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Décisions

CA Rouen, 2e ch., 23 octobre 2003, n° 02-02652

ROUEN

Arrêt

Confirmation

PARTIES

Demandeur :

Lemoine (ès qual.), Almeco (Sté)

Défendeur :

Petit Bateau (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

e: Mme Bignon

Conseillers :

Mme Brumeau, M. Lottin

Avoués :

SCP Greff Peugniez, SCP Gallière-Lejeune-Marchand-Gray

Avocats :

Mes Cobert, Givry, SCP Lemiègre

T. com. Dieppe, du 13 juill. 2001

13 juillet 2001

Les faits et la procédure

La société Petit Bateau, qui a pour principal objet de produire des vêtements pour enfants, a chargé la société Almeco de façonner des vêtements pour son compte depuis une dizaine d'années.

Par lettre en date du 17 décembre 1996, la société Petit Bateau a informé la société Almeco qu'il lui serait difficile de continuer leur collaboration pour l'avenir, tout au moins de façon aussi importante que celle entretenue en 1996, en raison de la diminution des volumes de commandes de ses clients.

Le chiffre d'affaires réalisé par la société Almeco avec la société Petit Bateau a diminué à compter de 1997, ce qui a amené la société Almeco à faire assigner, le 30 août 1999, la société Petit Bateau devant le Tribunal de commerce de Dieppe afin de voir constater l'absence de préavis lors de la rupture de leurs relations commerciales, la brutalité et le caractère fautif de cette rupture, voir dire et juger que cette rupture fautive imputable à la société Petit Bateau et la voir condamner à lui verser une somme de 4 000 000 F, à titre de dommages-intérêts, montant du chiffre d'affaires qu'aurait dû réaliser la société Almeco pendant le respect du préavis de un an qu'aurait dû respecter la société Petit Bateau et celle de 10 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

La société Petit Bateau a conclu au débouté de la société Almeco; elle a fait valoir l'absence entre les parties de rupture des relations commerciales en 1997 ou 1998, mais une baisse du courant d'affaires dont la société Almeco avait été informée, l'absence de dépendance économique de la société Almeco à son égard et elle a contesté la demande d'indemnisation de la société Almeco basée sur des recettes non encaissées.

Par jugement rendu le 13 juillet 2001, le Tribunal de commerce de Dieppe a:

- constaté le caractère brutal de la rupture des relations commerciales entre la société Petit Bateau et la société Almeco,

- condamné la société Petit Bateau à payer à Monsieur Blery, nommé administrateur judiciaire au redressement judiciaire de la société Almeco, la somme de 400 000 F à titre de dommages-intérêts,

- rejeté toutes les autres demandes des parties,

- condamné la société Petit Bateau à payer à Monsieur Blery, ès qualités, la somme de 8 000 F sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile et aux dépens.

Monsieur Daniel Lemoine, nommé mandataire liquidateur de la liquidation judiciaire de la société Almeco, par jugement rendu le 26 juillet 2001 par le Tribunal de commerce de Dieppe, a interjeté appel de cette décision.

La société Petit Bateau a formé appel incident.

Moyens et prétentions des parties:

Les moyens des parties seront exposés dans les motifs de l'arrêt.

Aux termes de ses dernières conclusions, signifiées le 15 juillet 2002, Monsieur Lemoine, ès qualités, conclut à la confirmation du jugement entrepris en ce qu'il a consacré la responsabilité de la société Petit Bateau pour rupture abusive des relations contractuelles.

Sur le préjudice, il sollicite l'infirmation du jugement et la condamnation de la société Petit Bateau à payer à la société Almeco la somme de 609 796,07 euros (4 millions de francs) à titre de dommages-intérêts et celle de 1 524 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Aux termes de ses dernières conclusions, signifiées le 17 juin 2003, la société Petit Bateau entend voir:

- constater l'absence de toute rupture brutale, à son initiative, de la prétendue relation commerciale établie avec la société Almeco,

- en conséquence, infirmer le jugement du Tribunal de commerce de Dieppe en ce qu'il a condamné la société Petit Bateau, pour rupture abusive des relations contractuelles, à verser la somme de 60 979,61 euros à titre de dommages et intérêts à la société Almeco et aux dépens de l'instance,

- débouter Maître Lemoine, ès qualités, de toutes ses demandes fins et conclusions

- condamner Maître Lemoine en sa qualité de mandataire liquidateur de la société Almeco à payer une somme de 1 500 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.

