CJCE, 10 juillet 1980, n° 152-78
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Communautés européennes
Défendeur :
République française
LA COUR,
1. Par requête du 6 juillet 1978, la Commission a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CEE, un recours visant à faire constater que la République française, en réglementant de façon discriminatoire la publicité des boissons alcooliques et en maintenant ainsi des obstacles à la liberté des échanges intracommunautaires, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE.
2. Le recours visé plus particulièrement les articles L. 17 et L. 18 du Code des débits de boissons et des mesures contre l'alcoolisme (appelé ci-après le Code), qui ont pour objet de réglementer la publicité des boissons alcooliques. La Commission fait valoir que ce régime aurait été aménagé de telle manière que la publicité en faveur de certains produits alcooliques importés serait prohibée ou soumise à des limitations, alors qu'elle serait entièrement libre pour les produits nationaux concurrents. Cet effet de discrimination serait la conséquence de la répartition en catégories des boissons alcooliques par l'article L. 1 du Code et de l'application différenciée, à ces catégories, des dispositions citées, relatives à la réglementation de la publicité. Ces restrictions à la commercialisation des produits en cause, originaires d'autres Etats membres, seraient à qualifier de mesures d'effet équivalant à des restrictions quantitatives et elles seraient, comme telles, prohibées par l'article 30 du traité CEE.
3. L'article L. 1 du Code répartit les boissons, en vue de la réglementation de leur fabrication, de leur mise en vente et de leur consommation en cinq groupes, le premier de ces groupes englobant les boissons non alcooliques, les autres groupes les boissons alcooliques. Ces derniers groupes sont définis en ces termes par l'article L. 1:
2° boissons fermentées non distillées, à savoir: le vin, la bière, le cidre, le poiré, l'hydromel, auxquelles sont joints les vins doux naturels bénéficiant du régime fiscal des vins, ainsi que les crèmes de cassis et les jus de fruits ou de légumes fermentés comportant de 1 à 3 degrés d'alcool;
3° vins doux naturels autres que ceux appartenant au groupe 2, vins de liqueur, apéritifs à base de vin et liqueurs de fraises, framboises, cassis ou cerises, ne titrant pas plus de 18 degrés d'alcool pur;
4° les rhums, les tafias, les alcools provenant de la distillation des vins, cidres, poirés ou fruits, et ne supportant aucune addition d'essence, ainsi que les liqueurs édulcorées au moyen de sucre, de glucose ou de miel à raison de 400 grammes minimum par litre pour les liqueurs anisées et de 200 grammes minimums par litre pour les autres liqueurs et ne contenant pas plus d'un demi-gramme d'essence par litre;
5° toutes les autres boissons alcooliques;
4. Quant au régime de la publicité, il résulte de l'article L. 17 du Code qu'il est interdit d'effectuer une publicité, sous quelque forme qu'elle se présente, en faveur des boissons du cinquième groupe. Compte tenu du système de l'article L. 1 sont dès lors interdits de publicité tous les produits alcooliques qui ne sont pas expressément mentionnés comme faisant partie des groupes 2, 3 ou 4.
5. Aux termes de l'article L. 18, la publicité relative aux boissons du groupe 3 est libre lorsqu'elle indique exclusivement la dénomination et la composition du produit, le nom et l'adresse du fabricant, des agents et dépositaires. Le conditionnement de ces boissons ne peut être reproduit que s'il ne comporte pas d'autres indications que celles qui viennent d'être mentionnées. Il résulte de l'article L. 1 que cette réglementation restrictive de la publicité concerne les vins doux naturels autres que ceux qui sont classés au groupe 2, les vins de liqueur, les apéritifs à base de vin et liqueurs de fraises, framboises, cassis ou cerises, ne titrant pas plus de 18 degrés d'alcool pur.
6. En l'absence de toute restriction, la publicité est libre pour les boissons alcooliques des groupes 2 et 4, c'est-à-dire, d'une part, pour le vin, la bière, le cidre, les vins doux naturels bénéficiant du régime fiscal des vins, ainsi que pour les crèmes de cassis et les jus de fruits fermentés et, d'autre part, pour les rhums, les tafias, les alcools provenant de la distillation des vins, cidres, poirés ou fruits, ainsi que pour les liqueurs édulcorées.
7. La Commission estime que la classification de l'article L. 1, combinée avec les articles L. 17 et L. 18, conduit à défavoriser, en matière de publicité, plusieurs produits importés par rapport aux produits nationaux concurrents.
