Livv
Décisions

CA Paris, 5e ch. A, 8 octobre 2003, n° 2002-01449

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Guerlain (SA)

Défendeur :

Sprecher

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

Mme Riffault-Silk

Conseillers :

MM. Faucher, Ploque

Avoués :

SCP Narrat-Peytavi, SCP Verdun-Seveno

Avocats :

Mes Bessis, Henry.

T. com. Paris, du 10 déc. 2001

10 décembre 2001

LA COUR,

Estimant que son contrat d'agent commercial avait été abusivement résilié, Jean-François Sprecher a attrait le 16 juillet 1999, la SA Guerlain devant le Tribunal de commerce de Paris aux fins de l'entendre, dans le dernier état des prétentions formulées devant les premiers juges :

- ordonner à celle-ci de lui communiquer, sous astreinte de 1 000 F par jour, pour chaque trimestre de 1999 et de 2000, jusqu'à épuisement des opérations affectant l'année 1999, la copie des commandes parvenues, des factures émises et le récapitulatif des encaissements et, sous astreinte de 10 000 F par jour, de produire l'ensemble des pièces comptables nécessaires à l'établissement définitif du chiffres d'affaires de 1998,

- la condamner à lui payer :

- 3 231 148 F HT, majorés des intérêts au taux légal à compter de la sommation, sauf à parfaire au titre des trimestres alors non encore échus,

- 800 000 F HT de dommages et intérêts pour non-respect, "avec mauvaise foi", des obligations contractuelles,

- 3 200 000 F HT de dommages et intérêts au titre du préjudice moral,

- 9 169 473 F HT au titre de l'indemnité sauf à parfaire, outre 100 000 F de frais irrépétibles.

Monsieur Sprecher sollicitait aussi, la publication de la décision à intervenir aux frais de la société Guerlain, dans différents journaux ou hebdomadaires.

Par jugement contradictoire du 10 décembre 2001 assorti de l'exécution provisoire, sauf pour la condamnation à des dommages et intérêts, et à charge pour Jean-François Sprecher de fournir un engagement bancaire de cautionnement, le tribunal a condamné la société Guerlain à payer à celui-ci :

- 820 976 euros (5 385 249,54 F), augmentés des intérêts au taux légal à compter du 16 juillet 1999,

- 369 439 euros (2 423 360,98 F), majorés des intérêts au taux légal à compter du 16 juillet 1999, à titre de provision concernant la rémunération correspondant au chiffre d'affaires de l'année 1999,

- 100 000 euros de dommages et intérêts, et 7 500 euros de frais irrépétibles.

Le tribunal a en outre dit que la commission ressortant du chiffre d'affaires réalisé en 1999 sur le territoire contractuel était due et a en conséquence ordonné, sous astreinte de 150 euros par jour, pendant 90 jours à compter du 20ème jour suivant la signification du jugement, la communication par la société Guerlain du récapitulatif des encaissements, certifié par son commissaire aux comptes, relatif aux facturations de l'année 1999.

Appelante le 23 janvier 2002, la société Guerlain expose, dans ses ultimes écritures signifiées le 25 juin 2003, qu'elle était déjà implantée de longue date sur le territoire concerné dès avant l'intervention des relations contractuelles avec Jean-François Sprecher, auquel elle reproche, après une première période de collaboration fructueuse, de s'être progressivement désintéressé de sa mission de représentation en se contentant "de la situation acquise", ce qu'elle estime démontrer par la nouvelle progression de son activité au Moyen-Orient, postérieurement à la rupture des relations avec son ancien agent commercial. Tout en admettant que Jean-François Sprecher n'avait pas commis de faute grave (dernières conclusions page 33), elle prétend aussi que l'agent commercial n'a pas respecté la clause contractuelle d'intuitu personae, ce dernier reconnaissant dans ses écritures, selon elle, que trois salariés se consacraient au développement et à l'exploitation du réseau de vente des produits Guerlain.

