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Décisions

CA Paris, 25e ch. B, 5 mai 2000, n° 1994-18815

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Piquée (Epoux), Exploitation de la station-service Self Hayange (SARL)

Défendeur :

Esso (SA)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Jacomet

Conseillers :

Mmes Collot, Radenne

Avoués :

Me Ribaut, SCP Taze-Bernard-Belfayol-Broquet

Avocats :

Mes Jourdan, Damerval.

T. com. Paris, 11e ch., du 20 juin 1994

20 juin 1994

Sur l'appel déclaré, le 25 juillet 1994 d'un jugement rendu, le 20 juin 1994, la Cour d'appel de Paris a:

- réformé le jugement en toutes ses dispositions,

- débouté la société Hayange, les époux Piquée, de leurs demandes en nullité des contrats de mandat et de gérance,

- débouté la société Hayange et les époux Piquée de leur demande d'indemnisation fondée sur les dispositions de l'article 1134 du Code civil,

- ordonné une expertise et désigné pour y procéder Mme Sainte-Marie avec pour mission de:

- déterminer les pertes d'exploitation supportées par la société Hayange dans l'exercice de son activité de mandataire pendant la durée des contrats conclus les 29 et 30/09/1981 et 25/09/1985, en y incluant notamment les charges salariales normales et sans retenir les apports éventuellement faits par les gérants à la société, enfin en précisant si les pertes dégagées sont imputables à l'imprudence du mandataire,

- donner son avis sur le montant de la créance de la société Esso,

- réservé les dépens

L'expert judiciaire a déposé son rapport le 11/05/1999.

Dans le dernier état des écritures, la cour est désormais saisie des demandes suivantes:

pour la SARL Exploitation de la station-service Self Hayange et les époux Piquée, appelants au principal, intimés incidemment:

- constater que Mme Sainte-Marie n'a pas répondu à la mission qui lui était donnée par l'arrêt du 27 juin 1997 d'inclure notamment dans les comptes de résultats les charges salariales normales pour déterminer les pertes nées de l'exécution ou à l'occasion du mandat,

- constater que cette dernière n'a fait aucune recherche pour déterminer le montant des pertes carburants supportées par la société Self Hayange et dont Esso doit le remboursement par application de l'article 2000 du Code civil,

- dire et juger que les charges salariales normales ont été dégagées par le précédent expert M. Vulliez par comparaison avec la masse salariale réellement supportée par la société SADAG, successeur de la société Self Hayange dans l'exploitation du point de vente litigieux,

En conséquence et eu égard au différentiel de rémunération constaté par ledit expert,

- condamner la société Esso à payer à ce titre la somme de 637 998 F,

- dire et juger que cette somme portera intérêts, au besoin à titre de supplément de dommages-intérêts, à compter du 01/01/1986 (terme moyen) au taux légal et jusqu'à parfait paiement par la société Esso,

- ordonner à la société Esso de fournir à la cour le différentiel carburants (différence entre les quantités effectivement vendues par volucompteurs et les quantités prétendument livrées à la station-service),

- dire et juger que la société Esso devra prendre en charge le montant intégral des pertes supportées par la société Self Hayange à ce titre et passées en comptabilité pour la somme de 446 173 F au titre des exercices 1985 à 1989,

- condamner en tant que de besoin la société Esso à payer cette somme sous déduction de sa contribution partielle aux pertes déjà versée (145 252,01 F) soit la somme de: 446 173 F - 145 252,01 F = 300 920,99 F,

- accorder les intérêts sur cette somme à compter de l'introduction de la demande, au besoin à titre de supplément de dommages-intérêts,

- constater que cette somme est supérieure à celle que la société Self Hayange restait devoir à la société Esso à l'expiration des relations contractuelles,

- dire et juger en conséquence que la société Self Hayange s'est trouvée dans l'impossibilité de régler Esso en raison des charges supportées par la SARL et qui incombaient à Esso (différentiel de salaires, pertes de carburants, etc.),

En conséquence, dire et juger que la société Esso ne saurait réclamer les intérêts sur les sommes qui lui sont dues, le défaut de paiement desdites sommes lui étant totalement imputable,

En tant que de besoin, ordonner compensation de cette somme avec tout ou partie des sommes dues par Esso à la société Self Hayange,

- dire et juger qu'il serait parfaitement inéquitable que la société Hayange, qui a dû mener plus de dix années de procédure judiciaire, conserve à sa charge les frais irrépétibles qu'elle a dû engager pour assurer sa défense,

- accorder à ce titre une somme de 325 000 F HT, les sommes réclamées étant directement imputables à la procédure qu'a du mener la société Hayange pour faire valoir ses droits,

- condamner la société Esso en tous les dépens, qui comprendront les honoraires des deux experts.