8. Elle relève, en particulier, qu'en vertu de ce système les vins doux naturels bénéficiant du régime fiscal des vins - avantage auquel sont admis les seuls vins doux nationaux - jouissent également de l'avantage d'une publicité entièrement libre, alors que les vins doux naturels et vins de liqueur importes sont soumis à un régime de publicité restreinte.
9. Elle fait valoir encore que les rhums et les alcools provenant de la distillation des vins, cidres, poirés ou fruits, ainsi que les liqueurs édulcorées jouissent d'une liberté entière en ce qui concerne la publicité, alors que de nombreux produits concurrents, parmi eux notamment les alcools de grain, comme le whisky et le genièvre, dont la presque totalité est importée, sont frappés d'une interdiction de publicité.
10. Le Gouvernement français fait valoir pour sa défense deux ordres d'arguments: d'une part, la réglementation de la publicité ne serait, dans son ensemble, pas plus favorable pour les produits français que pour les produits importés et n'enfreindrait donc pas l'article 30 du traité; d'autre part, ce régime aurait pour finalité la préservation de la santé publique et la lutte contre l'alcoolisme et relèverait dès lors de l'article 36 du traité.
Sur l'application de l'article 30 du traité
11. Il y lieu de faire remarquer, à titre préliminaire, qu'il n'est pas contesté entre parties qu'une limitation apportée aux possibilités de publicité pour certains produits peut constituer une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative au sens de l'article 30 du traité. Une telle limitation, bien qu'elle ne conditionne pas directement les importations, est cependant de nature à restreindre le volume de celles-ci par le fait qu'elle affecte les possibilités de commercialisation pour les produits importés. La question qui se trouve en discussion consiste dès lors à savoir si les interdictions et restrictions de publicité établies par la législation française défavorisent l'importation de produits alcooliques d'autres Etats membres.
12. A cet égard, le Gouvernement français fait valoir que les prohibitions et restrictions de publicité critiquées par la Commission touchent également d'importantes catégories de boissons françaises. Ainsi, les alcools anisés, dont la consommation serait particulièrement importante en France, seraient entièrement interdits de publicité, à l'égal des autres boissons tombant dans la cinquième catégorie. Quant aux limitations de publicité imposées aux boissons de la troisième catégorie, le Gouvernement français soutient que de nombreux apéritifs à base de vin, même s'ils portent des marques d'apparence étrangère, sont en fait des produits français. On ne saurait donc parler ici de discrimination, alors que les catégories prévues par le Code s'appliquent de manière objective selon les propriétés des divers produits et que les prohibitions et restrictions de publicité concernent un nombre appréciable de produits français à l'égal des produits importés.
13. Cette défense du Gouvernement français ne saurait être retenue. En effet, s'il est vrai que le système institué par le Code a pour effet de soumettre à des prohibitions ou restrictions de publicité un certain nombre de produits nationaux, et parmi eux des produits de grande consommation, il n'en reste pas moins qu'il comporte en même temps d'incontestables traits discriminatoires. En particulier, il convient de relever le fait qu'à la faveur de leur assimilation fiscale aux vins, les vins doux naturels français jouissent d'un régime de libre publicité, alors que les vins doux naturels et les vins de liqueur importés sont soumis à un régime de publicité restreinte. De même, alors que des alcools distillés typiques de la production nationale, à savoir les rhums et les alcools provenant de la distillation des vins, cidres ou fruits, jouissent d'une entière liberté en matière de publicité, celle-ci est interdite pour des produits similaires, qui sont essentiellement des produits d'importation, notamment les alcools de grain comme le whisky et le genièvre. En ce qui concerne les rapports de similitude et de concurrence entre les produits mentionnés, il suffit de renvoyer à l'arrêt que la Cour a rendu entre les mêmes parties le 27 février 1980, dans l'affaire 168-78, relative au régime fiscal des eaux-de-vie.
14. Il apparaît de ce qui précède que, même en admettant qu'un nombre appréciable de produits nationaux tombent sous les prohibitions et les restrictions de publicité prévues par les articles L. 17 et L. 18 du Code, il n'en reste pas moins que les classifications qui déterminent l'application de ces dispositions défavorisent les produits importés d'autres Etats membres par rapport aux produits nationaux et constituent dès lors une mesure d'effet équivalant à une restriction quantitative interdite par l'article 30 du traité.
