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Décisions

CA Bordeaux, 1re ch. A, 21 décembre 2000, n° 96-7036

BORDEAUX

Arrêt

Infirmation

PARTIES

Demandeur :

Les grands chais de France (Sté)

Défendeur :

Castel Frères (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Bizot

Conseillers :

Mme Beaumont, M. Cheminade

Avoués :

SCP Labory- Moussie & Andouard, SCP Henri & Luc Boyreau

Avocats :

Mes Faurie, Bossis.

CA Bordeaux n° 96-7036

21 décembre 2000

Exposé du litige:

La société anonyme Les grands chais de France a régulièrement saisi la présente cour de l'appel d'un jugement rendu le 26 septembre 1996 par le tribunal de grande instance de Bordeaux qui l'a déboutée de l'ensemble de ses demandes en interdiction et réparation tant du chef de la contrefaçon que de celui de la concurrence déloyale causé à sa marque viticole antérieure "JP Chenet" par la dénomination commerciale Chasseureuil.

Vu les articles 455 et 954 du Code de procédure civile (rédaction applicable à compter du 1er mars 1999),

Vu les conclusions de la société Les grands chais de France signifiées et déposées le 9 décembre 1996, le 4 décembre 1997 et le 13 janvier 1999,

Vu les conclusions de la société Castel Frères signifiées et déposées le 27 mai 1997 et le 8 octobre 1998,

Vu l'ordonnance de clôture de l'instruction du 25 septembre 2000.

Motifs:

A - Sur la contrefaçon

1 - La contrefaçon, telle qu'elle doit être établie en application des articles L. 713-2 et L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle, est caractérisée dès lors que la marque antérieure d'un tiers est reproduite, pour des produits identiques ou similaires à ceux visés au dépôt, indépendamment de tout usage ou apposition sur les produits qu'elle désigne, en sorte qu'elle doit être appréciée par comparaison des marques ou signes et non par rapprochement des marques ou signes tels qu'utilisés commercialement.

Il est par ailleurs de principe constant qu'une marque complexe pouvant comporter un élément nominal et un signe figuratif bénéficie d'une protection d'ensemble, mais que cette protection s'étend individuellement à chacun des éléments qui la compose, dès lors que l'élément en cause est matériellement isolé ou isolable, qu'il est par lui-même susceptible d'une protection, et qu'il exerce à lui seul tout ou partie de la fonction distinctive de la marque.

Enfin, ce principe s'applique au cas de la reproduction partielle d'une marque.

2 - En l'espèce, comme le soutient à bon droit la société Les grands chais de France, le sigle inclus dans sa marque antérieure N° 1 554 123 déposée le 3 octobre 1989 sous l'élément nominal "JP Chenet" en caractères gras, séparé de celui-ci par une ligne horizontale, et constitué d'une lettre initiale "C" d'une typographie ornementale appuyée, contenant les lettres "J" et "P", dans la même typographie, forme dans son ensemble, comme représentant les initiales du patronyme formant l'élément nominal, un élément distinctif isolé original, en lui-même susceptible d'une protection et à lui seul exerçant en partie la fonction distinctive de cette marque viticole. En outre, la typographie particulière de la lettre "C", sa taille, l'épaisseur du trait, variable sur sa hauteur et en ses extrémités, confèrent à ce signe seul un caractère distinctif isolable (il évoque l'initiale du nom patronymique "Chenet") et une originalité propre, susceptible de protection. La société Castel Frères n'invoque d'ailleurs, pour contredire cette appréciation, aucune antériorité.

3 - Or, selon les pièces produites, en ce y compris des bouteilles de vin habillées l'une de l'étiquette portant la marque N° 1 554 123, l'autre, commercialisée par la société Castel Frères, il ressort sans contestation possible que cette dernière société a commis une contrefaçon par reproduction partielle de la marque protégée de la société Les grands chais de France.

1°) d'abord, la lettre "C" utilisée par la société intimée comme signe figuratif prétendant reproduire l'initiale du terme désignant le produit ("Chasseureuil") constitue une reproduction du "C" de la marque protégée, dès lors qu'il est de même taille, d'une forme caractérisée par un allongement dans le sens vertical, pareillement que le "C" protégé, qu'il comporte identiquement un renflement du trait en sa partie centrale et en ses deux extrémités, et que l'extrémité supérieure de cette lettre comporte une terminaison de fantaisie identique à celle du "C" protégé

2°) ensuite, la combinaison de la lettre "C" et de la lettre "H" qui se trouve incluse dans le C suivant un rapport de taille identique à celui de la combinaison JCP de la marque protégée en constitue la reproduction quasi-servile, que la différence de détail (lettre H au lieu de JP entrecroisé) ne peut amoindrir

3°) qu'en conséquence de ces reproductions à l'identique (le "C") ou partielle (le "H"), il apparaît que le signe CH utilisé par la société Castel Frères est, dans son ensemble, la reproduction quasi-servile du signe "CJP" protégé.

