Cass. com., 3 mars 2004, n° 02-14.529
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
PARTIES
Demandeur :
Concurrence (SA)
Défendeur :
Sony (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Tricot
Rapporteur :
Mme Champalaune
Avocat général :
M. Feuillard
Avocats :
SCP Gaschignard, SCP Célice, Blancpain, Soltner
LA COUR : - Attendu, selon l'arrêt attaqué (Paris, du 9 avril 2002), que, le 30 mai 2001, la société Concurrence a saisi le Conseil de la concurrence de pratiques de nature à constituer une exploitation abusive d'un état de dépendance économique, imputées à la société Sony France, sur les marchés des produits audiovisuels, des ordinateurs et des vidéo-projecteurs et a demandé le prononcé de mesures conservatoires; qu'étaient dénoncés la modification des conditions de vente de la société Sony à compter du 1er avril 2001 empêchant le distributeur de pratiquer sa politique traditionnelle de prix bas, la cessation des livraisons directes de la clientèle de la société Concurrence, la cessation de l'octroi d'une remise de 3 %, le maintien et l'adoption d'une clause d'enseigne commune au caractère anticoncurrentiel, et le refus illégitime de l'accès au réseau à l'enseigne "Espace Sony" ; que, par décision du 31 août 2001, le Conseil de la concurrence a rejeté la saisine au fond ainsi que la demande de mesures conservatoires; que la société Concurrence a formé un recours contre cette décision;
Sur le premier moyen, pris en ses trois branches : - Attendu que la société Concurrence fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté son recours, alors, selon le moyen : 1°) que la procédure devant le Conseil de la concurrence étant "pleinement contradictoire", les parties doivent être loyalement informées de l'objet des séances auxquelles elles sont convoquées; d'où il suit qu'après avoir constaté que la société Concurrence avait été convoquée à une simple audience de recevabilité, sans constater qu'elle avait été informée de la possibilité d'un examen au fond de ses demandes, la cour d'appel ne pouvait tenir la procédure pour régulière sans priver sa décision de base légale au regard des articles L. 436-1 du Code de commerce et 6-1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales; 2°) que la circonstance que la société Concurrence a pu, avant la séance voire au cours de la séance, débattre contradictoirement de l'ensemble des aspects du litige ne retire rien à l'irrégularité qui résulte d'une convocation informant faussement la demanderesse de ce que seule serait examinée la recevabilité de sa demande, cette irrégularité la privant de la possibilité de préparer correctement la séance et le cas échant de solliciter le concours d'un avocat ; que la société Concurrence soutenait que la procédure était irrégulière du fait qu'il lui avait été faussement indiqué, dans la convocation, que la séance serait seulement consacrée à l'examen de la recevabilité de sa demande; que les motifs ci-dessus ne répondent pas à ces conclusions déterminantes, en violation de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile; 3°) que le Conseil de la concurrence ne peut rejeter une saisine au fond sans laisser à la partie saisissante un délai raisonnable pour répliquer aux observations présentées en défense par la ou les sociétés incriminées ; qu'en énonçant par des motifs généraux que la société Concurrence avait pu débattre contradictoirement de l'ensemble des questions en litige et d' un délai raisonnable pour fournir les éléments de conviction qu'elle estimait nécessaires sans rechercher, comme elle y était invitée, si la société Concurrence, après avoir reçu communication du mémoire en défense de la société Sony le mercredi 11 juillet 2001 à 11 heures, tout en étant tenue d'y répliquer pour ce même 11 juillet à 18 heures, avait disposé d'un délai suffisant pour y répliquer, la cour d'appel a derechef privé sa décision de base légale au regard des articles L. 463-1 du Code de commerce et 6-1 de la Convention européenne des droits de l'Homme;
Mais attendu, en premier lieu, qu'ayant estimé que l'examen des écritures et des pièces de la procédure révèle que la société Concurrence, tenue d'apporter la preuve des faits propres à justifier ses prétentions et à rendre vraisemblables les atteintes à la concurrence dénoncées, a pu débattre contradictoirement de l'ensemble des questions de forme et de fond du litige soumis au Conseil, la cour d'appel, qui a répondu, pour les écarter aux conclusions prétendument omises, a légalement justifié sa décision ;
Et attendu, en deuxième lieu, qu'ayant, eu égard aux éléments débattus devant elle, considéré que la société Concurrence avait disposé d'un délai raisonnable pour fournir les éléments de conviction qu'elle estimait nécessaires au succès de ses prétentions tant sur l'existence de pratiques prohibées que sur la justification des mesures conservatoires, la cour d'appel a légalement justifié sa décision; que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches ;
