Cass. com., 4 février 2004, n° 00-21.319
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Total raffinage distribution (SA), Fina France (SA)
Défendeur :
Chagnon (Epoux), Bellegueille (Epoux)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Tricot
Rapporteur :
Mme Tric
Avocat général :
M. Lafortune
Conseiller :
M. Métivet
Avocats :
Mes Blondel, Foussard
LA COUR : - Statuant tant sur le pourvoi principal formé par la société Fina France que sur le pourvoi incident relevé par les époux Chagnon; - Attendu, selon l'arrêt déféré (Paris, 29 septembre 2000), que la société Fina France, aux droits de laquelle se trouve la société Total raffinage distribution (société Total), a consenti aux époux Chagnon la location-gérance d'un fonds de commerce de station-service, situé à Carcassonne et qu'elle leur a consenti un crédit fournisseur de 220 000 francs correspondant à la fourniture de produits pétroliers; que les époux Bellegueille se sont portés cautions solidaires des engagements des époux Chagnon ; que la société Fina France a aussi consenti aux époux Chagnon la location-gérance d'un fonds de commerce de station-service situé à Albi et qu'elle leur a consenti un crédit fournisseur de 300 000 francs, avec la caution solidaire des époux Bellegueille pour cette somme ; qu'à l'issue des relations entre les parties, les époux Chagnon restant débiteurs de diverses sommes, la société Fina France les a assignés, ainsi que les cautions, en paiement du solde débiteur;
Sur le premier moyen du pourvoi principal, pris en ses cinq branches : - Attendu que la société Total reproche à l'arrêt d'avoir rejeté sa demande tendant à obtenir la condamnation des époux Chagnon à lui payer une somme de 500 000 francs et, en conséquence celle formée à l'encontre des époux Bellegueille, alors, selon le moyen : 1°) que le juge ne peut fonder sa décision sur des faits qui ne sont pas dans les débats; que pour retenir la responsabilité de la société Fina France, la cour d'appel considère qu'elle n'a pas informé les époux Chagnon sur le fait technique de la dilatation et de la contraction des hydrocarbures et sur ses conséquences financières; qu'en statuant ainsi, en l'état des écritures d'appel des époux Chagnon qui ne faisaient pas le reproche à la société Fina France de ne pas les avoir informés du phénomène précédemment énoncé et de ses conséquences financières, la cour d'appel, qui fonde sa décision sur une situation de fait qui n'est pas dans les débats, méconnaît l'article 7, alinéa 1er, du nouveau Code de procédure civile, ensemble excède ses pouvoirs; 2°) que le juge ne peut fonder sa décision sur un moyen qu'il soulève d'office sans, au préalable, inviter les parties à s'en expliquer; qu'en relevant d'office le moyen tiré de la responsabilité de la société Fina France pour n'avoir pas informé les époux Chagnon du phénomène technique de la dilatation et de la contraction des hydrocarbures et de ses conséquences financières, sans, au préalable, avoir invité les parties à s'expliquer sur ce point, la cour d'appel a violé l'article 16 du nouveau Code de procédure civile ; 3°) que ni l'article L. 330-3 du Code de commerce ni l'article 1er du décret du 4 avril 1991 n'obligent la personne qui met à la disposition d'une autre un nom commercial, une marque ou une enseigne, en contrepartie d'un engagement d'exclusivité ou de quasi exigibilité pour l'exercice de son activité, à fournir, préalablement à la signature du contrat, une information d'ordre technique sur les caractéristiques précises du produit distribué; qu'en décidant que la société Fina France devait, préalablement à la signature du contrat, fournir aux époux Chagnon une information sur le phénomène technique avéré de la dilatation et de la contraction des hydrocarbures, la cour d'appel a violé les articles L. 330-3 du Code de commerce et 1er du décret du 4 avril 1991; 4°) que c'est à celui qui soutient que son consentement a été vicié en raison de l'inexécution d'une obligation d'information de rapporter la preuve de ce vice ; qu'en énonçant pour retenir la responsabilité de la société Fina France, d'une part, qu'il lui appartenait d'établir la parfaite connaissance exclusive de tout vice du consentement qu'avaient les époux Chagnon lorsqu'ils se sont engagés, et, d'autre part, que cette preuve n'était pas rapportée, la cour d'appel a inversé la charge de la preuve en violation de l'article 1315 du Code civil; 5°) que n'engage pas sa responsabilité le débiteur de l'obligation d'information prévue à l'article 330-3 du Code de commerce qui omet de fournir au créancier de cette obligation un document donnant des informations sincères lui permettant de s'engager en connaissance de cause, lorsque ce dernier est un professionnel de l'activité pour laquelle est mis à sa disposition un nom commercial, une marque ou une enseigne, en contrepartie d'un engagement d'exclusivité ou de quasi-exclusivité; que la société Fina France faisait valoir, ce que les époux Chagnon avaient expressément reconnu, qu'avant de s'engager à exploiter les stations-service de Carcassonne et d'Albi ils s'étaient déjà vu confier l'exploitation d'une autre station-service, située à Toulouse, ce dont il résultait qu'ils étaient des professionnels de la distribution des carburants au moment où ils ont contracté les 4 juin 1993 et 30 juin 1994, qu'en retenant la responsabilité de la société Fina France dans de telles circonstances, la cour d'appel a violé l'article L. 330-3 du Code de commerce et l'article 1382 du Code civil;
