CA Paris, 1re ch. A, 24 octobre 1994, n° 94-3034
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Brasseries Heineken (Sté)
Défendeur :
ANPA
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bargue
Avocat général :
M. Benas
Conseillers :
MM. Mc Kee, Garban
Avoués :
Me Blin, SCP Verdun, Gastou
Avocats :
Mes Carnuletti, Giafferi, Sautelet
La société Brasserie Heineken a interjeté appel du jugement prononcé le 3 novembre 1993 par le Tribunal de Grande Instance de Paris qui l'a condamnée à payer 30 000 F de dommages-intérêts à l'Association Nationale de Prévention de l'Alcoolisme en réparation du dommage causé par la violation de la législation sur la publicité des boissons alcoolisées.
Référence étant faite à cette décision et aux écritures échangées par les parties pour un plus ample exposé des faits, de la procédure et des moyens retenus par les premiers juges, il suffit de rappeler les éléments suivants nécessaires à la compréhension du litige :
Le 18 juin 1993 l'Association Nationale de Prévention de l'Alcoolisme a fait constater, par ministère d'huissier de justice, la diffusion dans le métro d'une affiche publicitaire en faveur de la bière " 33 Export " produite par la société Brasseries Heineken représentant l'arrière d'un camion duquel est déchargé un tableau représentant trois verres de bière de cette marque. Cette association a alors fait assigner la société Brasseries Heineken pour la voir condamner à lui verser des dommages-intérêts en réparation du préjudice causé par les méconnaissances des dispositions de la loi Evin du 1er janvier 1991, intégrées aux articles L. 17 et 18 du Code des débits de boissons.
Le Tribunal ayant rendu la décision ci-dessus rappelée, la société Brasseries Heineken en poursuit l'infirmation.
Elle soutient que :
- l'article 17-3° du code susvisé, inapplicable sans l'intervention du décret d'application, ne pose pas un principe d'interdiction de la publicité de boissons alcoolisées et que la législation antérieure demeure en vigueur dans l'attente du texte d'application,
- les principes de la liberté du commerce et d'égalité ont été méconnus,
- " aucune indemnité civile ne saurait être allouée pour violation d'une disposition qui, en raison de son imperfection, ne peut constituer le fondement d'une poursuite pénale ",
- cet article entravant la publicité pour les boissons étrangères et la libre prestation de services publicitaires constitue une mesure d'effet équivalent, non justifiée par des impératifs de santé, contraire au droit communautaire, qu'il serait " opportun " d'interroger la Cour de Justice à ce sujet.
L'appelante indique par ailleurs que sa publicité est conforme aux dispositions de l'article L. 18 du Code des débits de boissons dans la mesure où la reproduction d'un tableau est admissible, où les verres se réfèrent aux modalités de consommation du produit et où le camion se rattache à ses modalités de vente. Elle estime, en outre, que l'article L. 17-5° qui permet l'inscription de la désignation de produits sur les véhicules de livraison implique la possibilité de représenter ces véhicules par voie d'affiches.
La société Brasseries Heineken réclame enfin 20 000 F pour frais irrépétibles.
Dans ses écritures du 12 septembre 1994, cette société souligne que la loi du 8 août 1994, portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, a modifié l'article L 17-3° et autorise l'affichage des boissons alcoolisées sur l'ensemble du territoire. Elle estime dès lors, que la loi supprimant tout infraction pénale, aucune faute civile ne peut lui être désormais imputée.
La Régie Publicitaire des Transports Parisiens intervenante volontaire accessoire devant la Cour suivant acte du 23 mars 1994, conclut au débouté de l'Association Nationale de Prévention de l'Alcoolisme. La Régie Publicitaire expose qu'elle a passé un contrat avec la société Brasseries Heineken et a donc intérêt à intervenir.
Sur le fond, elle prétend :
- qu'en l'absence de définition de la notion de " zone de production ", il n'existe aucune interdiction de publicité,
- que cette notion de zone est contraire tant aux règles du droit communautaire qu'aux principes de la liberté du commerce et de l'industrie,
- qu'à défaut de décret l'article L. 17 est inapplicable,
- qu'il est impossible " pour le juge de se substituer au pouvoir réglementaire pour donner une définition de ce qu'est une zone de production ".