Sur l'application de l'article 36 du traité
15. En second lieu, le Gouvernement français attire l'attention sur le rôle que jouent les interdictions et restrictions de publicité dans la lutte contre l'alcoolisme et dans la défense de la santé publique. Le Gouvernement français est d'avis qu'à ce titre la législation contestée est couverte par l'article 36 du traité CEE, aux termes duquel les dispositions relatives à la libre circulation des marchandises ne font pas obstacle aux interdictions ou restrictions d'importation justifiées par des raisons de protection de la santé et de la vie des personnes. Le Gouvernement français explique à ce sujet que la législation contestée par la Commission serait basée sur la distinction entre les boissons consommées habituellement à des fins apéritives et les boissons consommées à des fins digestives, étant entendu que ce sont surtout les premières, du fait qu'elles sont prises à jeun, qui constituent un danger pour la santé publique. Or, le système du Code serait aménagé de telle manière que les prohibitions et restrictions de publicité s'appliqueraient en premier lieu à la catégorie des boissons apéritives, telles que les apéritifs à base de vin enrichi, les pastis et le whisky. Quant aux alcools distillés de la quatrième catégorie, dont la publicité est libre, il s'agirait d'alcools consommés en tant que digestifs et, comme tels, moins nocifs pour la santé.
16. Une observation préliminaire s'impose en ce qui concerne la distinction entre boissons apéritives et digestives, ainsi que la Cour a eu l'occasion de le faire remarquer dans l'arrêt du 27 février 1980, déjà cité, cette distinction ne constitue pas un critère utile en vue d'apprécier les rapports de concurrence entre les différentes catégories de boissons alcoolisées. Ces observations, formulées dans le cadre d'un litige relatif au régime fiscal des boissons en question, s'appliquent, par identité de motifs, à l'appréciation des entraves de caractère commercial, visées par les articles 30 et 36 du traité.
17. Par contre, l'existence du lien établi par le Gouvernement français entre la réglementation de la publicité des boissons alcoolisées et la lutte contre l'alcoolisme doit être reconnue. Il n'est, en effet, pas contestable que la publicité constitue une incitation à la consommation et que la réglementation litigieuse n'est dès lors pas indifférente du point de vue des besoins de la santé publique, reconnus par l'article 36 du traité. Il y a lieu cependant de faire remarquer qu'il est expressément spécifié, dans le même article, que les interdictions ou restrictions de ce genre ne doivent constituer ni un moyen de discrimination arbitraire, ni une restriction déguisée dans le commerce entre les Etats membres.
18. Or, on ne saurait contester le fait que plusieurs boissons alcoolisées dont la publicité est libre selon la législation française ont, du point de vue de la santé publique, les mêmes effets nocifs, en cas de consommation excessive, que des produits similaires importés qui, en tant que tels, sont soumis à des interdictions ou restrictions de publicité. S'il est vrai que des motivations relatives à la sauvegarde de la santé publique ne sont pas absentes de la législation critiquée, il n'en reste pas moins que celle-ci a pour effet de reporter surtout sur les produits importés l'effort visant à enrayer une consommation excessive d'alcool. Il apparaît donc que la législation contestée, bien qu'elle soit, dans son principe, justifiée par des préoccupations inhérentes à la sauvegarde de la santé publique, n'en constitue pas moins une discrimination arbitraire dans le commerce entre les Etats membres, dans la mesure où elle admet la publicité en faveur de certains produits nationaux alors que la publicité pour des produits présentant des caractéristiques comparables, mais originaires d'autres Etat membres, se trouve restreinte ou entièrement interdite. Une législation restrictive de la publicité des boissons alcoolisées n'est conforme aux exigences de l'article 36 que si elle s'applique de manière identique à toutes les boissons concernées, quelle que soit leur origine.
19. Cette défense du Gouvernement de la République française doit dès lors être également écartée.
20. Il en résulte que le manquement de la République française doit être constaté en raison du fait que la réglementation de la publicité des boissons alcoolisées prévue par les articles L. 17 et L. 18 du Code français des débits de boissons, combinés avec l'article L. 1 du même Code, est contraire à l'article 30 du traité CEE en ce qu'elle comporte une restriction indirecte à l'importation de produits alcooliques originaires d'autres Etats membres, dans la mesure où la commercialisation de ces produits est soumise à des dispositions plus rigoureuses, en droit ou en fait, que celles qui s'appliquent aux produits nationaux ou concurrents.
Sur les dépens:
21. Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens. La partie défenderesse ayant succombé en ses moyens, il y a lieu de la condamner aux dépens.
Par ces motifs:
LA COUR,
Déclare et arrête:
1°) La République française, en réglementant d'une manière discriminatoire la publicité des boissons alcooliques et en maintenant ainsi des obstacles à la liberté des échanges intracommunautaires, a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 30 du traité CEE;
2°) La République française est condamnée aux dépens.