Conseil Conc., 6 février 2004, n° 04-D-01
CONSEIL DE LA CONCURRENCE
Décision
Pratiques concernant un marché de travaux souterrains gaz et électricité organisés par EDF-GDF en Seine-et-Marne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Vice-président: M. Jenny; Membres: Mmes Behar-Touchais, Renard-Payen, MM. Gauron, Robin.
Le Conseil de la concurrence (section II),
Vu la lettre du 13 septembre 2001, enregistrée sous le numéro F 1344, par laquelle le ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques dans le secteur des marchés de travaux souterrains gaz et électricité organisés par EDF-GDF; Vu le livre IV du Code de commerce relatif à la liberté des prix et de la concurrence, le décret n° 86-1309 du 29 décembre 1986 modifié et le décret n° 2002-689 du 30 avril 2002 fixant les conditions d'application du livre IV du Code de commerce; Vu les observations présentées par le commissaire du Gouvernement et par les sociétés Bornhauser Molinari Melun (BMM), Sobeca, Travaux publics entreprises électriques (STPEE), Suburbaine de canalisation et de grands travaux, Terrassements et canalisations (TERCA) et Travaux publics Seine et Marnais (TPSM); Vu les autres pièces du dossier; La rapporteure, le rapporteur général, le commissaire du Gouvernement et les représentants de sociétés Bornhauser Molinari Melun (BMM), Sobeca, Suburbaine de canalisation et de grands travaux, Terrassements et canalisations (TERCA) et Travaux publics Seine et Marnais (TPSM) entendus lors de la séance du 9 décembre 2003, les sociétés Réseaux publics et services (RPS) et Travaux publics entreprises électriques (STPEE) ayant été régulièrement convoquées; Le chef du pôle travaux de la plate-forme Achats de Nanterre - EDF-GDF Services et un responsable du service juridique EDF entendus, conformément aux dispositions de l'article L. 463-7 du Code de commerce; Adopte la décision suivante:
I. - Constatations:
A. - LE SECTEUR:
1. Certains travaux sont nécessaires aux installations souterraines de transport d'énergie pour le gaz et l'électricité. Les marchés sont essentiellement passés par les services d'EDF-GDF, dont la plate-forme EGS de Nanterre, pôle travaux, est seule responsable de la consultation et de la sélection des entreprises en Ile-de-France. Elle est subdivisée en quinze centres géographiques qui assurent la définition des appels d'offres et le suivi des travaux.
2. Pour les travaux de réseaux souterrains, les services d'EDF-GDF passent deux catégories de marchés, les marchés groupés et les affaires individuelles. Les affaires individuelles concernent des travaux ponctuels plus importants que ceux visés dans les marchés à commandes. Ces travaux spécifiques font l'objet d'appel d'offres restreintes. Les entreprises remettent un prix de soumission forfaitaire sur la base d'un descriptif des travaux à réaliser.
3. Les entreprises qui participent à des travaux de canalisations souterrains de gaz et d'électricité en région parisienne sont principalement implantées dans cette région. Le secteur est peu concentré (une trentaine d'entreprises en Ile-de-France), la nature des travaux favorisant une implantation de proximité. Certaines entreprises sont de petite taille et sont spécialisées dans la pose de canalisations ou de câbles, principalement pour EDF-GDF. D'autres font partie de grands groupes nationaux.
B. - LE MARCHÉ EN CAUSE:
4. Le 18 mai 1999, la plate-forme EGS de Nanterre a procédé à l'ouverture de la consultation du marché n° PA-AI-99-052, affaire individuelle ayant pour objet l'alimentation HTA du poste client Sovirel et la création du départ Leroy depuis le poste source de Fay-Les-Nemours en Seine-et-Marne.
5. Le marché portait sur la réalisation d'environ 1 800 mètres de tranchées ainsi que sur la pose d'environ 8 000 mètres de câbles de trois types différents. La maîtrise d'ouvre était assurée par un agent d'EDF-GDF Services de Seine-et-Marne.
6. La date de la remise des offres était fixée au 8 juin 1999. L'ouverture des plis a eu lieu le 10 juin 1999. Sept entreprises ont été consultées mais six seulement ont présenté des offres, l'entreprise TERCA ne donnant pas suite à la consultation. Les offres ont été les suivantes:
EMPLACEMENT TABLEAU
7. Le marché a été attribué à l'entreprise Bornhauser Molinari Melun, moins disante.
C. - LES ENTREPRISES CONCERNÉES:
8. Bornhauser Molinari Melun (BMM) est une société en nom collectif appartenant au groupe Eiffage.
9. Réseaux publics et services (RPS) est une société anonyme placée en redressement judiciaire depuis le 22 mars 1999.
10. SOBECA est une société anonyme dans laquelle la société FIRALP détient une participation de 51 %.
11. La société anonyme à capital variable Société Travaux publics entreprises électriques (STPEE) est une coopérative de production.
12. Suburbaine de canalisation et de grands travaux est une société anonyme détenue conjointement par les sociétés COLAS et SPAC, du groupe Bouygues.