Sur le quatrième moyen : - Attendu que la société Concurrence fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté sa demande tendant à ce qu'il soit jugé que la pratique des avoirs différés impose une marge et constitue de ce point de vue une pratique prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce, alors, selon le moyen, que, depuis l'intervention de la loi n° 95-588 du 1er juillet 1996, le seuil de revente à perte est exclusivement calculé en considération des prix d'achat et des remises figurant sur les factures, en sorte que les distributeurs ne peuvent plus répercuter les avoirs différés sur les prix de vente ; qu'en affirmant, par adoption de motifs, que l'octroi de ristournes différées n'est pas restrictif de concurrence lorsque le principe et le montant de ces avantages sont acquis de manière certaine, dès le franchissement des seuils quantitatifs qui en déterminent l'attribution dès lors que tous les distributeurs peuvent sans aléa ni restriction en répercuter le montant sur leurs prix de vente, la cour d'appel a violé, par fausse interprétation, les articles L. 442-2 et L. 441-3 du Code de commerce;
Mais attendu que l'arrêt ayant constaté, par motifs adoptés, qu'il est constant qu'est prévue la mention sur facture des ristournes différées lorsque les seuils qui y donnent droit sont atteints, le moyen manque par le fait qui lui sert de base; qu'il ne peut être accueilli ;
Sur le cinquième moyen, pris en ses trois branches : - Attendu que la société Concurrence fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté sa demande tendant à ce qu'il soit jugé qu'elle est dans une situation de dépendance vis-à-vis de la marque Sony et de la société Sony France pour les produits grand public, les ordinateurs portables, les moniteurs, les vidéo-projecteurs et les appareils utilisant la mémoire "memory stick", alors, selon le moyen : 1°) qu'il résulte des modifications apportées par la loi du 15 mai 2001 à l'article L. 420-2, alinéa 2, du Code de commerce, que l'exploitation abusive par une entreprise de l'état de dépendance économique dans lequel se trouve à son égard une entreprise cliente ou fournisseur, n'est plus conditionnée par l'existence ou non de solution équivalente pour l'entreprise en état de dépendance économique; d'où il suit qu'en se fondant sur la possibilité pour la société Concurrence de distribuer des produits substituables et sur l'absence de procédés anormaux destinés à détourner le distributeur des autres fournisseurs en produits comparables pour rejeter sa demande de saisine au fond, la cour d'appel a violé l'article L. 420-2 du Code de commerce, en exigeant la preuve d'une condition abrogée par la loi nouvelle du 15 mai 2001; 2°) que les commerçants qui s'approvisionnent pour une part prépondérante de leur chiffre d'affaires auprès d'un fournisseur sont de ce seul fait en situation de dépendance économique, au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce; d'où il suit qu'en se fondant sur des critères généraux telle que la position du fournisseur sur le marché (liée à la notion de position dominante) ou sur l'existence de produits substituables (critère que le législateur a écarté) pour décider que la société Concurrence n'est pas en situation de dépendance économique vis-à-vis de la société Sony France, tout en constatant que la société Concurrence réalisait 95 % de ses approvisionnements auprès de ladite société Sony, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article L. 420-2, alinéa 2, du Code de commerce, dans sa rédaction issue de la loi du 15 mai 2001 ; 3°) subsidiairement, qu'il appartient aux juges du fond de déterminer le marché pertinent en se fondant sur une analyse précise du comportement des consommateurs et en considération de la sphère géographique d'activité du commerçant qui se plaint d'un abus de dépendance économique; qu'en se bornant à comparer les parts de marché respectives de la société Sony et de diverses autres marques sur le plan national, sans rechercher si les produits de marques concurrentes étaient substituables aux produits effectivement vendus à ses clients par la société Concurrence ni analyser le marché de la région parisienne, qui est celui de la société Concurrence, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-2 du Code de commerce ;
Mais attendu, en premier lieu, que l'état de dépendance économique, pour un distributeur, se définit comme la situation d'une entreprise qui ne dispose pas de la possibilité de substituer à son ou ses fournisseurs un ou plusieurs autres fournisseurs répondant à sa demande d'approvisionnement dans des conditions techniques et économiques comparables; qu'il s'en déduit que la seule circonstance qu'un distributeur réalise une part très importante voire exclusive de son approvisionnement auprès d'un seul fournisseur ne suffit pas à caractériser son état de dépendance économique au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce; que, soutenant une règle contraire, le moyen, en ses première et deuxième branches, ne peut être accueilli;
Et attendu, en deuxième lieu, qu'ayant relevé que la part des achats de la société Concurrence en produits Sony ne tenait pas à l'inexistence de produits substituables mais au choix délibéré de la société Concurrence de privilégier l'une de ses sources potentielles d'approvisionnement, la cour d'appel, qui n'avait pas à effectuer d'autres recherches, a légalement justifié sa décision; d'où il suit que le moyen n'est fondé en aucune de ses branches;
