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Décisions

CJCE, 25 juillet 1991, n° C-1/90

COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Aragonesa de Publicidad Exterior (SA), Publivía (SAE)

Défendeur :

Departamento de Sanidad y Seguridad Social de la Generalitat de Cataluña

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Due

Président de chambre :

MM. Mancini

Avocat général :

M. Van Gerven

Juges :

Sir Gordon Slynn, MM. Joliet, Schockweiler, Grévisse, Zuleeg

Avoués :

Jaime Gassé i Espina, Araceli Garcia Gomez

Avocats :

Mes Planas, Masramon Fontanals, Moix i Puig, Vivancos Cornes, Vendrell Santiveri, Molto Damer

CJCE n° C-1/90

25 juillet 1991

LA COUR,

1. Par ordonnance du 7 novembre 1989, parvenue à la Cour le 2 janvier 1990, rectifiée par ordonnance du 8 janvier 1990, parvenue à la Cour le 5 février suivant et par ordonnance du 29 novembre 1989, parvenue à la Cour le 7 juin 1990, rectifiée par ordonnance du 28 juin 1990, parvenue à la Cour le 12 juillet suivant, le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña a posé, en application de l'article 177 du traité CEE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 30 et 36 du traité CEE.

2. Ces questions ont été posées dans le cadre de litiges opposant, d'une part, la société Aragonesa de Publicidad Exterior et, d'autre part, la société Publivía, qui exploitent des emplacements publicitaires, au Departamento de Sanidad y Seguridad Social (ministère de la Santé et de la Sécurité sociale) de la communauté autonome de Catalogne.

3. Il ressort du dossier que ces sociétés se sont vu infliger des amendes administratives pour avoir méconnu celles des dispositions de la loi n° 20-85, du 25 juillet 1985, du parlement de la communauté autonome de Catalogne, portant prévention et assistance en matière de substances susceptibles d'engendrer la dépendance (DOG n° 572, du 7-VIII-1985, p. 465 ) qui interdisent, sur le territoire de cette communauté, la publicité pour les boissons contenant plus de 23 degrés centésimaux d'alcool, dans les moyens de communication, le long des rues et des routes, sauf pour indiquer la présence de centres de production et de vente, dans les cinémas et dans les moyens de transport en commun.

4 Les sociétés Aragonesa de Publicidad Exterior et Publivía ont saisi le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña de recours dirigés contre les décisions leur infligeant une amende. Devant cette juridiction, elles ont fait valoir notamment que la loi catalane servant de fondement à la décision était contraire à l'article 30 du traité en tant que, par les restrictions de publicité qu'elle imposait, elle affectait les possibilités de commercialisation de boissons provenant pour l'essentiel d'autres Etats membres.

5. C'est dans ces conditions que le Tribunal Superior de Justicia a décidé de surseoir à statuer jusqu'à ce que la Cour se soit prononcée à titre préjudiciel sur les questions suivantes:

1°) Faut-il considérer comme mesure d'effet équivalent à une restriction quantitative à l'importation, au sens de l'article 30 du traité, la loi d'un Etat membre (ou en l'occurrence une loi adoptée par le parlement d'une communauté autonome ayant compétence, en vertu du droit interne, pour légiférer sur certaines matières) qui interdit, sur le territoire de son ressort, de faire de la publicité pour des boissons contenant plus de 23 % d'alcool: a) dans les moyens de communication, b) le long des rues et des routes, sauf pour indiquer la présence de centres de production et de vente, e) dans les cinémas, d) dans les moyens de transport en commun?

2°) En cas de réponse affirmative, la première phrase de l'article 36 du traité doit-elle être interprétée en ce sens qu'un Etat membre peut, sans violer le droit, interdire partiellement la publicité des boissons contenant plus de 23 % d'alcool pour des raisons de protection de la santé des personnes, conformément à la législation interne?