4 - De surcroît, et surabondamment, en tant que de besoin, le signe "CH" choisi et utilisé par la société Castel Frères constitue, comme il est décrit ci-dessus, une contrefaçon par imitation au sens de l'article L. 713-3 du Code de la propriété intellectuelle. A l'évidence, en effet, pour un consommateur moyennement attentif n'ayant pas sous les yeux en même temps les étiquetages reproduisant ces signes désignant identiquement des vins, le signe "CH" peut être facilement confondu avec le signe "CJP", leur portée distinctive et leur originalité pareille permettant aisément de les confondre.

5 - Il échet de relever enfin que la société Castel Frères a implicitement mais nécessairement reconnu le grief de contrefaçon puisqu'elle a cru devoir, le litige né, modifier le signe utilisé par elle (CH) dans son agencement comme dans sa typographie, de façon, évidente, à ne plus l'encourir, et que la société Les grands chais de France admet, en effet, que le signe "CH" nouveau échappe au grief de contrefaçon.

6 - Il convient, en conséquence, d'infirmer le jugement déféré, et de constater la contrefaçon commise par la société Castel Frères, avec toutes conséquences de droit.

B - Sur la concurrence déloyale

1 - Pour être susceptibles d'être retenus comme cause de concurrence déloyale ou parasitaire, les données invoquées par le demandeur en réparation d'une contrefaçon de marque protégée doit démontrer des faits distincts des actes de contrefaçons, susceptibles de créer un risque de confusion dans l'esprit du consommateur d'attention moyenne n'ayant pas les produits concurrents ensemble sous les yeux (concurrence déloyale) ou révélateurs d'une volonté de s'appuyer sur les initiatives et les efforts d'un concurrent, en vue d'entamer ses positions commerciales en profitant, dans son sillage attractif, et sans bourse délier, de la réputation de ses produits (concurrence de type parasitisme économique contraire à l'obligation générale de loyauté en matière industrielle et commerciale).

2 - En l'espèce, suivant les productions, il convient de relever:

1°) que la société Castel Frères a, pour vendre son vin de pays d'OC sous le nom "Chasseureuil", manifestement voulu se placer dans le sillage de la société Les grands chais de France aussi bien dans le choix du conditionnement que dans l'étiquetage utilisé,

* d'abord, quant au conditionnement, la forme de la bouteille utilisée par l'intimée est extrêmement proche de celle conditionnant le vin "JP Chenet",qui, s'agissant de conditionner un vin rouge, est en elle-même originale, la preuve étant rapportée par l'appelante, et non contrebattue par l'intimée, de ce que les "vins de pays" français sont généralement conditionnés dans des bouteilles de forme traditionnelle (plus hautes que larges) du type bouteille bordelaise,

* l'étiquette est d'un fond identique:uni, de couleur ocre clair, d'aspect très semblable,

* les couleurs rouge bordeaux, noir et or sont identiquement utiliséespour l'impression des différentes mentions des étiquettes, y compris les mentions "JP Chenet" et "Chasseureuil",

* les sigles "CJP" et "CH" sont imprimés identiquement en couleur or,

* les mentions "Trade Mark - Marque déposée", identiquement placées de part et d'autre du sigle "CJP" ou "CH" sont de même taille typographique et de même couleur (noire),

* les mentions du cépage, "Cabernet-Sauvignon" ou "Cinsault Rosé" sont identiques et placées de la même manière, de couleur semblable, au centre des étiquettes, de même que les mentions "vin de Pays d' OC",

* le cachet doré "vin de pays de France" de l'étiquette Chasseureuil est de forme, de couleur et de disposition quasi-identique au cachet "Sélection de JP Chenet" de l'étiquette "JP Chenet",

* sur chaque étiquette figure un élément nominal constitué d'une signature "Chasseureuil", ou "JP Chenet" imprimée pareillement en noir, en position oblique sur la partie inférieure gauche de l'étiquette, et suivant une typographie reproduisant pareillement une écriture manuscrite,

* les mentions obligatoires de l'étiquette (degré alcoolique, quantité conditionnée, nom et adresse du négociant, mention d'origine ("produit de France") sont placées ensemble, sur l'une et l'autre étiquette, de la même manière, dans la partie inférieure droite, sans que pareille disposition, non usuelle, soit commandée par quelques obligations que ce soit;

* sur les étiquettes Chasseureuil, qu'elles soient antérieures ou postérieures à la modification du signe "CH" contrefait, figure de part et d'autre de ce signe la mention "marque déposée" qui, outre qu'elle est mensongère, puisque le terme Chasseureuil n'a pas été enregistré comme marque, est pareille à la mention "Trade mark" ou "marque déposée" de l'étiquette "JPC Chenet";