Mais attendu, en premier lieu, que, loin de limiter l'absence d'information au phénomène technique avéré de la dilatation et de la contraction des hydrocarbures, l'arrêt retient qu'il n'est pas contesté qu'aucun document n'a été remis aux locataires-gérants préalablement à la signature du contrat;
Attendu, en second lieu, qu'ayant retenu qu'en l'absence de remise du document précité, les époux Chagnon ont été privés de précisions et d'informations essentielles qu'il leur était difficile, voire impossible de se procurer, l'arrêt constate, sans inverser la charge de la preuve, que la société Fina France n'établit pas la parfaite connaissance, exclusive de tout vice du consentement, qu'ils avaient lorsqu'ils se sont engagés;
Attendu, enfin, que l'arrêt retient souverainement que l'exercice de la location-gérance dans trois stations-service en moins de trois ans ne peut donner aux époux Chagnon la qualité de professionnels avertis et que certaines informations, spécifiques à chaque contrat, se rapportent à des stations-service distinctes ; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches;
Sur le deuxième moyen, pris en ses trois branches : - Attendu que la société Total fait encore le même reproche à l'arrêt, alors, selon le moyen : 1°) que, dans leurs écritures d'appel signifiées le 9 novembre 1998, les consorts Chagnon-Bellegueille ne sollicitaient nullement la condamnation de la société Fina France à indemniser les premiers de leurs pertes d'exploitation en raison de la méconnaissance des dispositions de l'article L. 330-3 du Code de commerce ; qu'en se prononçant comme elle a fait, la cour d'appel méconnaît les termes du litige, en violation de l'article 4 du nouveau Code de procédure civile; 2°) que le juge ne peut se fonder sur un moyen qu'il soulève d'office sans inviter préalablement les parties à s'en expliquer ; qu'en relevant d'office le moyen tiré de ce que la méconnaissance par la société Fina France de son obligation d'information devait la conduire à indemniser les "pertes normales d'exploitation subies à l'occasion" des contrats d'exploitation de stations-service, sans inviter préalablement les parties à s'expliquer sur ce point, la cour d'appel a méconnu les dispositions de l'article 16 du nouveau Code de procédure civile; 3°) que, dans ses conclusions régulièrement signifiées la société Fina France faisant valoir au titre des accords interprofessionnels pour l'année 1995 dont le paiement était sollicité par les époux Chagnon que "le montant de 265 918 francs avancé par les époux Chagnon au titre du complément de revenus qui devrait être versé par la société Fina France est ainsi dénué de fondement" et que "par conséquent, la demande des appelants sera écartée"; qu'en énonçant que la société Fina France ne discutait pas la somme réclamée par les époux Chagnon en application des AIP pour l'année 1995, la cour d'appel a dénaturé les conclusions précitées en méconnaissance de l'article 4 du nouveau Code de procédure civile;
Mais attendu, en premier lieu, que les époux Chagnon lui ayant demandé de juger que la société Fina France avait engagé sa responsabilité et de rejeter toutes ses demandes, la cour d'appel, qui a accueilli leur demande, n'a méconnu ni les termes du litige, ni les dispositions de l'article 16 du nouveau Code de procédure civile ;
Attendu, en second lieu, que la cour d'appel ayant rejeté la demande du chef du complément de revenus, la troisième branche du moyen est dénuée d'intérêt ; d'où il suit que le moyen, qui ne peut être accueilli en sa troisième branche, n'est pas fondé pour le surplus;
Sur le troisième moyen, pris en ses quatre branches : - Attendu que la société Total fait encore le même reproche à l'arrêt, alors, selon le moyen : 1°) que la responsabilité suppose toujours un préjudice; qu'en retenant la responsabilité de la société Fina France après avoir constaté, d'une part, "que le préjudice résultant de cette faute ne peut qu'être l'indemnisation des pertes normales d'exploitation subies à l'occasion de ces contrats", et, d'autre part que les époux Chagnon n'avaient subi aucune perte d'exploitation pour les années 1993 et 1995, les comptes arrêtés pour ces deux années traduisant des résultats positifs, ce dont il résultait qu'en l'absence de tout préjudice, la responsabilité de la société Fina France ne pouvait être retenue, la cour d'appel ne tire pas les