L'Association Nationale de Prévention de l'Alcoolisme conclut à la confirmation du jugement quant à l'application de l'article L. 17 du code susmentionné. Elle fait valoir subsidiairement que la publicité litigieuse enfreint les énonciations limitatives de l'article 18 dudit code.
L'Association a formé enfin appel incident pour voir la société Brasseries Heineken condamnée à lui verser 200.000 F en réparation de son dommage et a sollicité 10 000 F au titre des frais irrépétibles.
Sur ce, LA COUR :
Sur l'intervention de la société Régie Publicitaire des Transports Parisiens :
Considérant que la Régie Publicitaire des Transports Parisiens, concessionnaire de la RATP pour l'exploitation de la publicité dans ses établissements, qui a passé un contrat avec la société Brasseries Heineken quant à la diffusion du message dont s'agit, a clairement intérêt à intervenir ; qu'il convient donc de la déclarer recevable en son intervention ;
Sur l'application des dispositions de l'article L. 17 du Code des débits de boissons :
Considérant qu'aux termes de l'article L.17 du Code des débits de boissons et des mesures contre l'alcoolisme, dans sa rédaction applicable antérieurement au 1er janvier 1993, est interdite la publicité en faveur des boissons alcoolisées par voie télévisuelle, dans les publications destinées à la jeunesse et dans les lieux destinés à des activités ou manifestations sportives ; que la loi Evin du 10 janvier 1991, relative à la lutte contre le tabagisme et l'alcoolisme, modifie l'article L. 17 et prévoit qu'à compter du 1er janvier 1993 la publicité en faveur de ces boissons est autorisée " exclusivement " : " 3° sous forme d'affiches et d'enseignes dans les zones de production, sous forme d'affichettes et d'objets à l'intérieur des lieux de vente à caractère spécialisé dans des conditions définies par décret en Conseil d'Etat ", qu'il est constant que le décret d'application de cette disposition n'a jamais été publié ; qu'aux termes de l'article 77 de la loi du 8 août 1994, portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, : " le quatrième alinéa (3°) de l'article L. 17 du Code des débits de boissons et des mesures contre l'alcoolisme est ainsi rédigé : 3° sous forme d'affiches et d'enseignes ; sous forme d'affichettes et d'objets à l'intérieur des lieux de vente à caractère spécialisé, dans des conditions définies par décret en Conseil d'Etat " ;
Considérant qu'ainsi lors de l'affichage du 18 juin 1993 les dispositions de l'article L. 17 résultant de la loi Evin du 10 janvier 1991 étaient en vigueur ; qu'il apparaît clairement en premier lieu que cette loi, dans un but de santé publique, restreint de façon sévère la publicité en faveur des boissons alcoolisées par affichages et enseignes ne l'autorisant que " dans les zones de production ", que cette notion de zones, innovation législative peu explicite, ne pouvait être mise en œuvre en raison même de son caractère inédit et difficile à cerner sans l'intervention du pouvoir réglementaire ; qu'il convient, par ailleurs, de noter que le législateur a différé de 2 ans l'entrée en application de ces décisions donnant ainsi un délai suffisant aux autorités investies du pouvoir réglementaire pour prendre les mesures d'application indispensables à la mise en œuvre des règles fondamentales qu'il a définies, notamment, quant à ces zones de production ; que, dès lors, le renvoi exprès au règlement et ce délai de 2 ans indiquent que le législateur, loin d'avoir voulu passer brutalement d'un régime de large liberté en matière d'affichage de boissons alcoolisées à une interdiction totale de ces publicités avant dans un troisième temps de permettre leur diffusion dans des zones particulières suivant des modalités définies par décret, a entendu au contraire éviter des distorsions et à coups incohérents et inéquitables pour les professionnels, producteurs distributeurs et publicitaires, et instituer une progressivité acceptable par tous dans la restriction de la diffusion d'affiches en faveur des boissons alcooliques ;
Considérant qu'ainsi les restrictions introduites à l'article L. 17-3°, par la loi du 10 janvier 1991, d'ailleurs désormais abrogées, étaient au moment des faits litigieux inapplicables pour défaut de mise en œuvre par voie de décret ; qu'aucune faute ne pouvant être reprochée à la société Brasseries Heineken dans la diffusion même de son message publicitaire en faveur de la bière " 33 Export " il échet de réformer le jugement déféré ;