* alors que la société appelante observe, sans être sérieusement contredite, que la commercialisation des vins de pays français est habituellement réalisée sous la désignation "vin de pays" et l'indication du "pays" d'origine (vin de pays d'OC, vin de l'Aude, vin de pays de l'Hérault, vin de pays du Gard, selon les étiquetages produits), et que la mention, inhabituelle pour ce type de vin, d'un cépage et plus encore d'un cépage unique figure sur ses étiquettes JP Chenet, l'étiquette Chasseureuil, mise en œuvre ultérieurement par la société Castel Frères, porte également la mention du cépage, généralement unique suivie, comme sur celle de l'appelante, de l'indication "vin de pays d'OC", dans un rapport de grandeur typographique identique, mettant en valeur prioritairement le cépage unique plutôt que l'origine géographique.

2°) que cet ensemble d'éléments convergents suffit à caractériser tant des actes de concurrence déloyale qu'une volonté de concurrence parasitaire, que ne sauraient amoindrir, encore moins faire disparaître, ni la différence de taille et de forme des étiquettes, ni la différence de la forme du col des bouteilles(longueur, direction et forme du goulot), ces éléments étant, en eux-mêmes ou combinés insusceptibles de masquer la grande ressemblance d'ensemble des conditionnements et des étiquettes résultant, à l'évidence, d'une volonté marquée de tirer profit de l'originalité incontestable des bouteilles et étiquettes "JP Chenet", et de créer dans l'esprit des consommateurs moyens un risque de confusion, tel que défini plus haut.

3 - Il convient, en conséquence, d'infirmer le jugement déféré et de dire que les actes de concurrence déloyale et parasitaire démontrés engagent la responsabilité civile quasi- délictuelle de la SA Castel Frères, l'obligeant à réparer.

C - Sur les réparations

1 - Du chef de la contrefaçon de marque, la société Les grands chais de France est fondée à obtenir réparation de l'atteinte portée à son droit de propriété sur la marque protégée. Il n'est pas discuté que la marque JP Chenet est notoire, et qu'elle constituait, durant la période où la contrefaçon a été commise, la première marque européenne pour la commercialisation des vins de pays. La société Les grands chais de France annonce et justifie, sans être utilement contredite, avoir vendu du 1er novembre 1995 au 30 octobre 1996 en Europe sous la marque "JP Chenet" 21 654 603 bouteilles pour un chiffre d'affaires de 181 855 120 F, et en France sous la seule marque JP Chenet Cabernet-Sauvignon 1 876 393 bouteilles pour un chiffre d'affaires de 15 077 486 F et 681 686 bouteilles JP Chenet Cinsault Rosé pour un chiffre d'affaires de 5 448 396 F. Dans ces conditions, l'atteinte portée à la propriété de la marque JP Chenet doit être réparée par l'allocation d'une indemnité de 300 000 F.

2 - Du chef de la concurrence déloyale et parasitaire, la mauvaise foi de la société Castel Frères est caractérisée, dès lors que, comme le souligne sa fiche-produit du 25 septembre 1995 organisant le "lancement du produit Chasseureuil Cabernet-Sauvignon vin de pays d'OC", il s'est agi de commercialiser un produit qui "viendra directement en concurrence de Chenet", avec l'encouragement adressé au destinataire de "bien vouloir faire un effort particulier pour l'implanter au plus vite", cette commercialisation étant intervenue, après démarchage intense, en juin 1996 (hypermarchés Cora, Auchan, Leclerc notamment), en concurrence directe recherchée avec les ventes de vins rouges et rosés JP Chenet, commercialisés par la société Les grands chais de France depuis 1991 avec une progression constante (cf. fiche du cabinet d'experts-comptables Zorgniotti et Associés du 20 juillet 1998 attestant des ventes de 260 688 bouteilles en 1991 et de 3 018 614 bouteilles sur les 10 premiers mois de l'année 1997). Il est donc certain que, depuis juin 1996, la société Castel Frères, en commercialisant sous les conditionnements et les étiquetages incriminés ses produits Chasseureuil rouge Cabernet- Sauvignon et rosé Cinsault, a tiré un profit calculé des efforts de conception, d'études et de promotion des produits "JP Chenet" et a permis, en connaissance de cause, le risque de confusion des produits utile à ce parasitage.