3°) Une telle interdiction fondée sur des raisons de protection de la santé publique peut-elle constituer un moyen de discrimination arbitraire ou une restriction déguisée du commerce entre les Etats membres?"

6. Pour un plus ample exposé des faits du litige au principal, du déroulement de la procédure ainsi que des observations écrites déposées devant la Cour, il est renvoyé au rapport d'audience. Ces éléments du dossier ne sont repris ci-avant que dans la mesure nécessaire au raisonnement de la Cour.

7. Par ces trois questions préjudicielles, qu'il convient d'examiner ensemble, la juridiction nationale cherche à savoir si les articles 30 et 36 du traité CEE s'opposent à une réglementation du type de la loi en cause dans le litige au principal qui interdit, dans les cas qu'elle détermine, la publicité en faveur des boissons contenant plus de 23 degrés d'alcool

8. Il convient au préalable de relever que l'article 30 du traité peut s'appliquer aux mesures prises notamment par toutes les autorités des Etats membres, qu'il s'agisse d'autorités du pouvoir central, d'autorités d'un Etat fédéré ou d'autres autorités territoriales

9. Aux termes de l'article 30 du traité, "les restrictions quantitatives à l'importation, ainsi que toute mesure d'effet équivalent, sont interdites entre les États membres ". Conformément à la jurisprudence constante de la Cour, constitue une mesure d'effet équivalent toute mesure susceptible d'entraver, directement ou indirectement, actuellement ou potentiellement, le commerce intracommunautaire.

10. Ainsi que la Cour l'a jugé, entre autres, dans l'arrêt du 7 mars 1990, GB-INNO-BM, point 7 (C-362-88, Rec. p. 667), une législation qui limite ou interdit certaines formes de publicité ou certains moyens de promotion des ventes, bien qu'elle ne conditionne pas directement les importations, est cependant de nature à restreindre le volume de celles-ci par le fait qu'elle affecte les possibilités de commercialisation pour les produits importés.

11. Dès lors, une législation nationale qui, comme celle qui est en cause dans le litige au principal, interdit dans certains lieux la publicité en faveur des boissons ayant un titre alcoométrique supérieur à 23 degrés peut constituer un obstacle aux importations en provenance d'autres Etats membres et doit donc être regardée, en principe, comme une mesure d'effet équivalent, au sens de l'article 30.

12. Toutefois, dans ses observations devant la Cour, la Commission soutient qu'une telle législation, indistinctement applicable aux produits nationaux et aux produits importés, devrait être admise au regard du seul article 30, sans qu'il soit nécessaire de faire référence, comme le fait le juge national, à l'article 36, car elle serait justifiée par une exigence impérative, à savoir la protection de la santé publique.

13. Ce mode de raisonnement ne doit pas être retenu. En effet, la protection de la santé publique est expressément mentionnée parmi les motifs d'intérêt général, énumérés à l'article 36, qui permettent de faire échapper une restriction à l'importation à l'interdiction prévue par les dispositions de l'article 30. Dans ces conditions, observation faite que les dispositions de l'article 36 sont également applicables lorsque la mesure contestée ne restreint que les importations, alors qu'il ne peut, selon la jurisprudence de la Cour, être question d'exigence impérative pour l'interprétation de l'article 30 que si cette mesure concerne indistinctement les produits nationaux et les produits importés, il est inutile de rechercher si la protection de la santé publique pourrait également présenter le caractère d'une exigence impérative pour l'application de cet article 30.

14. Dans ces conditions, il convient, en premier lieu, de savoir si la législation en cause, d'une part, est de nature à protéger la santé publique et, d'autre part, est proportionnée à l'objectif à atteindre.

15. Sur le premier point, il suffit de constater que, comme la Cour l'a relevé dans l'arrêt du 10 juillet 1980, Commission France, point 17 (152-78, Rec. p. 2299), la publicité constitue une incitation à la consommation et qu'une réglementation qui limite les possibilités de publicité en faveur des boissons alcoolisées et cherche ainsi à lutter contre l'alcoolisme répond à des préoccupations de santé publique.

