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Décisions

Conseil Conc., 7 mai 1991, n° 91-D-21

CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Décision

Secteur de la presse à Toulouse

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président: M. Laurent; Vice-Présidents: MM. Béteille, Pineau; Membres: Mme Hagelsteen, MM. Sargos, Schmidt, Urbain.

Conseil Conc. n° 91-D-21

7 mai 1991

LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE,

Vu la lettre enregistrée le 25 janvier 1989 sous le numéro F 221, la lettre enregistrée le 3 février 1989 sous le numéro F 224, la lettre enregistrée le 9 février 1989 sous le numéro F 227 par lesquelles respectivement la SA La Dépêche du Midi et Le Petit Toulousain, la Chambre syndicale des diffuseurs de presse et de l'édition de la Haute-Garonne et le Syndicat de la presse quotidienne régionale ont saisi le Conseil de la concurrence de pratiques mises en œuvre par la société pour la promotion de la presse régionale (SPPR), éditrice du Journal de Toulouse;

Vu l'ordonnance n° 86-1243 du 1er décembre 1986 relative à la liberté des prix et de la concurrence, modifiée, ensemble le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986, modifié, pris pour son application;

Vu les observations du commissaire du Gouvernement;

Vu les observations du ministre de la Culture, de la Communication et des Grands Travaux;

Vu les décisions n° 89-MC-06 et 89-MC-07 du 15 février 1989;

Vu les autres pièces du dossier;

Le rapporteur, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et le représentant de la SA La Dépêche du Midi et Le Petit Toulousain entendus;

Adopte la décision fondée sur les constatations (I) et sur les motifs (II) ci-après exposés:

I. - Constatations

A. - Le marché

I. Sa délimitation

La Dépêche du Midi et le Journal de Toulouse sont des quotidiens d'informations générales et locales. Ils présentent des différences notamment dans leur mode de diffusion. Ainsi La Dépêche du Midi est vendue dans le réseau de distribution ou par abonnement au prix de 3,80 F le numéro alors que le Journal de Toulouse est distribué gratuitement par des relais tels que commerçants, magasins à grande surface, hôtels... Depuis le 24 avril 1989 le Journal de Toulouse ne bénéficie plus, au contraire de la Dépêche du Midi, du certificat d'inscription délivré par la commission paritaire des publications et agences de presse permettant de bénéficier d'avantages fiscaux et de tarifs postaux réduits. Mais ces différences ne permettent pas d'affirmer que les produits en cause ne sont pas substituables pour les consommateurs de la zone dans laquelle ils sont tous deux disponibles.

La Dépêche du Midi a une vocation régionale: avec ses dix-sept éditions elle est diffusée dans toute la région Midi-Pyrénées, et même au-delà dans une partie de Lot-et-Garonne et dans l'Aude. La diffusion du Journal de Toulouse ne couvre que Toulouse et sa banlieue. C'est par conséquent la zone de diffusion du Journal de Toulouse qui délimite géographiquement le marché concerné.

Les chiffres de tirage et de diffusion de la Dépêche du Midi à Toulouse et dans sa banlieue sont les suivants:

EMPLACEMENT TABLEAU

Le tirage du Journal de Toulouse était de 5 000 exemplaires en février 1989, de 14 000 exemplaires à l'automne 1989. D'après le directeur de la publication, le tirage serait de 12 000 exemplaires en 1989, mais, compte tenu du mode de diffusion du journal, il n'y a pas de contrôle de la diffusion, ni de reprise des exemplaires périmés. Le directeur de la publication évalue à 20 p. 100 le pourcentage d'exemplaires qui ne parviennent pas au lecteur final.

2. Les intervenants sur le marché

La SA La Dépêche du Midi et Le Petit Toulousain emploient environ 1 500 salariés, recourent aux services de 1 200 pigistes, de 3 500 dépositaires de presse et diffuseurs, de 700 porteurs et d'une centaine de transporteurs. Elle contrôle par des filiales où elle est majoritaire d'autres titres: La Nouvelle République de Tarbes, Le Petit Bleu d'Agen, Le Villefranchois, Midi Olympique qui est un hebdomadaire sportif national. Elle a sa propre société de fabrication : la COMIAG. Elle contrôle également des sociétés de publicité et d'affichage, ainsi qu'un gratuit, "Publi Toulouse". Enfin, elle détient des participations dans la radio locale (Sud Radio) et dans la télévision de Toulouse (TLT).

Le Journal de Toulouse est édité par une SARL, la société pour la promotion de la presse régionale (SPPR), créée le 2 février 1988 qui emploie environ 45 personnes. Cette société entretient des liens étroits avec la société Publicom, dirigée par le gérant de la SPPR, qui édite deux gratuits : le "31" et le "65".

Enfin, interviennent les distributeurs de la presse : il y a, pour Toulouse et sa banlieue, 238 postes de diffusion de la presse.

