CA Douai, 3e ch., 14 mai 1992, n° 4690-91
DOUAI
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Héliogravure Jean Didier (Sté)
Défendeur :
Electricité de France
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Ergal
Conseillers :
Mme Delaude, M. Aynard
Avoués :
SCP Le Marc-Hadour-Pouille, Me Gautier
Avocats :
Mes Gillet, Demarcq.
La société Héliogravure Jean Didier et l'établissement public Electricité de France (EDF) sont liés par un contrat de fourniture d'énergie électrique haute tension en date du 18 novembre 1982 pour l'alimentation d'un établissement industriel situé à Hellemmes, rue Jean Jaurès.
Se plaignant de coupures d'alimentation de courant survenues les 6, 7, 8 et 9 janvier 1987, les 29 juin et 1er septembre 1988 et les 15 et 19 novembre 1988, la société Héliogravure Jean Didier a fait assigner EDF devant le Tribunal de grande instance de Lille, selon acte d'huissier en date du 28 juin 1989, aux fins d'obtenir le paiement de la somme de 784 250 F en principal en réparation du préjudice causé par ces interruptions et de 5 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; EDF a formé une demande reconventionnelle en paiement de la somme de 567 084,49 F représentant le montant de sa facture de janvier 1987.
Par jugement en date du 10 mai 1991, le Tribunal de grande instance de Lille a:
- condamné la société Héliogravure Jean Didier à payer à EDF la somme de 496 192,77 F avec intérêts judiciaires à compter du 7 juin 1990,
- débouté les parties du surplus de leur demande,
- ordonné l'exécution provisoire du présent jugement,
- dit que les dépens seront supportés par moitié par chacune des parties avec faculté de recouvrement direct au profit des avocats de la cause.
La société Héliogravure Jean Didier a interjeté appel de ce jugement par déclaration au greffe de la cour en date du 3 juillet 1991.
Par conclusions signifiées le 14 octobre 1991, l'appelante expose notamment:
- que la grève invoquée par EDF pour se soustraire à la responsabilité encourue du chef des interruptions de fourniture d'électricité en janvier 1987 ne constitue pas un événement imprévisible et insurmontable de nature à l'exonérer de cette responsabilité alors qu'il est tenu d'une obligation de résultat,
- qu'en effet, un mouvement de grève est toujours prévisible, de sorte qu'EDF doit être en mesure d'en pallier les effets dans ses rapports avec les usagers,
- que de même, EDF doit rapporter la preuve du caractère irrésistible du mouvement de grève, qui ne doit pas être confondu avec la difficulté plus grande d'exécution matérielle de l'obligation,
- qu'en outre, la grève en cause ne peut être un événement extérieur à EDF, s'agissant de son personnel et de sa prestation,
- que de surcroît, EDF n'a pas en l'espèce respecté les dispositions de l'arrêté du 28 mars 1980 l'obligeant à informer sa cocontractante par tous moyens appropriés et le plus longtemps possible à l'avance de l'événement qui allait entraîner les coupures particulièrement dommageables,
- qu'en ce qui concerne les coupures survenues courant 1988, elles sont imputables à des incidents techniques ne revêtant pas les caractères de la force majeure et engageant la responsabilité d'EDF en application de l'article XII du contrat,
- que la clause limitative de responsabilité dont les premiers juges ont fait application doit être déclarée nulle en application des articles 35 de la loi du 10 janvier 1978 et 2 du décret du 24 mars 1978,
- qu'en effet, la société Héliogravure Jean Didier est un consommateur au sens de cette loi dès lors qu'elle est tenue de contracter avec une entreprise en situation de monopole et disposant d'une incontestable supériorité sur les plans technique, économique et juridique,
- que les salariés de la société Héliogravure Jean Didier ne disposent d'une compétence technique que dans leur spécialité, qui n'est pas la production et la fourniture d'énergie électrique.
Elle demande en conséquence à la cour de faire droit à son acte introductif d'instance et porte à la somme de 20 000 F le montant de sa demande de remboursement de frais irrépétibles.