Sur ce, LA COUR:

Sur la rupture abusive des relations contractuelles:

Attendu que la société Almeco et Monsieur Lemoine, ès qualités, font grief à la société Petit Bateau d'avoir rompu les relations contractuelles existant entre les parties depuis plusieurs années, sans respecter le préavis d'usage en la matière, puisque la société Petit Bateau n'a informé son cocontractant qu'en décembre 1996 de son intention de limiter leurs relations, de manière plus que substantielle, dès le début de l'année 1997;

Qu'ils soutiennent que le fait de rompre brutalement une relation commerciale établie engage la responsabilité de la société Petit Bateau, d'autant plus que la société Almeco se trouvait dans un état de dépendance économique à son égard, ce dont la société Petit Bateau était consciente puisqu'elle lui écrivait le 23 janvier 1997 qu'elle aurait pu programmer une baisse d'activité sur 2 ans;

Qu'ils font valoir que la société Petit Bateau a invoqué deux motifs à la rupture, d'une part, la baisse des volumes de commandes prévisionnels pour 1997, alors que la presse a fait état pour 1998 de l'envol de ses ventes et de ses bénéfices, et, d'autre part, une réduction des coûts de fabrication, qui constitue le réel motif de la rupture; que la société Petit Bateau n'a pas justifié de sa situation financière réelle et que le jugement doit, en conséquence, être confirmé en ce qu'il a retenu une rupture brutale imputable à la société Petit Bateau;

Attendu que la société Petit Bateau conteste qu'il y ait eu entre les parties des relations commerciales établies, au sens de l'article L. 442-6-1-5° du Code de commerce, car aucun contrat cadre n'a été conclu et seules des séries de commandes individualisées, distinctes, ponctuelles et sans liens entre elles ont été passées à la société Almeco, sans plan prévisionnel, annuel ou de courte durée;

Qu'elle fait valoir qu'elle a dû faire face à une baisse conjoncturelle et substantielle des commandes de ses propres clients, qu'elle a dû mettre un chômage partiel de nombreux salariés et que la société Almeco n'est pas fondée à apprécier une situation au regard de chiffres relatés par la presse, afférents à l'année 1998, soit deux ans après une décision prise en 1996 compte tenu de la conjoncture de l'époque;

Qu'elle soutient qu'un préavis écrit a été donné à la société Almeco, un décembre 1996, en l'informant de l'évolution prévisible à la baisse du chiffre d'affaires pour 1997 et qu'au vu du volume d'activité aléatoire réalisé par la société Almeco avec la société Petit Bateau et de la rapidité avec laquelle la société Almeco a eu accès à de nouveaux débouchés ou au développements de ceux existants, le préavis par elle donné à la société Almeco était réaliste et adapté au regard du marché textile qui est spécifique;

Attendu que le tribunal a relevé qu'il n'était pas contesté que la société Petit Bateau et la société Almeco ont entretenu depuis une dizaine d'années des relations commerciales soutenues et constantes, en l'absence de contrat cadre, car un climat de confiance s'était instauré entre les deux sociétés;

Qu'il n'est pas contesté que la société Petit Bateau a passé des commandes à la société Almeco qui ont représenté, pour cette dernière, 68,65 % de son chiffre d'affaires en 1994, 65,48 % en 1995 et 58,51 % un 1996; qu'un état de dépendance économique s'est donc instauré entre les deux sociétés;

Qu'en présence de relations commerciales établies, il appartenait à la société Petit Bateau d'informer la société Almeco, avec un préavis écrit tenant compte de la durée de leurs relations commerciales, de la baisse substantielle d'activité à prévoir pour l'année à venir;

Attendu que par courrier en date du 17 décembre 1995, la société Petit Bateau a informé la société Almeco de ce qu'il lui serait difficile de continuer leur collaboration pour l'avenir, tout au moins de manière aussi importante que celle de 1996;

Que la société Almeco a répondu le 21 janvier 1997 à ce courrier en lui demandant des précisions concernant la baisse des volumes à fabriquer ou éventuellement une cessation des relations commerciales existantes entre les deux sociétés, qui ne serait pas sans conséquence et lui causerait un préjudice, le chiffre d'affaires réalisé avec la société Petit bateau représentant environ 4 millions de francs par an;

Attendu que le montant du chiffre d'affaires réalisé par la société Almeco avec la société Petit Bateau est tombé à 303 927 F en 1997 ce qui représente une baisse de 92,70 % par rapport à l'année précédente, baisse qui s'est poursuivie un 1998; que la baisse de chiffre d'affaires annoncée pour 1997 par la société Petit Bateau a donc été effective et très significative;