Pour la SAF Esso, intimée au principal, appelante incidemment:

- débouter la société Self Hayange, M. et Mme Piquée de l'ensemble de leurs demandes,

- dire sa demande recevable et bien fondée et y faisant droit, entérinant également sur ce point le rapport d'expertise de Mme Sainte-Marie,

- condamner la société Self Hayange à lui payer une somme de 214 551,37 F avec intérêts de droit à compter du 4 juin 1996,

- condamner la société Self Hayange, M. et Mme Piquée in solidum à lui payer une somme de 20 000 F à titre de dommages-intérêts pour procédure abusive, une somme de 50 000 F au titre de l'article 700 du NCPC, ainsi qu'aux dépens de première instance et d'appel, lesquels comprendront l'ensemble des frais d'expertise.

La cour, en ce qui concerne les faits, la procédure, les moyens et prétentions des parties, se réfère au jugement, à l'arrêt du 27/06/1997 et aux conclusions échangées devant la cour.

Sur ce

Sur la créance de la SAF Esso au titre du solde de fin de gestion

Considérant que cette créance est fixée à la somme de 214 551,57 F dès lors, d'une part, que cette estimation de l'expert n'est pas critiquée par les parties, d'autre part, que cet expert a justifié cette dernière par une analyse précise et argumentée que la cour reprend à son compte, et, enfin qu'il résulte de cette expertise, ce qui n'est pas contredit devant la cour que la SARL Hayange s'était reconnue débitrice de ce montant;

Considérant, par suite, que la SARL Hayange est condamnée à payer la somme précitée, avec intérêts au taux légal à compter du 04/06/1996, date des conclusions valant mise en demeure par lesquelles cette demande a été formée;

Sur les pertes d'exploitation subies par la SARL Hayange

Considérant que la SARL Hayange et les époux Piquée prétendent que les bénéfices provenant de l'activité de location-gérance ne doivent pas être imputés sur l'activité de mandat, que les pertes d'exploitation comprendraient d'une part, outre les charges comptabilisées le supplément de rémunération pour un montant de 637 993 F des gérants contraints à un surcroît d'activité du fait de l'impossibilité où ils étaient de recruter du personnel complémentaire, d'autre part, la totalité des pertes de carburants inscrites en comptabilité, soit un complément à ce titre de 300 920,95 F;

Considérant qu'avec raison la SARL Hayange et les époux Piquée soutiennent que les bénéfices de l'activité de location-gérance (lubrifiants et activités diverses ) ne doivent pas être imputés sur l'activité de mandat (carburants), dès lors, d'une part, que les parties ont choisi, en toute connaissance de cause de soumettre ces deux types d'activités à des règles juridiques distinctes, d'autre part, qu'un fonds de commerce ne constitue ni un patrimoine, ni une universalité de droit, et enfin, que l'imputation dont s'agit, si elle était réalisée aurait pour conséquence de méconnaître les dispositions de la loi du 20.03.1956 qui stipule en son article 1 que le gérant exploite nonobstant toute clause contraire, à ses risques et périls, le fonds donné totalement ou en partie en location;

Considérant que, au soutien de leur demande de 637 998 F la SARL Hayange et les époux Piquée prétendent que l'insuffisance chronique de la rémunération des gérants ferait obstacle à ce que soit seule retenue leur rémunération comptable, que cette insuffisance chronique leur aurait interdit de recruter le personnel nécessaire pour faire fonctionner la station-service 24 heures sur 24, qu'il résulterait du précédent rapport d'expertise effectué par M. Vulliez qui avait retenu différentes hypothèses que le déficit de rémunération serait de l'ordre de 11, 37 %, qu'en appliquant cette même base avec une déflation de 3 % l'an on obtiendrait une perte de 637 998 F;