13. Terrassements et canalisations (TERCA) est une société anonyme détenue majoritairement par des capitaux familiaux.
14. Travaux Publics Seine-et-Marnais (TPSM) est une société anonyme détenue à plus de 50 % par la société BIR.
D. - LES PRATIQUES RELEVÉES:
15. Un document manuscrit non daté, saisi le 3 octobre 2000, lors de l'enquête administrative, dans le bureau d'un conducteur de travaux de l'entreprise Bornhauser Molinari Melun (BMM), à Dannemarie-Les-Lys, comporte une liste d'entreprises avec, en regard, des montants croissants et, pour certains d'entre eux, l'indication "vu":
EMPLACEMENT TABLEAU
16. Il n'est pas contesté que le document soit de la main du directeur de la société Bornhauser et qu'il concerne le marché PA-AI-99-052 dont cette société a été l'attributaire.
17. Seuls les montants, apposés sur ce document aux côtés du nom des sociétés BMM et STPEE, sont identiques à ceux figurant sur le procès-verbal d'ouverture des plis, les autres présentant des différences. De ce fait, l'ordre de présentation des entreprises, du moins disant au plus disant, est également modifié, l'entreprise TSPM précédant l'entreprise Sobeca dans le document saisi, au contraire du résultat de l'appel d'offres. De plus, un chiffre est mentionné pour TERCA alors que cette société, sollicitée lors de la consultation, n'a pas répondu.
18. Le conducteur de travaux, dans le bureau duquel ce document a été trouvé, a indiqué que son directeur le lui avait donné pour lui dire que leur entreprise avait l'affaire. Selon ces deux personnes, les données mentionnées ont été communiquées par les services d'EDF-GDF, après l'ouverture des plis. L'indication "enveloppe" vise le chiffrage d'objectif d'EDF-GDF sur cette affaire et la mention "vu" a été apposée sur le document lorsque le correspondant EDF-GDF a reconfirmé ses indications. Pour l'entreprise Bornhauser, les différences entre les montants, figurant sur ce document en face des noms des entreprises TPSM, SOBECA, Sub et RPS, et les offres réellement déposées par ces entreprises, ainsi que le fait qu'un montant figure en face du nom de l'entreprise TERCA, alors que cette dernière n'a pas déposé d'offre, pourraient s'expliquer par une confusion de l'interlocuteur d'EGS, resté non identifié à l'issue de l'instruction, entre les nombreux marchés lancés à la même époque.
19. Selon les indications fournies par les services d'EDF-GDF, le Code de déontologie de l'entreprise prohibe la communication d'informations sur le résultat de l'appel d'offres avant que le marché ne soit notifié. Le chef du pôle travaux de la plate-forme EDF-GDF Services de Nanterre a déclaré en séance que la communication du montant des offres constituerait une faute professionnelle mais qu'un "dérapage" individuel ne pouvait jamais être totalement exclu. Il s'est par ailleurs interrogé sur l'intérêt qu'aurait eu l'entreprise Bornhauser à obtenir l'information détaillée après l'ouverture des plis, les chantiers étant à chaque fois différents, notamment en termes de contraintes techniques.
E. - LES GRIEFS NOTIFIÉS:
20. Sur la base de ces constatations, il a été notifié aux sociétés Bornhauser Molinari Melun, TPSM, SOBECA, TERCA, STPEE, Suburbaine de canalisation et de grands travaux et RPS le grief d'avoir échangé des informations antérieurement à la date à laquelle le résultat de l'appel d'offres du marché poste client SOVIREL / départ LEROY a été connu ou pouvait l'être, pratique ayant eu pour objet et pour effet de fausser la fixation des prix par le jeu du marché et de tromper le maître d'ouvrage sur la réalité et l'intensité réelle de la concurrence.
II. - Discussion:
A. - SUR LA PROCÉDURE:
1. Sur le défaut de signature et de datation de la notification de griefs et du rapport
21. La société TPSM indique que la notification de griefs et le rapport sont des actes émanant d'une autorité administrative. Elle fait valoir que tout acte administratif doit, selon la loi, être daté et signé par son auteur et que ces éléments sont des formalités substantielles qui permettent de vérifier la compétence de l'auteur de l'acte et l'authenticité du contenu. Elle évoque l'article 4 de la loi du 12 avril 2000, relative aux droits des citoyens dans leurs relations avec l'administration, qui impose que toute décision soit signée par son auteur, ainsi que des décisions de la Cour de justice des Communautés européennes relatives à l'authentification des actes de la Commission européenne qui lui paraissent devoir être transposées aux actes de procédure accomplis par les autorités nationales de concurrence. Il en résulterait l'irrégularité et partant la nullité de la notification de griefs et du rapport.
22. Cependant, la Cour de cassation, dans son arrêt du 28 janvier 2003, a considéré que le moyen tiré du défaut de signature de la notification de griefs et du rapport doit être écarté dès lors qu'il n'existe, comme c'est le cas en l'espèce, aucune ambiguïté sur l'auteur de la notification de ces actes dont le nom est expressément indiqué en page de couverture et que l'on a pu ainsi assurer de l'identité de l'auteur des actes de procédure. En outre, les autorités administratives indépendantes constituent une catégorie juridique distincte qui n'est pas soumise à la loi du 12 avril 2000, comme le précisent, notamment, les travaux préparatoires de la loi. Enfin, ni la notification de griefs ni le rapport ne constituent des décisions administratives.