Que le fait que la société Almeco ait, par la suite, trouvé des solutions de remplacement pour faire évoluer son chiffre d'affaires ne peut valablement être invoqué par la société Petit Bateau pour minimiser les conséquences de la rupture brutale des relations contractuelles; que les solutions invoquées n'ont, en toute hypothèse, pas abouti aux résultats escomptés par la Almeco, puisque cette dernière a finalement déposé son bilan au cours de l'année 2000;

Que le tribunal a retenu, à bon droit, que la société Petit Bateau a informé la société Almeco, par lettre simple du 17 décembre 1996, de son intention de ne plus continuer à collaborer avec elle, de manière aussi importante que les années précédentes; que cette façon de se manifester est intervenue 24 jours avant la fin de l'année 1996, ce qui paraît court, eu égard aux relations commerciales établies depuis une dizaine d'années entre les deux sociétés, la société Petit Bateau devant connaître depuis beaucoup plus longtemps la diminution de chiffre d'affaires imposée à la société Almeco, compte tenu de son marché et des conditions annoncées;

Attendu que ce courrier ne précise aucune disposition quant à la rupture du contrat de fait qui s'est instaurée entre les deux sociétés et que, par conséquence, il n'est fait mention d'aucun préavis, ni de pourcentage de baisse d'activité; que face à l'inquiétude du gérant de la société Almeco, la société Petit Bateau n'a pas pu programmer une baisse d'activité sur deux ans;

Que pour ces motifs, que la cour adopte, le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a constaté le caractère brutal de la rupture des relations commerciales entretenues entre les sociétés Petit Bateau et Almeco;

Sur le montant du préjudice subi par la société Almeco:

Attendu que la société Almeco et Monsieur Lemoine, ès qualités, font valoir que le préjudice subi par la société Almeco, du fait de la rupture brutale par la société Petit Bateau des relations commerciales, doit être indemnisé sur la base des recettes qu'auraient dû encaisser la société Almeco pendant la période de préavis contractuel qu'aurait dû respecter la société Petit Bateau;

Qu'ils soutiennent que la durée du préavis aurait dû être d'une année et sollicitent la condamnation de la société Petit Bateau au paiement d'une somme de 4 millions de francs correspondant au chiffre d'affaires par elle réalisé l'année antérieure à la rupture;

Qu'ils font état d'une marge de 98,13 % réalisée par la société Almeco sur son chiffre d'affaires, ce qui justifie le montant des dommages-intérêts sollicités;

Attendu que la société Petit Bateau conteste le préjudice subi par la société Almeco tant en son principe qu'en son quantum et fait valoir que le mode d'évaluation, par la société Almeco, de son préjudice ne saurait être retenu, la marge de 98,13 % évoquée étant une marge sur les matières qui ne peut en aucune façon représenter un manque à gagner;

Attendu que le préjudice subi par la société Almeco ne peut s'apprécier qu'en fonction du manque à gagner par elle subi du fait de la rupture brutale des relations commerciales qu'elle entretenait avec la société Petit Bateau, et non sur la base d'un chiffre d'affaires;

Que le manque à gagner se calcule à partir du chiffre d'affaires non réalisé du fait de cette rupture brutale, duquel doivent être déduits les frais et charges que l'entreprise aurait dû supporter pour réaliser ce chiffre d'affaires, et qu'elle n'a pas engagés;

Attendu que suivant les marges classiques du secteur, le tribunal a justement chiffré le manque à gagner de la société Almeco à 10 % du chiffre d'affaires moyen réalisé par cette dernière avec la société Petit Bateau au cours des années précédent la rupture;

Que le jugement entrepris sera donc confirmé en ce qu'il a condamné la société Petit Bateau à verser à Monsieur Lemoine, ès qualités, la somme de 400 000 F, soit 60 979,61 euros; que Monsieur Lemoine, ès qualités, sera débouté du surplus de ses demandes;

Attendu que chacune des parties succombant un son appel, il n'y a pas lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; qu'il sera fait masse des dépens qui seront mis à la charge, pour moitié, de chacune des parties;

Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris, Y ajoutant, Déboute Monsieur Lemoine, ès qualités, de sa demande en paiement de dommages-intérêts complémentaires, Dit n'y avoir lieu de faire application des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne la société Petit Bateau et Monsieur Lemoine, ès qualités, chacun pour moitié, aux dépens, avec droit de recouvrement direct au profit des avoués de la cause, conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.