Considérant qu'il importe de relever que, durant l'essentiel des opérations d'expertise la SARL Hayange et les époux Piquée ont soutenu, pour s'opposer à la prétention de la SAF Esso qui alléguait un dépassement de la rémunération des époux Piquée par rapport aux accords interprofessionnels (AIP), que seule devait être retenue la rémunération résultant des écritures comptables et que ce n'est que par un dire du 07/04/1999, le rapport étant déposé le mois suivant, qu'ils ont invoqué de manière précise les éléments du rapport d'expertise de M. Vulliez;

Considérant que les éléments issus de ce rapport ne peuvent être utilisés fut-ce à titre de simples renseignements qu'avec la plus grande réserve, dès lors, d'une part, que cette expertise a été ordonnée par les premiers juges sur la base de l'annulation des contrats pour déterminer la rémunération légitime des époux Piquée, d'autre part, que la cour, dans son précédent arrêt, a dit n'y avoir lieu à nullité de ces contrats et que cette expertise était sans objet et ordonné une nouvelle expertise avec une mission différente tendant à déterminer, non la rémunération des époux Piquée mais les pertes d'exploitation ne se rattachant à aucune imprudence de leur part, liées à la seule activité des mandataires qui, par ailleurs avaient perçu les commissions liées au mandat;

Considérant que, vainement, la SARL Hayange et les époux Piquée prétendent que le surcroît d'activité des mandataires pour compenser l'insuffisance chronique de la rémunération des gérants leur interdisant de recruter du personnel supplémentaire s'analyserait en une perte, dès lors, d'une part, que ce surcroît d'activité a précisément permis d'éviter une perte d'exploitation et ne peut, en tout état de cause s'analyser en une perte, d'autre part, qu'il y a lieu de tenir compte pour apprécier la rémunération des mandataires qui avaient choisi d'exercer sous la forme d'une SARL des commissions contractuelles qu'ils percevaient par ailleurs, et enfin que la rémunération des gérants d'une SARL est fonction de l'équilibre financier de cette société et de la décision prise par les organes de cette société à cet égard;

Considérant que la mission confiée par la cour à l'expert judiciaire tendait, non, à vérifier la comptabilité de la SARL et à la régularité des écritures comptables mais à fournir les éléments permettant de déterminer, au vu des documents comptables, l'existence de pertes d'exploitation liées à l'activité de mandat en tenant compte des charges salariales normales, ce qui autorisait l'expert à prendre en considération la rémunération ressortant des écritures comptables dès lors qu'elle paraissait normale;

Considérant, qu'en l'espèce, en dehors de considérations générales ne s'appuyant sur aucun élément précis et vérifiables, il n'a été justifié ni à l'expert ni devant la cour d'éléments dont puisse s'évincer le caractère anormal de la rémunération des gérants pour leur activité de mandataires - la clef de répartition entre les activités de mandat et de locataire gérant n'étant pas discutée devant la cour - et dont il est établi qu'elle était supérieure à celle dont découlant des accords interprofessionnels;

Considérant que par voie de conséquence c'est avec raison que l'expert a retenu la rémunération des époux Piquée, telle qu'elle résultait des écritures comptables pour déterminer l'existence de pertes d'exploitation;

Considérant que, pour critiquer les conclusions de l'expert en ce qu'il a dit que la totalité des pertes de carburants inscrites en comptabilité n'étaient pas justifiées, la SARL Hayange et les époux Piquée soutiennent, en substance, que les pertes de carburants résulteraient de la différence entre les quantités vendues et celles, prétendument livrées, qu'elles feraient partie des pertes du mandat, qu'il appartenait à l'expert de rechercher les éléments relatifs à ces pertes, d'autant que la SAF Esso n'ignorait pas les anomalies du comptage qu'elle avait admises dans d'autres procédures et les inscriptions en comptabilité, lors de l'exécution du contrat tandis que cette société pétrolière aurait accepté le principe de ces pertes en contribuant à leur indemnisation;