3. L'organisation de la diffusion de la presse

Le régime de la presse résulte essentiellement de deux textes législatifs : la loi du 29 juillet 1881, modifiée à de nombreuses reprises, dont les dispositions concernant, d'une part, le régime déclaratif, et, d'autre part, les délits et la responsabilité pénale du directeur de la publication, demeurent en vigueur; la loi du 1er août 1986 portant réforme du régime juridique de la presse, complétée à la suite de la décision n° 86-210 du Conseil constitutionnel du 29 juillet 1986, par la loi du 27 novembre 1986 qui abroge l'ordonnance du 26 août 1944 et la loi du 23 octobre 1984. Cette loi définit notamment la publication de presse et elle indique les informations qui doivent figurer dans chaque numéro : nom de l'entreprise éditrice et nom du directeur de la publication. La mention du tirage n'est plus obligatoire depuis l'abrogation de la loi du 23 octobre 1984.

Quant au certificat d'inscription délivré par la commission paritaire des publications et agences de presse, il n'est pas obligatoire mais il est nécessaire pour pouvoir bénéficier de tarifs postaux réduits et d'avantages fiscaux.

La diffusion de la presse est régie par la loi n° 47-585 du 2 avril 1947, toujours en vigueur, et dont l'article 1er dispose : "La diffusion de la presse imprimée est libre. Toute entreprise de presse est libre d'assurer elle-même la distribution de ses propres journaux et publications périodiques par les moyens qu'elle jugera les plus convenables à cet effet."

La presse nationale est diffusée par les Nouvelles Messageries de la presse parisienne (NMPP), qui approvisionnent les 2 500 dépositaires de presse qui sont des grossistes répartiteurs qui eux-mêmes approvisionnent les 36 000 diffuseurs de presse, les marchands de journaux.

En ce qui concerne la diffusion de la presse quotidienne régionale, il n'y a pas de société de messageries. La presse est distribuée soit par le réseau de grossistes et diffuseurs qui assurent la diffusion de la presse nationale, soit par un réseau exclusif. Par ailleurs, l'éditeur peut assurer la diffusion par ses propres moyens : abonnements, portage...

Dans ce système de diffusion les intermédiaires ne sont que des commissionnaires, dont le taux de commission est fixé par décret. L'entreprise éditrice est propriétaire du journal jusqu'à sa vente au lecteur.

B. - Les pratiques dénoncées

I. Les conventions passées entre le Journal de Toulouse et les commerçants

Jusqu'en 1988, la Dépêche du Midi était le seul quotidien d'informations locales à Toulouse. A partir de mars 1988, est apparu le Journal de Toulouse qui était vendu dans le circuit de distribution de la presse au prix de 2,90 F le numéro. Les ventes ne dépassaient pas 1 000 exemplaires par jour.

A partir de novembre 1988, parallèlement à cette diffusion, la société SPPR déposait chez des commerçants des exemplaires du journal gratuitement distribués par ces derniers et portant la mention "spécimen gratuit". Mais, à partir du 23 janvier 1989, le journal était retiré des dépôts de presse pour être uniquement distribué d'abord par des commerçants de proximité (boulangerie, boucheries...), puis par des entreprises, des membres des professions libérales, des magasins à grande surface, des collectivités qui soit donnent le journal, soit le mettent à la disposition de leur clientèle ou de leur personnel.

Le Journal de Toulouse passe avec ses diffuseurs un protocole d'accord. Chaque protocole est rédigé en des termes identiques et mentionne toujours "les commerçants", et non chaque distributeur nommément désigné. Le protocole a pour objet de définir les modalités pratiques de diffusion de la publication : présentoirs, autocollants... et de préciser les obligations du commerçant signataire : interdiction de vendre le journal, engagement de le diffuser dans les meilleures conditions, interdiction de lier la remise du journal à un achat, interdiction de retirer la publicité encartée dans le journal et de refuser de distribuer le journal au motif qu'y figure une publicité d'un de ses concurrents, engagement de s'abstenir de distribuer des journaux gratuits spécialisés dans la diffusion de petites annonces et de publicités.

A ce protocole d'accord est joint un bon de commande, le prix mensuel étant forfaitairement de 50 F pour un nombre quotidien d'exemplaires inférieur ou égal à vingt unités. Cette somme est destinée à couvrir les frais de livraison. Au-delà de vingt unités, c'est une facturation au numéro, au prix de 0,12 F. Il semble que tous les diffuseurs n'aient pas signé ce protocole, et que tous ceux qui l'ont signé ne règlent pas le prix qui est indiqué sur le bon de commande.

La Dépêche du Midi a souligné que l'apparition du Journal de Toulouse lui avait causé un préjudice financier important, tant directement du fait de la baisse de la diffusion à Toulouse, qu'indirectement en raison du nouveau système de diffusion qu'elle a mis en place pour enrayer cette baisse. Elle a également manifesté des craintes quant aux ressources publicitaires en estimant qu'à terme les tarifs publicitaires devront être revus en baisse. Les diffuseurs ont également fait état de pertes de diffusion, et manifesté, comme l'a fait également le Syndicat de la presse quotidienne régionale, des craintes quant à l'impartialité de la diffusion.