Les éléments d'appréciation du préjudice commercial sont à évaluer comme suit: les chiffres d'affaires avancés par la société Les grands chais de France pour la période du 1er novembre 1995 au 30 octobre 1996 représentent un prix moyen de la bouteille JP Chenet de 8 F; l'indemnité réclamée par l'appelante (500 000 F) pour les actes de concurrence déloyale, couvre la période de juin 1996 à la date de ses dernières conclusions (13 janvier 1999), cette société ayant, sans être démentie, affirmé dans ses écritures du 4 décembre 1997 que les actes incriminés se poursuivaient; cette indemnité représente l'équivalent de la perte de 62 500 bouteilles à 8 F, soit au regard des ventes de l'année 1997 (3 018 614 bouteilles) 2 % de ce nombre, ou 0,82 % par année pleine. L'importance des infractions de la société Castel Frères aux règles de la loyale concurrence, l'importance du parasitisme commercial qu'elle a pratiqué délibérément, et l'importance du risque de confusion qu'elle a délibérément construit, le tout pour capter sans vergogne, et sans bourse délier, une partie du marché des produits "JP Chenet" en pleine expansion (113 fois plus de bouteilles vendues en six ans), autorisent à considérer que l'indemnité réclamée par la société Les grands chais de France constitue la juste réparation d'une part du détournement de clientèle, d'autre part des faits de parasitisme commercial par appropriation du coût des frais de mise au point et de lancement et des efforts de promotion et de commercialisation supportés par celle-ci.

Il est donc fait droit aux demandes de l'appelante comme ci-après précisé en ce y compris celles, non discutées par l'intimée, contraignant cette dernière à cesser toute utilisation des conditionnements et étiquettes en cause.

D - Sur les demandes annexes et les dépens

1 - Les dépens de première instance et d'appel sont à la charge de la société Castel Frères.

2 - L'article 700 du Code de procédure civile doit être appliqué, en équité, au seul bénéfice de la société Les grands chais de France, comme précisé ci-après.

Par ces motifs, LA COUR, Recevant en la forme l'appel de la SA Les grands chais de France, Le déclare fondé, Infirme le jugement déféré, Statuant à nouveau, Vu les articles L. 712-2 et L. 712-3 du Code de la propriété intellectuelle et les articles 1382 et 1383 du Code civil, Dit que la SA Castel Frères a contrefait la marque "JP Chenet" enregistrée à l'Institut National de la Propriété Industrielle, propriété de la SA Les Grands Chais De France, Déclare la SA Castel Frères responsable à l'égard de la SA Les grands chais de France de faits de concurrence déloyale et de concurrence parasitaire dans l'utilisation d'un type de bouteille et d'un type d'étiquette pour la vente de ses produits viticoles dénommés "Chasseureuil" Cabernet-Sauvignon - vin de pays d'OC et Chasseureuil - Cinsault Rosé, Condamne la SA Castel Frères à payer à la SA Les grands chais de France une indemnité de 300 000 F (trois cent mille francs) en réparation de l'atteinte portée par voie de contrefaçon à la marque complexe n° 1 554 123 JP Chenet, Condamne la SA Castel Frères à payer à la SA Les grands chais de France une indemnité de 500 000 F (cinq cent mille francs), en réparation du dommage économique causé par les actes de concurrence déloyale et de concurrence parasitaire depuis juin 1996, Ordonne en outre à la SA Castel Frères 1°) de cesser d'utiliser les conditionnements (bouteilles de vin rouge et rosé) et les étiquettes de commercialisation de ses produits Chasseureuil Cabernet-Sauvignon vin de pays d'oc et Chasseureuil Cinsault Rosé, sous peine d'une astreinte de 10 000 F par infraction constatée, passé un délai de 15 jours à compter de la signification du présent arrêt, 2°) de retirer de la vente lesdits conditionnements et lesdites étiquettes, sous peine d'une astreinte de 10 000 F par infraction constatée, passé le délai ci-dessus énoncé, 3°) de procéder à la destruction, à ses frais, des conditionnements, étiquettes, ainsi que des documents commerciaux et publicitaires représentant ces conditionnements et étiquettes existant ou retournés dans son stock, en présence d'un huissier dûment mandaté par la SA Les grands chais de France, sous astreinte de 20 000 F par jour de retard passé un délai de trois mois à compter de la signification du présent arrêt, Ordonne, à titre de dommages et intérêts complémentaires tant du chef de la contrefaçon que du chef de la concurrence déloyale, la publication du dispositif du présent arrêt dans cinq journaux au choix de la SA Les grands chais de France et aux frais de la SA Castel Frères, dans la limite de 15 000 F HT, par insertion, Condamne la SA Castel Frères aux dépens de première instance et d'appel, Condamne la SA Castel Frères à payer à la SA Les grands chais de France, en application de l'article 700 du Code de procédure civile, la somme de 30 000 F, et la déboute de sa pareille demande, Autorise, conformément aux dispositions de l'article 699 du Code de procédure civile, la SCP Labory-Moussie & Andouard, avoués, à recouvrer directement contre la partie condamnée ceux des dépens dont elle a fait l'avance sans avoir reçu provision.