Par conclusions signifiées le 5 février 1922, EDF fait observer:
- que les coupures d'alimentation de courant électrique subies en janvier 1987 par la société Héliogravure Jean Didier sont la conséquence d'une grève menée par une partie importante du personnel d'EDF qui l'a mis dans l'impossibilité d'assurer à l'ensemble de ses usagers une distribution normale de l'énergie électrique,
- qu'en droit, la grève que n'a pas fautivement provoquée l'employeur, et aux effets de laquelle il ne pouvait parer, est constitutive d'un cas de force majeure l'exonérant de sa responsabilité contractuelle du chef des engagements non tenus envers la clientèle,
- qu'en l'espèce, les grèves au mois de janvier 1987 ont été lancées par les grandes centrales syndicales pour protester contre la politique salariale menée par le gouvernement dans le secteur public et nationalisé; qu'il s'agissait donc d'un mouvement de grève extérieur à EDF, qui ne pouvait être prévu à l'époque de la conclusion du contrat,
- que la cause de cette grève et le moyen de l'arrêter étaient extérieurs à EDF et relevaient de l'Etat, autorité de tutelle,
- qu'EDF ne pouvait ni interdire à son personnel de faire grève, ni le réquisitionner, ni faire appel à un personnel de remplacement eu égard au caractère hautement technique de ses installations et à l'interdiction légale d'embaucher des agents intérimaires en cas de grève,
- que la presse écrite et audiovisuelle a largement informé les usagers des mouvements sociaux qui affectaient le secteur public, de sorte que la société Héliogravure Jean Didier ne peut prétendre qu'elle était dans l'ignorance des coupures qui allaient se produire,
- à titre subsidiaire, que l'évaluation du préjudice proposée par la société Héliogravure Jean Didier ne résulte que de ses affirmations,
- que les interruptions survenues en 1988 doivent également être assimilées en raison de leur nature à des cas de force majeure comme le prévoit l'article 12 du contrat,
- que la société Héliogravure Jean Didier a demandé l'organisation d'une expertise amiable uniquement pour les conséquences des coupures de janvier 1987, et qu'EDF s'y est légitimement opposé,
- qu'à partir du moment où les offres d'indemnisation faites à titre commercial du chef des coupures survenues en 1988 n'ont pas été acceptées, EDF reste recevable à opposer à la société Héliogravure Jean Didier la force majeure,
- qu'en tout état de cause, le non-professionnel, au sens de la loi du 10 janvier 1987, est le particulier qui, pour ses besoins personnels, devient partie à un contrat relatif à la fourniture de biens ou de services,
- que la société Héliogravure Jean Didier ne peut être classée dans cette catégorie d'usagers naïfs et vulnérables parce que peu compétents,
- qu'elle fait usage de l'électricité pour assurer son activité propre et dispose de cadres qui ne sont nullement des profanes dans le domaine électrique,
- qu'elle ne peut donc exciper de sa qualité de non-professionnel pour faire écarter la clause contractuelle de limitation de la responsabilité d'EDF.
L'intimé sollicite en conséquence la confirmation du jugement déféré en ce qu'il a débouté la société Héliogravure Jean Didier de sa demande relative aux interruptions de courant de janvier 1987 et, par voie d'appel incident, le rejet de toutes les prétentions de l'appelante, et à titre subsidiaire, la confirmation pure et simple dudit jugement.
Sur ce, LA COUR:
Il résulte des dispositions des alinéas 2 et 4 de l'article XII du contrat liant les parties que, conformément au droit commun des obligations contractuelles dites de résultat, EDF est en principe responsable des dommages résultant des interruptions inopinées de fourniture sauf s'il établit que celles-ci sont le fait de l'abonné ou sont imputables à la force majeure.
Les articles 1147 et 1148 du Code civil ne donnant pas de définition de la cause étrangère ou de la force majeure, l'alinéa 5 prévoit que "les parties reconnaissent que, dans l'état actuel de la technique, la fourniture de courant reste, malgré toutes les précautions prises, soumises à des aléas, variables d'ailleurs suivant les régions et lieux desservis, et qu'ainsi peuvent se produire des interruptions qui, dans certaines limites en durée et en nombre, variables dans chaque espèce, doivent être assimilées, au point de vue de la responsabilité d'EDF, à des cas de force majeure".
La grève du personnel employé par EDF ne fait pas partie des cas de force majeure définis par cet alinéa, mais n'en constitue pas moins un événement de nature à exonérer le débiteur de la responsabilité normalement encourue en cas d'inexécution de son obligation de fournir le courant électrique à son client lorsqu'elle revêt les caractères d'imprévisibilité, d'irrésistibilité et d'extériorité requis par le droit positif.
