, en stipulant, dans un protocole d'accord figurant au verso du bulletin de commande, des conditions de diffusion prévoyant notamment l'interdiction de vendre le journal;

Considérant que le Conseil et la Cour d'appel de Paris statuant sur les recours formés contre ses décisions n'ont compétence pour apprécier la licéité du mode de distribution d'un organe de presse d'information qu'au seul regard des dispositions des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

Considérant qu'en l'espèce sont imputées à la société SPPR des pratiques concertées contraires aux dispositions de l'article 7 de ladite ordonnance consistant en des pratiques concertées, d'une part, avec l'entreprise qui finançait la production du journal, d'autre part, avec celles qui le distribuaient;

Considérant que la seule constatation de telles ententes ne suffit pas à démontrer leur illicéité au regard du texte susvisé; qu'il convient encore de rechercher si elles ont pour objet ou peuvent avoir pour effet de fausser le jeu de la concurrence sur le marché de référence qui est celui des journaux d'information dans la ville de Toulouse;

Considérant en premier lieu que le soutien financier accordé par une entreprise à une autre aux fins de pénétrer sur un marché n'a ni un objet ni un effet restrictifs de concurrence, alors au surplus qu'une telle pratique est examinée dans un secteur d'activité régi par la protection du pluralisme de l'information et la liberté de sa diffusion;

Qu'en l'espèce les crédits fournis par la société Publicom à la société SPPR, sa filiale, étaient destinés à promouvoir une nouvelle publication de presse d'information dans un secteur où l'accès est rendu particulièrement difficile et onéreux par la situation de monopole occupée depuis de longues années par le groupe de La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain;

Considérant en second lieu que c'est par une exacte analyse des mécanismes économiques de production et de distribution d'un support de presse d'information que le Conseil a estimé que la diffusion aux lecteurs d'une publication financée par des recettes publicitaires, à l'exclusion des ressources provenant de sa vente, ne constitue pas par elle-même une pratique de prix artificielle restrictive de concurrence;que rien n'interdit par conséquent à un éditeur de prendre le risque de diffuser un journal d'information gratuit;

Que pour les raisons sus-indiquées tenant aux difficultés et au coût d'entrée sur le marché, le fait que, durant la période considérée, les produits provenant des annonces n'aient pas permis de couvrir les frais de fabrication ne suffit pas à prouver un comportement anticoncurrentiel;

Considérant en troisième lieu que le protocole proposé par la société SPPR à ses distributeurs visait à organiser la diffusion d'un journal d'information gratuit à titre de prestations fournies par des entreprises commerciales afin de valoriser leurs activités principales en attirant une clientèle sensible à ce supplément de service;

Que l'article 5 du protocole d'accord qui interdisait aux commerçants de revendre le journal était destiné à garantir le respect de la gratuité de la publication voulue par la société éditrice comme la condition déterminante du contrat;

Que le montant de l'abonnement était sans rapport avec le prix d'un produit destiné à la revente puisque l'accord des parties et l'économie de la transaction portaient expressément sur la livraison d'un support écrit d'information destiné à être gracieusement mis à la disposition du public;

Qu'il s'ensuit qu'un tel accord ne pouvait constituer une entente visant à faire obstacle à la fixation des prix par le libre jeu du marché;

Considérant au surplus que sont inopérants les griefs tirés de la déloyauté pour un organe de presse de dissimuler ses sources de financement, de l'atteinte portée à la transparence et à l'indépendance de la presse ou au choix du lecteur, dès lors qu'ils ne permettent en aucun cas de caractériser une atteinte au libre jeu de la concurrence;

Qu'il en est de même des pertes financières enregistrées par la société requérante du fait du développement de l'activité du Journal de Toulouse et du risque allégué de déséquilibre économique que ferait courir à tout ou partie du secteur de l'information écrite le développement hypothétique de supports gratuits de même nature;

Considérant en conséquence que les pratiques relatives au marché de la presse d'information dont a été saisi le Conseil à l'encontre de la société SPPR n'entrent pas dans le champ d'application de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986; que c'est par une exacte appréciation des faits et une juste application des dispositions légales susvisées qu'il a décidé n'y avoir lieu à poursuivre la procédure;

Par ces motifs: Rejette les recours formés par la société La Dépêche du Midi et le Petit Toulousain et le Syndicat de la presse quotidienne régionale contre la décision n° 91-D-21 du Conseil de la concurrence du 7 mai 1991; Les condamne à payer à la Société pour la promotion de la presse régionale une somme de 10 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Laisse les dépens à la charge des requérants.