Considérant que, pour s'opposer à cette argumentation, la SAF Esso rappelle que les pertes de carburant pourraient avoir différentes causes (phénomène physique, produit resté en cuve lors de la livraison, défaillances techniques des installations, vols), qu'il incombait au mandataire de procéder à des contrôles;

Considérant que, selon l'article 2000 du Code civil, le mandant doit aussi indemniser le mandataire des pertes que celui-ci a essuyées à l'occasion de sa gestion, sans imprudence qui lui soit imputable;

Considérant que les accords interprofessionnels allégués, selon lesquels les sociétés pétrolières se sont engagées contractuellement à contribuer partiellement aux pertes de carburants n'emportent aucune renonciation de la part des mandataires exploitant des stations-services au bénéfice des dispositions précitées;

Considérant que la SAF Esso n'a caractérisé ni allégué aucune imprudence, laquelle ne saurait, en tout état de cause résulter de considérations générales quant aux différentes causes pouvant expliquer les pertes de carburant, étant au demeurant précisé que l'évaporation et la contraction des hydrocarbures est un phénomène technique avéré et qu'il ne résulte d'aucun élément que le mandataire avait les éléments d'information lui permettant de connaître la température, lorsque celui-ci lui avait été livré même de façon approchée, que la loyauté contractuelle imposait à la société Esso de lui fournir, eu égard à la connaissance qui était la sienne de ce phénomène, et du risque encouru par ce mandataire que seule la détention de ces informations lui permettait de mesurer de manière précise;

Considérant, enfin, que dès lors que les pertes de carburants étaient inscrites en comptabilité et que la SAF Esso a pour diverses années accepté de contribuer à l'indemnisation, cette société ne pouvait méconnaître l'ampleur des pertes de carburants;

Considérant que par voie de conséquence, l'argumentation des parties tirée de procédures dont la cour n'est pas saisie étant, en tout état de cause dénuée d'intérêt, que la totalité des pertes de carburants, telles qu'elles résultent des écritures comptables doit être supportée par la SAF Esso;

Considérant au vu de ce qui précède et des indications de l'expert dans son rapport (pages 34 à 44) que les bénéfices et pertes d'exploitations pour chacun des exercices considérés s'établit comme suit:

exercice 1982-1983 bénéfice 182 700 F

exercice 1983-1984 bénéfice 152 211 F

exercice 1984-1985 bénéfice 109 568 F

exercice 1985-1986 bénéfice 15 581 F

exercice 1986-1987 bénéfice 17 857 F

exercice 1987-1988 perte 26 618 F

exercice 1988-1989 bénéfice 3 863 F

Considérant en conclusion que la SARL Hayange et les époux Piquée n'ont justifié d'aucune perte d'exploitation au sens de l'article 2000 du Code civil pour leur activité de mandataire;

Considérant que la SAF Esso ne peut qu'être déboutée de sa demande de dommages et intérêts pour procédure abusive, dès lors, d'une part, que la SARL Hayange et les époux Piquée qui ont pu se méprendre de bonne foi sur leurs droits n'ont fait qu'exercer les recours mis à leur disposition, d'autre part, que la SAF Esso n'a justifié d'aucun préjudice distinct du simple retard à recevoir le paiement, déjà pris en compte par les intérêts alloués;

Considérant que les conditions d'application de l'article 700 du NCPC ne sont pas réunies;

Considérant que, la SARL Hayange et les époux Piquée qui succombent en définitive sont condamnés aux dépens, dont il est fait masse, de première instance et d'appel, en ce compris les frais d'expertise tant de M Vulliez que de Mme Sainte-Marie;

Par ces motifs, LA COUR, Statuant au vu du précédent arrêt du 27/06/1997, Condamne la SARL Exploitation de la station-service Self Hayange à payer la somme de 214 551, 37 F TTC avec intérêt au taux légal à compter du 4 juin 1996 à la SAF Esso, Déboute la SARL Hayange et les époux Piquée de leur demandes au titre des pertes du mandat, Rejette le surplus des demandes, Condamne la SARL Exploitation de la station-service Self Hayange aux dépens dont il est fait masse, de première instance et d'appel, en ce compris les frais d'expertise de M Vulliez et de Mme Sainte Marie, Admet la SCP d'avoués Taze Bernard et Belfayol Broquet au bénéfice de l'article 699 du NCPC.