16. Sur le second point, il y a lieu de rappeler qu'en l'état actuel du droit communautaire, qui ne comporte pas de règles communes ou harmonisées régissant de manière générale la publicité en faveur des boissons alcoolisées, il appartient aux Etats membres de décider du niveau auquel ils entendent assurer la protection de la santé publique et de la manière dont ce niveau doit être atteint. Ils ne peuvent cependant le faire que dans les limites tracées par le traité et, en particulier, dans le respect du principe de proportionnalité.

17. D'une part, une mesure nationale telle que celle en cause dans le litige apporte une restriction limitée à la liberté des échanges, puisqu'elle concerne seulement les boissons alcoolisées d'une teneur alcoométrique supérieure à 23 %. Ce dernier critère n'apparaît pas, en principe, comme manifestement déraisonnable pour lutter contre l'alcoolisme.

18. D'autre part, la mesure dont il s'agit ne comporte aucune prohibition générale de la publicité en faveur de ces boissons et se borne à interdire cette publicité dans des lieux précis dont certains, tels les voies publiques et les cinémas, sont notamment fréquentés par les automobilistes et la jeunesse, c'est-à-dire par deux catégories de la population vis-à-vis desquelles la lutte contre l'alcoolisme présente une importance toute particulière. Il ne peut donc pas, en tout état de cause, lui être reproché d'être disproportionnée à la fin qu'elle présente comme étant celle qu'elle poursuit.

19. En second lieu, pour bénéficier de la dérogation prévue à l'article 36, une mesure nationale ne doit "constituer ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres", selon les termes mêmes de la deuxième phrase dudit article.

20. Ainsi qu'il a été jugé dans l'arrêt du 14 décembre 1979, Henn et Darby, point 21 (34-79, Rec. p. 3795), la fonction de cette deuxième phrase de l'article 36 est d'empêcher que les restrictions aux échanges fondées sur les motifs indiqués à la première phrase ne soient détournées de leur fin et utilisées de manière à établir des discriminations à l'égard de marchandises originaires d'autres Etats membres ou à protéger indirectement certaines productions nationales.

21. A cet égard, les sociétés Aragonesa de Publicidad Exterior et Publivía font valoir que, pour apprécier le caractère discriminatoire et protecteur de la mesure, on ne saurait s'en tenir au fait que, formellement, la loi catalane n'établit pas de distinction selon l'origine, nationale ou étrangère, des boissons considérées. Il y aurait lieu de tenir compte de ce que cette loi s'applique seulement dans le champ territorial de compétence du parlement de Catalogue.

22. Selon les requérantes au principal, il conviendrait donc de comparer non pas la situation des produits importés à celle des produits provenant de l'Espagne dans son ensemble mais la situation des produits importés à celle des produits catalans. Comme la plus grande partie de la production catalane de boissons alcoolisées serait constituée de boissons ayant un titre alcoométrique inférieur à 23 degrés, il faudrait considérer que la mesure en cause revêt un caractère discriminatoire et protecteur, en ce qu'elle tendrait à décourager la consommation de boissons à titre alcoométrique élevé et défavoriserait ainsi des boissons qui, pour l'essentiel, ne sont pas originaires de Catalogne et en ce que, en revanche, elle ne restreindrait pas les possibilités de publicité en faveur des boissons à titre alcoométrique plus faible et protégerait ainsi les boissons d'origine locale.