Sur l'application des dispositions de l'article L. 18 du Code des Débits de Boissons :
Considérant qu'aux termes de l'article L. 18 du Code susvisé la publicité en faveur de boissons alcooliques, lorsqu'elle est autorisée, " est limitée à l'indication du degré volumétrique d'alcool, de l'origine, de la dénomination, de la composition du produit, du nom et de l'adresse du fabricant, des agents et des dépositaires ainsi que du mode d'élaboration, des modalités de vente et du mode de consommation du produit. Cette publicité peut comporter en outre des références relatives aux terroirs de production et aux distinctions obtenues. Le conditionnement ne peut être reproduit que s'il est conforme aux dispositions précédentes " ;
Considérant que la publicité litigieuse diffusée par la société Heineken représente, dans une ambiance ensoleillée sur fond de feuilles vertes, l'arrière d'un camion, de couleur dorée, bâché sur le côté duquel apparaît un demi ovale noir, rouge et blanc avec le logo " 33 Export " partiellement visible ; que de l'arrière de ce camion est déchargé un tableau représentant trois verres à pied inclinés à gauche contenant de la bière surmontée de mousse blanche, que sur chacun de ces verres figure le logo ovale de la marque ; qu'il apparaît ainsi qu'en incluant dans son affichage un camion dont la présence ne correspond manifestement à aucune des représentations limitativement prévues par l'article L. 18 en matière de messages publicitaires en faveur de boissons alcoolisées la société Heineken a commis une faute ; qu'en effet ce camion est sans relation avec une indication sur le produit vendu, et ne constitue en rien une information sur le mode d'élaboration de cette bière ; que de même, il est sans rapport avec les modalités de vente de la boisson, les indications sur ce type de modalités devant correspondre, non comme le prétend l'appelante à des données sur la distribution de ses boissons, mais à des informations relatives aux modalités de conditionnement (vente en bouteille ou en boîtes métalliques par exemple) de la boisson alcoolisée ; que, de plus, la présence de ce camion est également manifestement étrangère, sauf à vouloir prétendre, ce qui n'est même pas allégué par la société Heineken, que la bière " 33 Export " est consommée dans des camions bâchés, aux modalités de sa consommation ;
Considérant, par ailleurs, que, si l'article L. 17-5° du Code des Débits de Boissons permet l'inscription de la désignation de produits sur les véhicules de livraison des boissons, cette disposition spécifique aux mentions pouvant figurer sur ces véhicules est étrangère au champ d'application de l'article L. 18 susvisé relatif à l'encadrement restrictif de la publicité des boissons alcooliques ;
Considérant que la faute ainsi commise par la société Brasseries Heineken est en relation directe avec le dommage subi par l'Association Nationale de Prévention de l'Alcoolisme, organisme de lutte contre l'alcoolisme, qui sera réparé par l'allocation d'une somme de 30.000 F ;
Considérant enfin qu'il y a lieu d'allouer à l'Association Nationale de Prévention de l'Alcoolisme la somme de 10.000 F à la charge de l'appelante en remboursement des frais exposés et non compris dans les dépens d'appel ;
Par ces motifs : Ordonne la jonction des procédures inscrites au répertoire général de la Cour sous les numéros 94-3034 et 94-5539 ; Reçoit en son intervention la société Régie Publicitaire des Transports Parisiens ; Réformant le jugement déféré ; Condamne, pour les motifs ci-dessus substitués à ceux des premiers juges, la société Brasseries Heineken à payer à l'Association Nationale de Prévention de l'Alcoolisme une somme de 30.000 F à titre de dommages-intérêts ; Condamne la société Brasseries Heineken à payer à l'Association Nationale de Prévention de l'Alcoolisme la somme de 10.000 F au titre de l'article 700 du Nouveau Code de Procédure Civile ; Rejette toutes autres conclusions plus amples ou contraires des parties ; Condamne la société Brasseries Heineken aux dépens d'appel à l'exception de ceux afférents à l'intervention de la société Régie Publicitaire des Transports Parisiens qui seront supportés par cette dernière ; Admet la SCP Verdun et Gastou, avoué, au bénéfice des dispositions de l'article 699 du Nouveau Code de Procédure Civile.