CA Versailles, 12e ch. sect. 2, 11 septembre 2003, n° 01-03873
VERSAILLES
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
Marlows Ropes (Sté)
Défendeur :
Yachting Thommeret (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Laporte
Conseillers :
MM. Fedou, Coupin
Avoués :
Me Ricard, SCP Lefèvre-Tardy
Avocats :
Me de Joussineau, SCP Dubarry Le Douarin Veil
Faits et procédure :
La société Yachting Thommeret, qui est spécialisée depuis 1956 dans l'accastillage des bateaux, a accepté à partir d'octobre 1992 de reprendre la distribution en France des produits de la société de droit anglais Marlows Ropes, laquelle était assurée jusque-là par la société Plastimo.
Par courrier du 18 septembre 1998, la société Marlows Ropes, invoquant la régression du volume d'affaires traitées au cours des quatre dernières années par son distributeur français, a fait savoir à ce dernier qu'elle mettait fin à leurs relations commerciales à compter du 21 décembre 1998.
Faisant grief à la société Marlows Ropes d'avoir rompu abusivement et pour des motifs fallacieux le contrat de distribution liant les parties, en violation de l'exclusivité qui lui avait été consentie, et moyennant un préavis d'une durée insuffisante, la société Yachting Thommeret l'a, par acte 11 juin 1999, assignée en paiement des sommes de 1 665 981 F (253 977,17 euro) à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat de distribution, 416 495 F (63 494,25 euro), à titre de dommages-intérêts pour brusque rupture de ce contrat et 1 000 000 F (152 449,02 euro) à titre de dommages-intérêts pour violation de l'exclusivité.
Par jugement du 25 avril 2001, le Tribunal de commerce de Versailles a :
- dit que le contrat de distribution conclu entre les parties ne comporte pas de clause d'exclusivité;
- condamné la société de droit anglais Marlows Ropes à payer à la SARL Yachting Thommeret la somme de 1 000 000 F (152 449,02 euro), à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive du contrat de distribution;
- condamné la société de droit anglais Marlows Ropes à payer à la SARL Yachting Thommeret la somme de 115 000 F (17 531,64 euro), à titre de dommages-intérêts pour brusque rupture du contrat de distribution;
- condamné la société de droit anglais Marlows Ropes à payer à la SARL Yachting Thommeret la somme de 15 000 F (2 286,74 euro) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Marlows Ropes a interjeté appel de cette décision.
Elle fait valoir que la société Yachting Thommeret indique de manière péremptoire qu'elle était distributeur exclusif en France de la société Marlows Ropes, alors que, ainsi que l'a à juste titre retenu le tribunal, aucun élément caractérisant un accord de distribution exclusive n'est en l'occurrence établi.
Elle relève que, dans le cadre de la rupture d'un accord de distribution à durée indéterminée, la circonstance que le contrat n'ait pas de terme fixé autorise cette rupture, quels que soient les motifs allégués.
Elle souligne que les motifs énoncés aux termes de la lettre du 18 septembre 1998 ayant mis fin au contrat de distribution ne peuvent être qualifiés d'abusifs, puisque, d'une part, malgré les efforts consentis par le fournisseur, les ventes de cordages pour bateaux de Marlows à Yachting ont régulièrement baissé de 1995 à 1998, et que, d'autre part, la société intimée avait été dès l'origine informée du souhait de Marlows Ropes de vendre à terme sans distributeur sur le territoire français.
Elle considère que la société intimée est mal fondée à réclamer une indemnité correspondant à un préavis d'une année, alors qu'elle n'était nullement dans un état de dépendance économique à l'égard de la société appelante, et alors qu'un délai de trois mois lui laissait un temps suffisant pour trouver un autre fournisseur et pour réorienter ses activités.
Elle conteste que puisse lui être sérieusement reprochée la prospection de nouveaux clients, dans la mesure où la société Yachting ne bénéficiait d'aucune exclusivité.
Elle ajoute que la demande d'indemnisation présentée par la société intimée du chef de perte de clientèle n'est nullement justifiée, dès lors que cette dernière, depuis la fin du préavis, continue de lui adresser régulièrement des commandes.
Par voie de conséquence, tout en concluant à la confirmation de la décision entreprise en ce qu'elle a énoncé qu'il n'y avait pas de contrat de distribution exclusive, la société Marlows Ropes demande à la cour de l'infirmer pour le surplus, de débouter la société Yachting Thommeret de sa réclamation à titre de dommages-intérêts pour rupture abusive, de dire que le préavis de trois mois est parfaitement satisfactoire, et de rejeter les demandes de dommages-intérêts présentées par la partie adverse tant pour préavis insuffisant que pour violation de l'exclusivité territoriale.