Elle considère par ailleurs, que Jean-François Sprecher ne démontre pas le préjudice allégué en ne rapportant pas la preuve des investissements qu'il aurait réalisés de 1994 à 1998 et qu'en tout état de cause il a cédé son activité en février 2000, ce qui l'aurait privé, à compter de cette date, de la possibilité de réclamer une indemnité à la société Guerlain. Cette dernière avance que la demande de commissions pour l'exercice 1999 est injustifiée, puisque le contrat a été résilié à effet du 30 septembre 1998 et qu'à compter de cette date, Monsieur Sprecher n'a plus supporté les frais inhérents antérieurement à l'exécution du contrat. Elle conteste, pour le surplus, la réalité de tous les autres chefs de préjudice invoqués en prétendant qu'ils font double emploi les uns avec les autres et que la fin des relations "a été parfaitement honorable", Monsieur Sprecher ayant " pris l'initiative de refuser toute offre qui lui était faite par la lettre [annonçant 1'intention de rupture] du 18 septembre 1998, dans le seul dessein d'intenter une procédure à la société Guerlain".

La société Guerlain prie la cour de dire satisfactoire la somme de 820 976 euros, soit 20 mois de commissions, proposée dans la lettre du 18 septembre 1998 et d'ordonner la restitution, à hauteur de 88 882 euros majorés des intérêts au taux légal à compter du paiement le 11 juin 2002, du montant complémentaire versé au titre de l'exécution provisoire du jugement, lequel avait octroyé les intérêts moratoires au taux légal à compter du 16 juillet 1999, sur la condamnation qu'il avait prononcée.

Elle conclut pour le surplus à l'infirmation de toutes les dispositions du jugement attaqué et sollicite 40 000 euros de frais irrépétibles.

Intimé, Jean-François Sprecher réplique, aux termes de ses ultimes conclusions signifiées le 17 juin 2003, que les relations contractuelles ont débuté le 1er janvier 1988 et qu'aucun reproche ne lui avait été adressé antérieurement à la présente instance. Il précise que le chiffre d'affaires réalisé par Guerlain au Moyen-Orient est passé de 892 500 F en 1987 à 42 352 478 F en 1998. Il indique qu'après le changement d'actionnaire majoritaire de la société Guerlain, le nouvel état major a entrepris dès juin 1998, de faire obstacle à l'exécution normal du contrat en ignorant délibérément l'agent commercial lors d'un séminaire au cours duquel chaque distributeur de sa zone a été reçu hors sa présence et en l'écartant des nombreux rendez-vous et manifestations professionnelles concernant sa zone d'activités. Il précise qu'au surplus, il a été évincé auprès de ses correspondants distributeurs par un courrier " jubilatoire " du 4 janvier 1999 du directeur-export, annonçant son remplacement sans préavis.

Il fait valoir :

- que le contrat en cours, au moment de la rupture notifiée par la société Guerlain, était à durée déterminée et devait se poursuivre jusqu'au 31 décembre 1999,

- que n'étant pas à l'origine de son inexécution durant l'année 1999, maintenant au contraire son organisation au service de la mandante, il appartient à cette dernière de lui verser les commissions prévues sur toutes les commandes enregistrées jusqu'au terme initialement prévu du contrat,

- que l'inexécution du contrat constitue "automatiquement" la société Guerlain de mauvaise foi, lui faisant obligation de l'indemniser de tous les dommages résultant des conséquences de l'inexécution jusqu'à son terme, du fait du "défaut de respect de l'obligation de loyauté par le refus persistant et désinvolte d'exécuter le contrat sans égard pour sa personne et celle de ses collaborateurs, ni pour les conséquences économiques, financières et morales . . .

- que la mandante doit en outre indemniser le défaut de renouvellement du contrat à son échéance, selon le critère habituel de la moyenne annuelle des deux dernières années de commission, la société Guerlain n'ayant pas démontré, à ses yeux, que le préjudice subi serait moindre, alors que la "carte" Guerlain représentait plus de la moitié de son chiffre d'affaires global et contribuait de manière importante aux frais fixes de son organisation,

- qu'en outre ladite indemnité doit être majorée des frais de " ré-emploi " pour tenir notamment compte des incidences de la fiscalité applicable.