23. Cette argumentation ne saurait être accueillie.

24. Il est exact que, lorsqu'elle a un champ d'application territorial limité parce qu'elle ne s'applique que sur une partie du territoire national, une mesure étatique ne saurait échapper à la qualification de mesure discriminatoire ou protectrice au sens des règles relatives à la libre circulation des marchandises, au prétexte qu'elle affecte aussi bien l'écoulement des produits provenant des autres parties du territoire national que celui des produits importés des autres Etats membres. Pour qu'elle puisse être qualifiée de discriminatoire ou protectrice, il n'est donc pas nécessaire que cette mesure ait pour effet de favoriser l'ensemble des produits nationaux ou de ne défavoriser que les seuls produits importés à l'exclusion des produits nationaux.

25. Cependant, une législation nationale telle que celle en cause dans le litige au principal ne constitue pas une discrimination arbitraire ni une restriction déguisée du commerce intracommunautaire. D'une part, ainsi qu'il ressort des éléments versés au dossier, une telle législation n'établit pas de distinction entre les produits selon leur origine. Les restrictions qu'elle institue épargnent les boissons alcoolisées d'une teneur en alcool inférieure à 23 degrés et n'entraînent donc pas d'effets restrictifs sur les importations de ces boissons en provenance d'autres Etats membres. Pour les boissons ayant une teneur en alcool supérieure à 23 degrés, ces restrictions frappent aussi bien les produits, apparemment en quantités non négligeables, en provenance de la partie du territoire national sur lequel elles s'appliquent que les produits importés d'autres Etats membres. D'autre part, la circonstance que cette partie du territoire national produise davantage de boissons ayant un titre alcoométrique inférieur à 23 degrés que de boissons ayant un titre supérieur ne saurait suffire, en elle-même, à faire regarder une telle législation comme tendant à établir une discrimination arbitraire ou une restriction déguisée du commerce intracommunautaire.

26. Il y a donc lieu de répondre aux questions préjudicielles que, pris dans leur ensemble, les articles 30 et 36 du traité CEE ne s'opposent pas à une réglementation du type de la loi en cause dans le litige au principal qui interdit, sur une partie du territoire d'un Etat membre, la publicité en faveur des boissons ayant une teneur en alcool supérieure à 23 degrés, dans les moyens de communication, le long des rues et des routes, sauf pour indiquer la présence de centres de production et de vente, dans les cinémas et dans les moyens de transport en commun, qui, même si elle constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité CEE, peut être justifiée, au titre de l'article 36 du même traité, par des raisons de protection de la santé publique et qui n'apparaît pas, au vu de ses caractéristiques et des circonstances indiquées au dossier, comme un moyen, même indirect, de protéger certaines productions locales.

Sur les dépens

27. Les frais exposés par le Gouvernement belge, le Gouvernement du Royaume-Uni et la Commission des Communautés européennes, qui ont soumis des observations à la Cour, ne peuvent faire l'objet d'un remboursement. La procédure revêtant, à l'égard des parties au principal, le caractère d'un incident soulevé devant la juridiction nationale, il appartient à celle-ci de statuer sur les dépens.

Par ces motifs,

LA COUR,

statuant sur les questions à elle soumises par le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña, par ordonnances du 7 novembre 1989 et du 29 novembre 1989, rectifiées respectivement par ordonnances du 8 janvier 1990 et du 28 juin 1990, dit pour droit :

Pris dans leur ensemble, les articles 30 et 36 du traité CEE ne s'opposent pas à une réglementation du type de la loi en cause dans le litige au principal qui interdit, sur une partie du territoire d'un Etat membre, la publicité en faveur des boissons ayant une teneur en alcool supérieure à 23 degrés, dans les moyens de communication, le long des rues et des routes, sauf pour indiquer la présence de centres de production et de vente, dans les cinémas et dans les moyens de transport en commun, qui, même si elle constitue une mesure d'effet équivalent au sens de l'article 30 du traité CEE, peut être justifiée, au titre de l'article 36 du même traité, par des raisons de protection de la santé publique et qui n'apparaît pas, au vu de ses caractéristiques et des circonstances indiquées au dossier, comme un moyen, même indirect, de protéger certaines productions locales.