Elle réclame en outre 20 000 F (3 048,98 euro) sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La société Yachting Thommeret réplique que, si les accords à durée indéterminée peuvent être résiliés, c'est à la condition que le droit de résiliation soit exercé sans abus.
Elle estime que tel n'a pas été le cas en l'occurrence, dans la mesure où, contrairement aux indications résultant de la lettre de rupture, elle a obtenu des résultats honorables pendant toute la durée de la relation contractuelle, bien qu'elle ait rencontré de nombreuses difficultés imputables au fournisseur.
Elle observe que, ainsi que l'a relevé le tribunal, la partie adverse a engagé sa responsabilité en lui notifiant la rupture du contrat moyennant un préavis limité à trois mois, alors que leur collaboration s'était poursuivie pendant une durée de six années.
Elle précise qu'il lui a fallu quinze mois pour retrouver une autre marque de cordages, et qu'une période de trois à cinq ans lui sera encore nécessaire pour retrouver un niveau de chiffre d'affaires égal à celui qu'elle réalisait avec Marlows Ropes.
Elle ajoute qu'elle était en France le distributeur exclusif des produits de la société appelante, même si, parallèlement, cette dernière a procédé à quelques ventes directes sur le marché français.
Elle reproche à la société Marlows Ropes d'avoir manqué à son obligation de loyauté en démarchant directement la clientèle de son distributeur à l'insu de ce dernier, et ce sans attendre la fin du préavis.
Aussi, tout en sollicitant la confirmation du jugement déféré en ce qu'il est entré en voie de condamnation à l'encontre la société Marlows Ropes tant du chef de rupture abusive que pour brusque rupture de ce contrat, la société Yachting Thommeret demande à la cour de porter les indemnités dues à ces deux titres respectivement à 254 000 euro et à 63 500 euro, et d'y ajouter les intérêts de droit à compter du 21 décembre 1998, date de l'expiration du préavis.
Se portant incidemment appelante de la décision entreprise en ce qu'elle a écarté sa réclamation du chef de violation de l'exclusivité, elle conclut à la condamnation de la partie adverse à lui verser, à titre de dommages-intérêts supplémentaires, la somme de 150 000 euro, augmentée des intérêts au taux légal depuis le 21 décembre 1998.
Elle réclame en outre 3 290 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
L'ordonnance de clôture a été prononcée le 7 novembre 2002.
Motifs de la décision :
Sur le caractère abusif de la rupture :
Considérant que, sous réserve de respecter un délai de préavis suffisant, le fournisseur peut mettre fin sans indemnité à un accord de distribution conclu pour une durée indéterminée, à la condition toutefois que les circonstances de la rupture ne se révèlent pas abusives;
Considérant que l'abus de droit peut résulter de l'énonciation de motifs inexacts, de nature à constituer un manquement à l'obligation de loyauté édictée par les dispositions de l'article 1134 du Code civil;
Considérant qu'en l'occurrence, aux termes de son courrier en date du 18 septembre 1998, informant son distributeur de la cessation des relations commerciales à compter du 21 décembre 1998, la société Marlows Ropes a invoqué sa non-satisfaction du volume des affaires traitées par la société Thommeret Yachting sur le marché français des produits de la société appelante, caractérisé par une régression depuis les quatre dernières années dans les proportions suivantes : "les ventes de 1995 s'élevaient à £ 170 k, en 1997 à £ 113 k et nos prévisions pour 1998 sont de £ 70 k";
Or considérant que la société intimée justifie par les documents chiffrés produits aux débats que, contrairement à ce qui est prétendu dans la lettre de rupture susvisée, le chiffre d'affaires réalisé par elle sur les ventes des produits Marlows a régulièrement progressé à compter de 1993 jusqu'en 1996;
Considérant qu'elle explique, sans être sérieusement démentie sur ce point, que la diminution enregistrée au cours de l'exercice 1996/1997 (109 276 £ au lieu de 155 216 £ l'année précédente) a pour origine une hausse de la livre sterling ainsi que des problèmes rencontrés dans la disponibilité des produits Marlows;
Considérant qu'à cet égard, les nombreuses correspondances (en date des 29 mai 1996, 12 juillet 1996, 6 août 1996...) adressées à son distributeur français, aux termes desquelles la société appelante reconnaît avoir été confrontée à des difficultés dans la production et dans la fourniture de ses produits, mettent suffisamment en évidence que la société intimée ne peut être tenue pour responsable de la régression du chiffre d'affaires constatée à partir de 1996;