En l'espèce, il n'est pas contesté qu'au début du mois de janvier 1987, l'ensemble du secteur public et nationalisé a été affecté par un mouvement de grève d'une grande ampleur qu'EDF ne pouvait prévoir lors de la conclusion du contrat, qui ne lui était pas imputable et qu'elle ne pouvait empêcher en satisfaisant les revendications des salariés compte tenu de la maîtrise des décisions en matière de rémunérations par le gouvernement, et qui faisait obstacle de manière insurmontable à l'alimentation régulière en électricité d'un abonné non prioritaire au sens de l'article 2 de l'arrêté du 28 mars 1980 comme la société Héliogravure Jean Didier, en l'absence de personnel disponible qualifié en nombre suffisant et eu égard à l'impossibilité à la fois technique et juridique de recourir à des agents intérimaires pour remplacer des grévistes. L'extériorité de cet événement est caractérisée par le fait que, lorsque les employés d'EDF cessent collectivement d'exécuter leurs prestations en application du droit de grève qui leur est reconnu par la constitution et par la loi, ils ne se trouvent plus placés sous l'autorité de l'employeur qui ne dispose d'aucun moyen pour les contraindre à accomplir pour son compte les taches nécessaires à la satisfaction des besoins des usagers.
C'est donc effectivement en raison d'une cause étrangère qui ne lui est pas imputable et qu'elle n'a pu ni prévoir ni surmonter qu'EDF n'a pu fournir de manière continue le courant électrique à la société Héliogravure Jean Didier comme elle y était contractuellement tenue; par ailleurs, l'obligation d'informer à l'avance les usagers concernés par les délestages par tous moyens appropriés est inapplicable dans les hypothèses prévues par l'article 1er de l'arrêté du 28 mars 1980 compte tenu de l'absence d'autre moyen d'information pour l'usager; mais dans l'hypothèse d'une grève affectant tout le territoire national, une information personnalisée de tous les usagers est techniquement impossible et est normalement suppléée par l'intervention des médias qui n'a pu être ignorée par la société Héliogravure Jean Didier; il convient donc de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a rejeté la demande d'indemnisation formée par l'appelante au titre des interruptions survenues les 6, 7, 8 et 9 janvier 1987.
En ce qui concerne les coupures survenues courant 1988 pour des raisons purement techniques, EDF ne rapporte pas la preuve, qui lui incombe, de ce qu'il s'agissait d'interruptions entrant dans le cadre de la définition de l'article XII alinéa 5 du contrat et assimilables à des cas de force majeure; en particulier il s'est abstenu de faire diligenter l'expertise amiable prévue par l'article XV dudit contrat, qui aurait pu lui permettre de rapporter cette preuve; c'est donc à juste titre que les premiers juges ont considéré, conformément au principe rappelé par l'article XII alinéa 2, qu'EDF était responsable des dommages causés à la société Héliogravure Jean Didier par ces coupures.
La société Héliogravure Jean Didier ne conteste pas le calcul de l'indemnité due par EDF en application de la clause figurant à l'alinéa 3 de l'article XII et limitant, à moins de faute lourde établie, le quantum de la somme destinée à réparer le dommage causé à l'usager; elle soutient que cette clause doit être réputée non écrite en application des articles 35 de la loi n° 78-23 du 10 janvier 1978 et 2 du décret n° 78-464 du 24 mars 1978 pris pour son application, et que la réparation doit être intégrale.
Le champ d'application de ces textes, qui dérogent au principe fondamental de la force obligatoire des contrats édicté par les articles 1124 et 1150 du Code civil, ne saurait être étendu au-delà de la volonté du législateur qui a entendu protéger le non-professionnel ou consommateur contre l'abus de la puissance économique de la part d'un professionnel, mais non porter atteinte à la liberté contractuelle dans les relations entre professionnels avertis, quand bien même leurs spécialités seraient différentes.
La société Héliogravure Jean Didier, qui est une entreprise d'imprimerie rompue à la vie des affaires et qui dispose d'un personnel d'encadrement compétent dans les domaines juridique et technique, est un utilisateur professionnel de l'énergie électrique qui ne peut être assimilé au consommateur inexpérimenté et vulnérable que la loi n° 78-23 a entendu protéger; elle ne saurait bénéficier des dispositions d'une loi non conçue pour le type de cocontractants auquel elle appartient au seul motif que sa capacité de négociation avec EDF est limitée par la situation de monopole de cet établissement public pour la distribution de l'électricité en France.
Il convient donc de confirmer également le jugement déféré en ce qu'il a fait application de l'alinéa 3 de l'article XII du contrat pour calculer l'indemnité forfaitaire due par EDF en réparation des dommages provoqués par les coupures survenues courant 1988 et statué sur la demande reconventionnelle en opérant une compensation.
La société Héliogravure Jean Didier, dont l'appel est infondé, ne peut prétendre au remboursement de frais irrépétibles.
Par ces motifs: Confirme le jugement déféré en toutes ses dispositions, y compris celle relative à la charge des dépens de première instance; Déboute les parties de toutes autres demandes; Condamne la société Héliogravure Jean Didier aux dépens d'appel avec faculté de recouvrement direct au profit de Me Gautier, avoué.