conséquences légales de ses constatations et méconnaît l'article 1382 du Code civil ; 2°) que pour être réparable, le préjudice doit être direct, actuel et certain ; qu'en condamnant en définitive la société Fina France à indemniser les époux Chagnon à hauteur des dettes d'exploitation, dont elle sollicitait le paiement, sans constater que l'inexécution de l'obligation était bien la cause directe et exclusive de ces dettes d'exploitation, la cour d'appel ne justifie pas légalement sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil; 3°) qu'en toute hypothèse, l'inexécution de son obligation d'information par le débiteur prive le créancier de celle-ci de la possibilité de donner un consentement ou un refus éclairé; que, dans une telle hypothèse, il est dès lors de l'office du juge de rechercher, en prenant en considération toutes les circonstances de l'espèce, les effets qu'aurait pu avoir l'information quant au consentement ou au refus du créancier de l'obligation; que la cour d'appel a relevé, de manière générale, que si les époux Chagnon avaient reçu l'information de l'article L. 330-3 du Code de commerce, ils auraient pu soit ne pas conclure, soit limiter leurs engagement financiers pour parvenir à une gestion équilibrée; qu'en statuant comme elle a fait, sans constater, au regard des circonstances propres à l'espèce, que, s'ils avaient reçu l'information omise, les époux Chagnon auraient effectivement refusé de conclure ou limité leurs engagements financiers, la cour d'appel ne justifie pas légalement se décision au regard de l'article 1382 du Code civil ; 4°) qu'en toute hypothèse, l'élément du préjudice constitué par la perte d'une chance présente un caractère direct et certain chaque fois qu'est constatée la disparition de la probabilité d'un élément favorable, encore que, par définition, la réalisation d'une chance ne soit jamais certaine; que l'indemnité accordée pour réparer la perte d'une chance ne peut être égale à la totalité du préjudice distinct résultant de la réalisation de l'événement affecté d'un aléa; qu'en statuant comme elle a fait, sans se prononcer sur le point pertinent de savoir à quelle fraction des dettes d'exploitation devait être évaluée la perte de chance résultant pour les époux Chagnon de ce qu'ils n'avaient pu donner un consentement éclairé, la cour d'appel ne justifie pas légalement se décision au regard de l'article 1382 du Code civil ;
Mais attendu qu'ayant relevé la faute commise par la société pétrolière lors de la période qui a précédé la conclusion du contrat, l'arrêt constate que le préjudice résultant de cette faute est constitué pour le locataire-gérant par la privation de la possibilité soit de ne pas contracter, soit de limiter ses engagements financiers pour parvenir à une gestion équilibrée; qu'il retient que l'indemnisation de ce préjudice ne peut qu'être celle des pertes normales d'exploitation subies à l'occasion de ce contrat, sans qu'il y ait faute du locataire-gérant; qu'il retient encore qu'il n'est pas contesté que les sommes réclamées par la société Fina France se rapportent à des dettes normales d'exploitation générées principalement par les crédits fournisseurs initiaux, et qu'hors ces dettes, les époux Chagnon n'ont pas subi d'autres pertes d'exploitation; qu'ayant ainsi retenu qu'il est résulté de la faute de la société Fina France un préjudice constitué par la dette née du contrat et subsistant à son terme, la cour d'appel, qui a effectué la recherche prétendument omise, a légalement justifié sa décision; que le moyen n'est pas fondé;
Mais sur le pourvoi incident des époux Chagnon : - Vu l'article 1134 du Code civil ; - Attendu que pour rejeter la demande en paiement d'une somme de 345 094 francs au titre des rémunérations minimales prévues par les accords interprofessionnels formée par les époux Chagnon, l'arrêt constate qu'ils réclament une somme de 105 426 francs en vertu des accords interprofessionnels que ne discute pas la société Fina France et dont il n'est pas contesté qu'elle n'a pas été payée aux époux Chagnon, mais retient que compte tenu de la nature du préjudice subi du fait "du non-respect de la loi Doubin" et eu égard à l'exonération des époux Chagnon du paiement des pertes normales d'exploitation, il n'y a pas lieu de condamner la société Fina France à payer cette somme;
Attendu qu'en statuant ainsi, sans expliquer en quoi l'exonération des époux Chagnon du paiement de leurs dettes d'exploitation, prononcée en réparation du préjudice subi par eux en suite du défaut d'information fautif de la société Fina France, excluait qu'ils puissent prétendre, indépendamment de la responsabilité encourue par le pétrolier, au paiement des minima garantis par la convention, la cour d'appel a privé sa décision de base légale;
Par ces motifs : Casse et annule, l'arrêt rendu le 29 septembre 2000, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris et les renvoie devant la Cour d'appel de Versailles.