Jean-François Sprecher conclut à la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a condamné la société Guerlain au paiement des commissions dues sur le chiffre d'affaires de 1999 et a fait droit au principe de l'indemnisation :

- du non-renouvellement du contrat à son échéance de fin 1999,

- de la résistance dilatoire à une demande non sérieusement contestable, outre l'allocation d'une indemnité au titre des frais irrépétibles de première instance.

Formant appel incident pour le surplus, il sollicite la condamnation de la société Guerlain à lui payer (en deniers ou quittances) :

- 565 011,70 euros au titre des commissions ducs sur le chiffre d'affaires réalisé en 1999, sur le territoire concédé, augmentés des intérêts au taux légal à compter de leur échéance contractuelle trimestrielle, ou subsidiairement d'octroyer la même somme en principal à titre de dommages et intérêts en réparation du préjudice financier résultant du défaut d'exécution du contrat jusqu'à son terme,

- 121 959 euros à titre de dommages et intérêts pour mauvaise foi résultant de l'inexécution du contrat et du manquement caractérisé à l'obligation de loyauté dans l'exécution du mandat d'intérêt commun,

- 487 836 euros en réparation du préjudice moral " distinct de la rupture anticipée brutale des relations commerciales",

- 1 057 597 euros, "sauf à parfaire", majorés des intérêts au taux légal à compter du 1er avril 2000, en application de l'article 10-3 du contrat en indemnisation du non renouvellement du contrat d'agent commercial,

- 443 047 euros au titre des frais de réemploi de l'indemnité de non-renouvellement du contrat d'agence,

-100 000 euros "HT "de frais irrépétibles, outre la capitalisation annuelle des intérêts dans les conditions de l'article 1154 du Code civil et la publication, à titre de dommages et intérêts complémentaires, de la décision à intervenir.

Sur ce,

Considérant qu'il n'est pas contesté que le contrat d'agent commercial en cours au moment des faits était celui souscrit le 27 juillet 1994, à durée déterminée devant s'achever le 31 décembre 1999;

Que la société Guerlain l'a unilatéralement résilié à effet du 31 décembre 1998 sans justifier se trouver dans l'un des cas de résiliation contractuelle anticipée, stipulés à son article 9-1;

Qu'il convient au surplus d'observer que l'agent commercial, étant un mandataire professionnel indépendant, dispose de la liberté d'organiser son entreprise sans que l'embauche de préposés, agissant sous son contrôle et sa responsabilité, ne soit constitutive de la violation de la clause d'intuitu personae stipulée au contrat;

Sur l'indemnité de fin de contrat

Considérant en principe que, sauf exception prévues à l'article. L. 134-13 du Code de commerce dont la preuve doit être rapportée par le mandant, toute cessation du contrat d'agence commerciale, dès lors qu'elle est intervenue, œuvre droit à indemnité en application de l'article L. 134-12 du même Code;

Considérant par ailleurs qu'il résulte des pièces du dossier, qu'au moment de la rupture, les relations étaient anciennes d'une dizaine d'années et que pendant cette période le chiffre d'affaires annuel réalisé sur le territoire contractuel a significativement augmenté en passant de 0,89 MF à 42,35 MF environ, générant une commission globale de 3 231 147,95 F (492 585,33 euros) en 1998; Qu'il convient dès lors de tenir compte de l'importance du travail de prospection accompli en dix ans et du temps nécessaire pour retrouver une activité de remplacement, susceptible de générer un revenu comparable à l'agent après cessation du contrat en cours;

Considérant qu'à la lumière de ces critères habituels, la demande de Jean-François Sprecher d'une indemnité à hauteur du montant moyen des deux dernières années de commissions, apparaît justifiée, étant observé que l'appelante n'a pas contesté la matérialité du calcul présenté par l'intimé;

Qu'en conséquence le montant de l'indemnité de cessation du contrat d'agent commercial sera porté à 1 057 597 euros;

Sur l'indemnisation du préjudice résultant de la fin anticipée du contrat à durée déterminée

Considérant que la société Guerlain a résilié le contrat à effet du 31 décembre 1998, sans justifier se trouver dans un cas contractuellement prévu;