Sur le deuxième moyen, pris en ses deuxième et troisième branches : - Attendu que la société Concurrence fait grief à l'arrêt d'avoir rejeté sa demande tendant à ce qu'il soit jugé que constitue une pratique prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce la clause d'enseigne commune appliquée par la société Sony à tous les produits avant le 1er avril 2001 puis, après cette date, aux ordinateurs, alors, selon le moyen : 1°) que les fournisseurs ne peuvent accorder des remises aux distributeurs du seul fait qu'ils exercent sous une enseigne commune; qu'en jugeant licite la clause applicable après le 1er avril 2001, par laquelle Sony se proposait d'apprécier l'existence d'une politique commerciale commune au travers de l'enseigne à laquelle appartiennent les distributeurs, sans rechercher en quoi l'appartenance à cette enseigne, abstraction faite d'autres éléments, serait de nature à valoriser le réseau de distribution Sony et à lui procurer des avantages, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-1 du Code de commerce; 2°) que les remises accordées par les fournisseurs aux distributeurs doivent être en relation avec les avantages offerts par ces derniers; qu'en jugeant licite la clause applicable après le 1er avril 2001, par laquelle Sony se proposait de consolider le chiffre d'affaires des distributeurs menant une politique commerciale commune, sans rechercher si l'importance des remises consenties du fait de cette appartenance étaient nécessairement justifiée par l'existence d'une quelconque politique commune, la cour d'appel a derechef privé sa décision de base légale au regard de l'article L. 420-1 du Code de commerce;
Mais attendu qu'en l'état du moyen de la société Concurrence selon lequel la clause du nouveau barème Sony crée une discrimination injustifiée au profit des revendeurs placés sous une enseigne commune et ne répond pas aux conditions de licéité d'une telle clause, la cour d'appel, qui relève que le Conseil de la concurrence a retenu par une exacte analyse de la clause litigieuse que l'existence d'une enseigne commune n'est pas une condition nécessaire à l'obtention de la remise en cause et que la société Concurrence n'était pas a priori exclue de son bénéfice, a, par ces seuls motifs et sans avoir à procéder aux recherches invoquées aux deuxième et troisième branches du moyen que ses constatations rendaient inopérantes, légalement justifié sa décision;
Mais sur le même moyen, pris en sa première branche : - Vu l'article 455 du nouveau Code de procédure civile ; - Attendu que pour rejeter la demande de la société Concurrence tendant à ce qu'il soit jugé que constitue une pratique prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce la clause d'enseigne commune appliquée par la société Sony à tous les produits avant le 1er avril 2001 puis, après cette date, aux ordinateurs, l'arrêt retient que le Conseil de la concurrence a retenu par une exacte analyse des nouvelles conditions de vente que l'existence d'une enseigne commune n'est pas une condition nécessaire à l'obtention de la remise en cause et que la société Concurrence n'était pas a priori exclue de son bénéfice ;
Attendu qu'en statuant par ces seuls motifs, alors que, dans son mémoire à l'appui du recours formé contre la décision du Conseil, la société Concurrence faisait valoir que la clause d'enseigne figurant dans les anciennes conditions de vente était illicite et était toujours utilisée pour certains produits ce qui devait, selon elle, donner lieu à sanction par le Conseil de la concurrence, la cour d'appel, qui n'a pas répondu aux conclusions dont elle était saisie à cet égard, a violé le texte susvisé;
Et sur le troisième moyen, pris en sa deuxième branche : - Vu l'article L. 420-1 du Code de commerce, ensemble l'article L. 442-5 du même Code; Attendu que pour rejeter le recours de la société Concurrence tendant à ce qu'il soit jugé que la rémunération des services spécifiques Sony par facturation des revendeurs impose une marge et constitue de ce point de vue une pratique prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce, l'arrêt retient que les conditions d'obtention des remises et ristournes prévues par les barèmes critiqués ont vocation à s'appliquer à tous les distributeurs prêts à fournir les services demandés par le producteur, qu'elles sont définies de manière objective, sans qu'il soit démontré qu'elles ont pour but ou pour résultat de supprimer ou de limiter la politique de prix pratiquée par les distributeurs et de les contraindre à relever leurs tarifs;
Attendu qu'en statuant par ces seuls motifs, sans rechercher comme il lui était demandé, si, en l'espèce, la rémunération prévue par Sony dans les accords de coopération litigieux correspondait à la rémunération de véritables services spécifiques détachables des opérations de vente, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision;
Par ces motifs, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur la première branche du troisième moyen : Casse et annule, l'arrêt rendu le 9 avril 2002, entre les parties, par la Cour d'appel de Paris et, pour être fait droit, les renvoie devant la Cour d'appel de Paris, autrement composée.