Considérant que, par ailleurs, la référence faite au chiffre d'affaires atteint en 1997/1998 (84 249 £ contre 155 216 £ et 109 276 £ les années précédentes) ne peut suffire à établir l'existence d'une baisse d'activité imputable à la société intimée, alors que l'année 1998 est celle au cours de laquelle est intervenue la rupture, et alors que, par courrier du 5 décembre 1997, la société Marlows Ropes admettait la persistance de problèmes de livraison survenus en cours de saison, auxquelles elle indiquait vouloir remédier par la mise en place d'un stock de cordages dans les locaux de son distributeur à Conflans;
Considérant que, de surcroît, la circonstance que la société Yachting Thommeret ait été dès 1992 tenue informée du souhait de son fournisseur de vendre à terme sans distributeur sur la totalité du territoire français, n'autorisait pas ce fournisseur à rompre, six années plus tard, de manière inopinée et sans raison valable, le contrat de distribution liant les parties;
Considérant qu'en fonction de ce qui précède, il apparaît que la société Marlows Ropes a mis fin à ce contrat sans concertation préalable, en se prévalant fallacieusement d'une baisse de chiffre d'affaires qui ne pouvait être raisonnablement imputée à son distributeur français, et en privant ce dernier du bénéfice de ses investissements à une époque où les efforts commerciaux consentis par lui devaient commencer à produire leurs effets;
Considérant que le jugement déféré doit donc être confirmé en ce qu'il a énoncé que la rupture dont la société appelante a pris l'initiative revêt un caractère abusif, et justifie l'allocation en faveur de la société Yachting Thommeret d'une indemnité égale à 1 000 000 F (155 44902 euro), correspondant à l'équivalent de deux années de marge brute sur la vente des produits Marlows;
Considérant que, dès lors que les circonstances n'imposent pas que le point de départ des intérêts soit fixé à la date de la prise d'effet de la rupture, il convient de rejeter l'appel incident formé de ce chef par la société intimée, et de dire que, s'agissant d'une créance de caractère indemnitaire, les intérêts ont commencé à courir à compter du jour du prononcé de la décision de première instance.
Sur la brièveté du préavis :
Considérant qu'il résulte des dispositions de l'article L. 442-6 5° du Code de commerce qu'engage la responsabilité de son auteur le fait, par un producteur ou un commerçant, de rompre brutalement une relation commerciale établie, sans préavis écrit tenant compte de la durée des relations commerciales et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce;
Considérant que c'est par rapport à la durée du partenariat, à son importance financière et aux usages de la profession qu'il convient d'apprécier la durée du préavis à laquelle doit se conformer l'auteur de la rupture d'un contrat de distribution;
Considérant qu'en l'occurrence, il doit être observé que la rupture dont la société Marlows Ropes a pris l'initiative par courrier en date du 18 septembre 1998 moyennant un préavis de trois mois est intervenue à l'issue d'une durée de six années de relations commerciales;
Considérant qu'il est justifié par une attestation de la société d'expertise comptable JBN SARL, que la marge brute réalisée par la société intimée, se rapportant au négoce des produits de marque Marlows, a atteint une moyenne annuelle de 555 327 F (84 659,06 euro) au cours des trois dernières années ayant précédé le terme de la collaboration entre les parties;
Considérant qu'il apparaît également que le marché du cordage pour bateaux est particulièrement étroit à l'échelon européen et français, de telle sorte qu'un préavis de trois mois ne constituait pas un délai suffisant pour permettre au distributeur de faire face à la désorganisation consécutive à la rupture;
Considérant qu'au surplus, la société appelante n'est pas fondée à soutenir que le choix d'un bref délai de prévenance était justifié par la précarité du partenariat liant les parties, connue dès l'origine de la société intimée, dans la mesure où les courriers échangés entre elles en cours d'exécution du contrat manifestent suffisamment leur volonté d'inscrire leur collaboration dans la durée;
Considérant que, dès lors, tenant compte des circonstances dans lesquelles ce partenariat s'est créé et développé, le tribunal a parfaitement apprécié à six mois le préavis raisonnable auquel la société intimée aurait dû prétendre pour lui permettre de prendre ses dispositions et de trouver un fournisseur de remplacement;
Considérant qu'il y a donc lieu, tout en déboutant la société Yachting Thommeret de son appel incident de ce chef, de confirmer le jugement déféré en ce qu'il a condamné la société Marlows Ropes à payer à cette dernière, à titre de dommages-intérêts pour brusque rupture du contrat de distribution, la somme de 115 000 F (17 531,64 euro), correspondant à l'équivalent de trois mois de préavis venant en complément de celui effectué, augmentée des seuls intérêts de droit à compter du prononcé de la décision de première instance.