Qu'elle supporte en conséquence, l'intégralité des torts de la résiliation anticipée et, étant seule responsable du non-accomplissement des obligations du contrat pendant les douze derniers mois, doit réparer le dommage financier subi par son agent;

Considérant qu'aux termes de l'article 8-2 du contrat, la commission de l'agent est calculée à partir des factures effectivement payées par le client et qu'en exécution de la décision du tribunal, le commissaire aux comptes de la société Guerlain a certifié le 30 janvier 2002, que le chiffre d'affaires encaissé en 1999, relatifs aux clients de l'agent Sprecher, s'est élevé à 7 663 698,04 euros;

Que le calcul matériel de la commission globale correspondante, qui aurait été normalement exigible, n'a pas non plus été critiqué par l'appelante;

Considérant qu'en empêchant le déroulement normal du contrat jusqu'à son terme, la société Guerlain a causé un dommage financier à son agent en le privant des commissions qu'il aurait continué à percevoir jusqu'au 31 décembre 1999;

Que le préjudice sera en conséquence évalué par rapport aux commissions qui auraient normalement couru pendant cette période, soit 565 011,70 euros;

Que par ailleurs, même si l'indemnisation est calculée par rapport à ce qu'auraient produit les commissions qui auraient été exigibles si le contrat avait normalement été poursuivi jusqu'à son terme, celle-ci trouve sa source à la date de la résiliation anticipée fautive, de sorte que c'est à bon droit que les premiers juges ont fait courir les intérêts moratoires à compter de la date de l'assignation valant mise en demeure; Sur les autres demandes d'indemnisation de Jean-François Sprecher ;

Considérant que, quelles que soient les circonstances de la non exécution du contrat jusqu'à son terme, l'intimé ne justifie pas de l'existence de préjudices spécifiques distincts de l'indemnisation ci-dessus octroyée au titre du préjudice consécutif à l'interruption prématurée du contrat, ni de celui pouvant résulter de la résistance, qualifiée de " dilatoire ", à une demande considérée "comme non sérieusement contestable" ou encore de l'existence d'un préjudice moral;

Considérant aussi que Jean-François Sprecher ne démontre pas qu'il aurait été évincé auprès de ses correspondants distributeurs de manière fautive, le courrier invoqué du 4 janvier 1999 du directeur-export, se bornant à annoncer de manière neutre, la nouvelle organisation mise en place par la mandante;

Que le régime fiscal des indemnités qu'il perçoit n'est pas le fait de son contradicteur et que c'est à juste titre que les premiers juges ont estimé que le paiement de l'impôt ne constituait pas un dommage;

Qu'en outre les faits étant désormais anciens de près de cinq années, il n'apparaît pas utile de faire droit à la demande de publication de la décision;

Qu'en conséquence, ses autres chefs de demande ne seront pas accueillis;

Considérant en revanche, qu'il serait inéquitable de lui laisser la charge définitive des frais irrépétibles supplémentaires qu'il a dû exposer en cause d'appel, sans qu'il soit nécessaire de préciser, comme le demande à tort Jean-François Sprecher, si le montant est "HT ", l'indemnité octroyée au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, n'étant pas assujettie à la TVA en ce qu'elle n'est pas la contre-partie d'une prestation à titre onéreux au sens de l'article 256 du Code général des impôts;

Par ces motifs, LA COUR, Réforme le jugement entrepris sauf en ce qu'il a condamné la SA Guerlain aux dépens de première instance et à verser 7 500 euros de frais irrépétibles à Jean-François Sprecher, Statuant à nouveau pour le surplus, Condamne la société Guerlain à verser 1 057 597 euros à Jean-François Sprecher à titre d'indemnité de cessation de contrat, et 565 011,70 euros à titre de commissions, Dit que la somme de 565 011,70 euros sera assortie d'intérêts au taux légal à compter de l'assignation, Déboute Jean-Ftançois Sprecher de ses autres demandes, Condamne en outre la SA Guerlain aux dépens d'appel et à verser à Jean-François Sprecher, une indemnité complémentaire de 10 000 euros de frais irrépétibles; Admet la SCP Verdun-Seveno au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.