2. L'entente entre la SPPR et une entreprise financière

Le représentant du Syndicat de la presse quotidienne régionale lors de son audition par le rapporteur a fait valoir que la survie du Journal de Toulouse ne pouvant s'expliquer ni par les recettes publicitaires, ni par les recettes d'abonnement s'expliquerait par une entente occulte entre une entreprise financière et la SPPR.

II. - SUR LA BASE DES CONSTATATIONS QUI PRÉCÈDENT, LE CONSEIL DE LA CONCURRENCE

Considérant que les saisines susvisées posent la même question ; qu'il y a dès lors lieu de les joindre pour statuer par une seule décision;

Considérant que, s'il appartient au Conseil saisi au contentieux de sanctionner les pratiques anticoncurrentielles qu'il a constatées, il ne saurait en revanche se substituer aux organes compétents pour statuer sur les conditions propres à préserver l'indépendance et le pluralisme de la presse;

Considérant que si, dans la période qui a suivi sa création, Le Journal de Toulouse était vendu par le réseau des diffuseurs de presse, il a éprouvé des difficultés pour augmenter sa diffusion au-delà de 1 000 exemplaires ;que ces difficultés ont conduit son directeur à faire de façon unilatérale le choix de la gratuité pour les lecteurs ;que cette décision ne résulte pas d'une action concertée ;qu'au contraire revêt le caractère d'une entente au sens de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 susvisée la convention par laquelle les commerçants s'engagent vis-à-vis du Journal de Toulouse à en assurer la distribution gratuite;

Considérant en premier lieu que la presse d'information fait, dans de nombreux cas, appel à deux sources de financement, dans des proportions variables, à savoir le prix de vente et les recettes publicitaires ; qu'il existe une interdépendance entre ces deux moyens de financement ; qu'en effet l'accroissement du prix unitaire de la publication, s'il peut être de nature à augmenter la recette provenant de la vente au numéro, peut en contrepartie avoir pour effet de restreindre la diffusion et de limiter les ressources publicitaires ; que, dans ces conditions, la distribution gratuite aux lecteurs d'une publication financée par les recettes publicitaires ne constitue pas nécessairement, par elle-même, une pratique de prix artificiel;

Considérant, en outre, qu'en l'espèce le choix stratégique opéré par le Journal de Toulouse, consistant à n'avoir pour seule ressource que le produit de la vente d'espaces publicitaires, lui interdit de bénéficier des avantages fiscaux et postaux accordés aux journaux qui ne sont pas dans la dépendance financière exclusive des annonceurs; qu'il ne peut être considéré comme faussant de ce fait le jeu de la concurrence sur le marché, les lecteurs de Toulouse et les annonceurs étant à même d'exercer leur choix entre ce journal et la Dépêche du Midi;

Considérant en second lieu que le choix par le Journal de Toulouse d'un mode de distribution différent de celui habituellement pratiqué par la presse a été motivé par les difficultés qu'il éprouvait pour développer sa diffusion par le canal des diffuseurs;qu'il facture aux commerçants qui assurent sa diffusion les frais de livraison du quotidien;que les clauses du protocole qui le lie à ces commerçants ne présentent pas un caractère anticoncurrentiel sur le marché de la presse d'information;qu'en particulier la clause n° 5 selon laquelle "les commerçants s'interdisent de vendre le Journal de Toulouse" a pour objet et pour effet d'empêcher que ceux-ci fassent payer aux lecteurs un journal qu'ils n'ont pas eux-mêmes acheté, et ne peut être assimilée à une pratique de baisse artificielle du prix du quotidien;

Considérant en troisième lieu que la circonstance que le Journal de Toulouse, qui tente de s'implanter sur le marché de l'information écrite locale à Toulouse, sur lequel, il n'existait pas, jusqu'à son arrivée, de concurrence, a, dans les premières années de son exploitation, enregistré des pertes financières ne constitue pas la preuve d'un comportement anticoncurrentiel;

Considérant en quatrième lieu que, s'il a été fait état d'une entente de caractère anticoncurrentiel entre une entreprise financière et la SPPR, il s'agit là d'une simple allégation qui n'est corroborée par aucun élément du dossier;

Mais considérant qu'il y a lieu, par voie de saisine d'office, d'examiner la légalité de la clause n° 8 du protocole d'accord avec les commerçants, qui concerne le marché de la publicité dans les journaux d'annonces gratuits,

Décide:

Art. 1er - Il n'y a pas lieu de poursuivre la procédure en ce qui concerne les pratiques dénoncées dans les saisines n° F 221, F 224 et F 227, relatives au marché de la presse d'information.

Art. 2. - Il sera procédé, par voie de saisine d'office, à une instruction portant sur la clause n° 8 du protocole d'accord, en vertu de laquelle les commerçants s'engagent à ne pas distribuer les journaux gratuits spécialisés dans la diffusion de petites annonces et de publicités.