Sur l'absence d'exclusivité :
Considérant que la société Yachting Thommeret fait valoir qu'en l'autorisant à se présenter comme "Marlows France", et en n'ayant aucun autre distributeur ou agent en France, la société Marlows Ropes lui a incontestablement concédé une exclusivité de distribution de ses produits sur le territoire français;
Considérant qu'elle précise que les ventes directes que la société appelante se réservait très ponctuellement en France, et qui devaient être le fruit d'accords exprès entre les parties, ne sauraient lui retirer sa qualité de distributeur exclusif;
Mais considérant qu'il doit être observé que, loin de prévoir une exclusivité en faveur du distributeur dans le négoce en France des produits Marlows, la proposition écrite adressée le 13 octobre 1992 par la société Marlows Ropes et la réponse de la société Yachting en date du 14 octobre 1992 acceptant cette proposition, se contentent d'évoquer la mise en place d'un partenariat entre les parties, assorti de la faculté laissée au fournisseur de travailler directement avec certains clients;
Considérant que l'existence alléguée d'un accord de distribution exclusive ne s'infère d'aucun document établissant de manière précise et non équivoque l'objet de la concession, sa durée, la délimitation exacte du territoire concédé, ainsi que les droits et obligations des parties et les modalités de la résiliation;
Considérant qu'il résulte également de l'organigramme adressé le 8 décembre 1994 à la société intimée, que, plus de deux années après le début des relations contractuelles entre les parties, la distribution des produits Marlows n'était pas confiée à la seule société Yachting Thommeret, puisque la clientèle française de la société Marlows Ropes se composait notamment de Beneteau, Jeanneau, clients OEM, Soromap, Francespar;
Considérant qu'au surplus, il apparaît que, tout en prenant l'engagement, par télécopie du 16 février 1995, que sa cocontractante bénéficierait d'une priorité compte tenu des efforts déployés par celle-ci sur son marché français, la société appelante a toutefois persisté à indiquer dans des correspondances ultérieures (en particulier par courrier du 12 juillet 1996) qu'elle continuerait d'exploiter directement les opportunités sur le marché du nautisme français lorsque les prix l'empêcheront de vendre via un distributeur;
Considérant que, par ailleurs, la circonstance que la société Marlows Ropes ait, d'après le relevé établi par son expert comptable, effectué un nombre très limité de ventes directes de ses produits sur le territoire français au cours des années 1995, 1996 et 1997, ne peut s'analyser comme manifestant sa volonté de conférer une exclusivité de distribution à la société Yachting Thommeret;
Considérant qu'il s'ensuit que le tribunal a à bon droit énoncé que les documents produits aux débats ne suffisent pas à mettre en évidence l'existence d'un accord des parties en vue de faire bénéficier la société intimée d'une exclusivité sur le marché français du cordage pour bateaux;
Considérant qu'il y a donc lieu, en confirmant le jugement déféré, de débouter la société Yachting Thommeret de sa demande de dommages-intérêts pour actes de démarchage de sa clientèle au cours de la période de préavis.
Sur les demandes annexes :
Considérant que l'équité commande d'allouer à la société Yachting Thommeret une indemnité complémentaire de 2 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Considérant qu'il n'est cependant pas inéquitable que la société appelante conserve la charge de l'intégralité des frais non compris dans les dépens exposés par elle dans le cadre de cette instance;
Considérant que le jugement déféré doit être confirmé en ce qu'il a condamné la société Marlows Ropes aux dépens de première instance;
Considérant que cette dernière, qui succombe en son recours, doit être condamnée aux dépens d'appel.
Par ces motifs : LA COUR, Statuant publiquement, contradictoirement et en dernier ressort, Déclare recevable l'appel interjeté par la société Marlows Ropes, le dit mal fondé; Déclare mal fondé l'appel incident de la société Yachting Thommeret ; Confirme en toutes ses dispositions le jugement déféré; Y ajoutant : Condamne la société Marlows Ropes à payer à la société Yachting Thommeret la somme complémentaire de 2 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; Condamne la société Marlows Ropes aux dépens d'appel, et Autorise la SCP Lefèvre & Tardy, société d'avoués, à recouvrer directement la part la concernant, conformément à ce qui est prescrit par l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.