2. Sur l'absence de notification "aux ministres intéressés"
23. La société TPSM estime que les éventuelles observations des ministres intéressés, à qui les griefs retenus doivent être notifiés, peuvent modifier l'appréhension des faits de l'espèce par le Conseil de la concurrence. Cette procédure a pour objet d'enrichir le débat en éclairant le Conseil sur le contexte économique, social et professionnel de l'affaire dont il est saisi. Les parties peuvent trouver intérêt, dans l'organisation de leur défense, à ce qu'intervienne leur "administration de tutelle" supposée sensible à d'autres considérations que le seul maintien de la libre concurrence. L'absence de notification des griefs "aux ministres intéressés", en l'espèce, le ministre de l'Equipement et/ou de l'Economie, entacherait la procédure d'irrégularité car il s'agirait d'une violation caractérisée des droits de la défense.
24. L'interprétation qu'il convient de donner à la qualité de "ministre intéressé" au sens de l'article L. 463-2 du Code de commerce a été discutée à plusieurs reprises et la jurisprudence (arrêts CA Paris du 21 novembre 2001 et du 3 mai 1990, Cour de cassation 30 mai 1995) s'est prononcée pour une appréhension stricte de cette notion. De façon constante, le département ministériel intéressé s'entend de celui qui est chargé d'appliquer un texte dont dépend la solution du litige. Tel n'est, en l'espèce, le cas ni du ministre de l'Equipement ni du ministre de l'Economie.
3. Sur le caractère prétendument incomplet allégué des documents accompagnant le rapport
25. La société Suburbaine de canalisation et de grands travaux fait valoir que le document manuscrit saisi le 3 octobre 2000 et les procès-verbaux de déclaration du conducteur de travaux et du directeur de la société Bornhauser Molinari Melun n'ont pas été joints au rapport, alors que les éléments qu'ils contiennent ont servi à la démonstration du grief notifié par le rapporteur. Elle demande qu'il en soit tiré toutes conséquences quant à la régularité de la procédure.
26. Le document saisi est reproduit en photocopie dans le rapport d'enquête annexé à la notification des griefs. Les déclarations recueillies y sont également retranscrites. Ces pièces ont été évoquées de façon détaillée dans la notification des griefs et, d'ailleurs discutées par la société Suburbaine de canalisation et de grands travaux dans son mémoire en réponse. Cette partie n'allègue au demeurant pas que la situation qu'elle dénonce ait porté atteinte à ses droits en l'empêchant de présenter sa défense. Le dossier a été ouvert à la consultation des parties et des pièces ont pu être discutées contradictoirement. La violation alléguée des prescriptions de l'alinéa 2 de l'article L. 463-2 du Code de commerce n'est donc pas caractérisée.
B. - SUR LES PRATIQUES RELEVÉES:
27. Les entreprises, consultées lors de la procédure de mise en concurrence, contestent s'être concertées préalablement à la remise des offres. SOBECA, Suburbaine de canalisation et de grands travaux, STPEE, TERCA et TPSM indiquent, notamment, ignorer tout du document saisi, à l'élaboration duquel elles se disent étrangères. L'entreprise Bornhauser Molinari Melun soutient que les données mentionnées sur ce document, rédigé par son directeur, lui ont été communiquées par un agent d'EDF-GDF postérieurement à l'ouverture des plis.
28. Le document manuscrit, saisi le 3 octobre 2000 dans les locaux de l'entreprise attributaire du marché, ne comporte pas de date permettant de le situer avec certitude dans la chronologie des faits relatifs à l'appel d'offres. Il y a, de plus, lieu de constater que la fourchette indiquée sur ce document pour "l'enveloppe" du marché correspond au montant arrêté par les services d'EDF-GDF, comme l'a affirmé en séance le chef du pôle travaux de la plate-forme EGS de Nanterre et n'a donc pu être communiquée que par les services EDF-GDF, en principe, détenteurs exclusifs de cette information. Dans ces conditions, le fait que les indications portées sur ce document présentent des différences avec le résultat de l'appel d'offres ne peut à lui seul constituer la preuve que ces informations proviennent d'un échange entre les entreprises concernées, préalable au dépôt des offres.
29. Il ressort de ce qui précède qu'il n'est pas établi que les sociétés Bornhauser Molinari Melun, RPS, Sobeca, STPEE, Suburbaine de canalisation et de grands travaux, TERCA et TPSM aient enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.
DÉCISION
Article unique: Il n'est pas établi que les sociétés Bornhauser Molinari Melun, Réseaux publics et services (RPS), Sobeca, Travaux publics entreprises électriques (STPEE), Suburbaine de canalisation et de grands travaux, TERCA et Travaux publics Seine et Marnais (TPSM), ont participé à la mise en œuvre d'une pratique prohibée par les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce.