CA Paris, 5e ch. A, 1 octobre 2003, n° 2002-03968
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
AXA Conseil vie (SA), Compagnie AXA Conseil IARD (SA)
Défendeur :
Prunac, Girard
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Riffault-Silk
Conseillers :
MM. Faucher, Picque
Avoués :
SCP Mira-Bettan, SCP Bolling-Durand-Lallement
Avocats :
Mes Lazari, Rabier, SCP Rabier Leveillard.
Estimant que Maryline Richard épouse Girard (Madame Girard) et Odile Boucher épouse Prunac (Madame Prunac) avaient "gravement manqué à l'ensemble de leurs obligations de loyauté commerciale [vis-à-vis d'AXA] en participant à la violation consciente et volontaire des clauses de non-concurrence de leurs époux", les SA "AXA Conseil vie" et "AXA Conseil IARD" les ont attraites le 28 septembre 2000, devant le Tribunal de commerce de Meaux aux fins de l'entendre ordonner, sous astreinte de 500 000 F par jour de retard, la cessation des activités de courtage d'assurance et la fermeture des trois fonds de commerce concernés et de les condamner solidairement à leur payer 2 632 478 F "sauf à parfaire", majorés des intérêts au taux légal à compter de l'assignation, outre 70 000 F de frais irrépétibles.
Mesdames Girard et Prunac ont reconventionnellement sollicité chacune 250 000 F de dommages et intérêts pour procédures "abusives, injustifiées et vexatoires" ainsi que la main-levée tant de la saisie conservatoire de créances, pratiquée le 6 septembre 2000, que du nantissement sur les fonds de commerce et le blocage, sous astreinte de 5 000 F par jour de retard, de la somme immobilisée.
Elles ont en outre réclamé la restitution, sous astreinte de 1 000 F par jour de retard, du livre d'entrées et de sorties du personnel et de 50 000 F de frais non compris dans les dépens.
Par jugement contradictoire du 5 février 2002 assorti de l'exécution provisoire, le tribunal a intégralement débouté les sociétés AXA Conseil vie et AXA Conseil IARD de leurs demandes et, accueillant partiellement les prétentions reconventionnelles, a ordonné la main-levée immédiate de la saisie conservatoire de créance et du nantissement du fonds de commerce.
Il a en outre ordonné sous astreinte par jour de retard de:
- 457,35 euros, le déblocage de la somme immobilisée depuis septembre 2000,
- 30,49 euros, la restitution du livre des entrées et sorties du personnel.
Le tribunal a aussi condamné solidairement les sociétés AXA Conseil vie et AXA Conseil IARD à verser 245,98 euros de frais irrépétibles à chacune des demanderesses reconventionnelles.
Appelantes le 21 février 2002, les sociétés AXA France vie et AXA France IARD, déclarant respectivement venir aux droits des sociétés AXA Conseil vie et AXA Conseil IARD, exposent, aux termes de leurs ultimes écritures signifiées le 6 mai 2003, que:
- Monsieur Girard, licencié pour faute le 10 mars 1999, était antérieurement salarié du groupe d'assurances depuis 1986 et, dans son dernier état, occupait le poste d'inspecteur-Conseil pour lequel l'article 69 de la Convention collective de l'inspection stipule l'interdiction tant de démarchage de l'ancienne clientèle que de débauchage,
- Monsieur Prunac, dont le contrat de travail était aussi assorti d'une clause de non-concurrence, a été licencié pour faute le 19 avril 1999; il était auparavant chargé de mission IARD, depuis 1983 et, à ce titre, ne gérait pas en direct de portefeuille, mais intervenait sur ceux gérés par les agents travaillant sous son contrôle, dont notamment Monsieur Girard.
Les appelantes précisent que le contentieux de ces deux ruptures est actuellement pendant devant le Conseil des prud'hommes de Meaux.
Les deux compagnies d'assurances estiment que les trois fonds de commerce de courtage d'assurances aujourd'hui exploités par Mesdames Girard et Prunac, regroupés sous l'enseigne "Aisnes assurances" sont indirectement développés par leurs anciens salariés, Messieurs Girard et Prunac, ce qui résulte à leurs yeux, de l'envoi de nombreuses lettres de résiliation de polices concernant environ 60 % du portefeuille autrefois géré par Monsieur Girard, sur des modèles pré-imprimés et des lettres type identiques d'accompagnement et affranchies pour la plupart, à partir des machines à affranchir des cabinets de courtage de Mesdames Girard et Prunac.
Elles considèrent que ces faits sont confirmés par les constatations effectuées le 19 avril 2000, par trois huissiers de justice commis par ordonnance du 14 avril précédent par le président du Tribunal de commerce de Meaux, desquelles il ressort notamment:
- que Monsieur Girard était présent sur le site de Lizy-sur-Ourcq lors du passage de l'officier ministériel et que l'employée présente à l'agence de La Ferté Milon a indiqué que celui-ci "passait deux fois par semaine pour prendre le courrier afin de l'affranchir",
- qu'il a été retrouvé sur le site de La Ferté Milon "des piles de papier à en-tête d'AXA Conseil" et sur celui de La Ferté-sous-Jouarre, un classeur contenant des dossiers [de clients] de cette dernière,
- que Madame Girard a déclaré à l'huissier instrumentaire que "les clients ne [souhaitaient] pas avoir affaire à d'autres personnes que Madame Girard ou Madame Prunac, ayant l'habitude de traiter avec leurs maris",
- que les noms de Monsieur Girard et de Monsieur Prunac apparaissaient sur le papier à en-tête des fonds de commerce concernés,
- que 180 clients d'AXA Conseil avaient résilié leurs contrats afin d'en souscrire de nouveaux auprès de la compagnie "Le Continent" dont les cabinets "Aisnes assurances" étaient les agents généraux dans le secteur.
Les compagnies d'assurances estiment que les épouses "n'ont aucun rôle d'écran" et en déduisent que les fonds de commerce litigieux ont été constitués par leurs anciens salariés alors qu'ils étaient toujours liés par des obligations de non-concurrence, ce qui constitue des actes de concurrence déloyale, Mesdames Girard et Prunac étant complices, en tant qu'employeurs, de la violation desdites obligations. Elles indiquent que les clauses de non-concurrence sont conformes à la réglementation et à la jurisprudence connue au jour où elles ont été souscrites et qu'à ce jour, elles n'ont pas été annulées.
Elles prétendent par ailleurs, que Mesdames Girard et Prunac sont également directement auteurs d'acte de concurrence déloyale résultant du dénigrement, de l'utilisation de la connaissance qu'avaient leurs maris de la clientèle d'AXA, du déménagement systématique de cette dernière et de l'utilisation de papier à entête d'AXA entretenant une confusion dans l'esprit de la clientèle antérieurement suivie par Messieurs Girard et Prunac lorsqu'ils étaient les préposés des compagnies d'assurances du groupe AXA.
Les appelantes estiment encore que les mesures conservatoires n'ayant pas été contestées par les intéressés au moment de leur mise en place, les intimées sont aujourd'hui mal fondées à prétendre qu'elles seraient injustifiées, Mesdames Girard et Prunac ne justifiant pas à leurs yeux, du préjudice qu'elles allèguent.
Les sociétés AXA France vie et AXA France IARD concluent à l'infirmation du jugement entrepris, renouvellent, en les exprimant en euros, les prétentions antérieurement formulées devant les premiers juges, l'indemnité étant portée à 760 385,67 euros (4 987 803 F) et l'astreinte à 75 000 euros par jour de retard et réclament en outre 10 000 euros de frais irrépétibles.
Intimées, Mesdames Girard et Prunac répliquent, aux termes de leurs dernières conclusions signifiées le 17 juin 2003, que les cabinets de Lizy-sur-Ourcq et de La Ferté Milon ont été créés en 1989 par Madame Girard et que Madame Prunac s'est associée avec la première en 1999 en exerçant son activité à La Ferté-sous-Jouarre. Elles en déduisent que pendant plus de 10 ans, il y a eu des activités d'assurances concurrentes exercées par Madame Girard, d'abord seule puis avec Madame Prunac, sans que la compagnie UAP puis la compagnie AXA aient, antérieurement aux licenciements de Messieurs Girard et Prunac, soulevé la moindre contestation. Les intimées en déduisent que la présente instance a été engagée par les compagnies AXA dans l'unique but de faire pression sur les instances prud'homales antérieurement engagées par leurs époux à l'encontre de leur ancien employeur. Estimant accessoirement que les clauses de non-concurrence concernant leurs maris et invoquées par les appelantes, sont nulles comme ne comportant pas de contrepartie financière, Mesdames Girard et Prunac indiquent que les intéressés ne sont pas leurs salariés dans l'exploitation de leurs trois fonds de commerce.
Elles font valoir:
- qu'il est courant qu'un cabinet de courtage d'assurances dispose de différentes lettres type de résiliation pour les besoins de leurs nouveaux clients souhaitant changer d'assureur, ce qui ne constitue pas à leurs yeux, la démonstration de l'existence d'un détournement de clientèle,
- que leurs cabinets n'ont récupéré qu'une cinquantaine de clients qui faisaient antérieurement partie des 2 000 clients suivis par Monsieur Girard au sein d'AXA, soit environ 5 %, ce qui leur paraît insuffisant pour caractériser le détournement allégué de clientèle,
- qu'une grande partie des clients AXA antérieurement suivis par Monsieur Girard se sont répartis entre les différents cabinets de courtage de la région selon le jeu normal de la concurrence et la liberté du client de changer d'assureur à un moment où les anciens réseaux UAP et AXA se restructuraient, suite à la fusion de ces deux compagnies,
- que sur les 51 lettres de résiliation constatées par les huissiers judiciairement commis à la requête des appelantes, une partie ne provenait pas du portefeuille clients antérieurement géré par Monsieur Girard chez AXA, de sorte que les sociétés AXA ne démontrent nullement la prétendue politique de résiliation massive qu'elles leur imputent.
Les intimées contestent aussi formellement avoir commis des actes de dénigrement et estiment au surplus, que les sociétés AXA ne justifient pas davantage du quantum des préjudices qu'elles invoquent, ni du lien de causalité entre leur faute supposée et le dommage allégué.
Mesdames Girard et Prunac concluent implicitement à la confirmation du jugement entrepris et sollicitent à nouveau 50 000 euros de dommages et intérêts pour procédures "abusives, injustifiées et vexatoires", outre 10 000 euros chacune de frais non compris dans les dépens.
Sur ce,
Considérant liminairement, que Mesdames Girard et Prunac, seules présentes dans l'instance engagée par les sociétés AXA, ne sont pas personnellement liées par une quelconque obligation contractuelle vis-à-vis des compagnies d'assurances appelantes;
Que l'huissier constatant a lui-même relevé que l'ancien papier à en-tête AXA était utilisé dans les brouillons et que l'utilisation de chemises plastiques revêtues de la même mention résultait d'un souci d'économie de fournitures dans le classement des dossiers au cabinet, de sorte que, la preuve de l'usage, directement dans les rapports avec la clientèle, n'étant pas rapportée, il ne s'en déduit pas une activité déloyale des courtiers d'assurances concernés;
Sur la complicité alléguée de violation des obligations de non-concurrence souscrites par MM. Girard et Prunac
Considérant qu'il résulte des pièces du dossier que Messieurs Girard et Prunac ne sont pas salariés de Mesdames Girard et Prunac, prises en leurs qualités de courtiers d'assurances exploitant trois cabinets en nom personnel et commercialement associées sous l'unique dénomination commerciale "Aisne assurances";
Qu'il n'est pas discuté que le cabinet de Lizy-sur-Ourcq est situé au sein du domicile familial des époux Girard, ce qui ne permet pas de déduire de la présence de Monsieur Girard à proximité du local du cabinet de courtage, la preuve de son éventuelle participation à l'exploitation dudit cabinet, alors que la présence de ce dernier lors des constatations de l'huissier le 19 avril 2000, résulte de l'appel que lui a fait son épouse, après l'arrivée dans les lieux de l'officier ministériel accompagné de la gendarmerie, ce qui ne démontre pas une présence habituelle;
Que de même le simple passage deux fois par semaines au cabinet de La Ferté Milon pour prendre le courrier afin de l'affranchir, relève de la solidarité conjugale, Monsieur Girard disposant à l'époque de temps libéré par la perte de son emploi, ce seul fait n'établissant pas que l'intéressé participait personnellement à l'exploitation du cabinet de courtage en assurances;
Que par ailleurs, Mesdames Girard et Prunac ayant la faculté d'utiliser leur nom marital dans leur exercice professionnel, la participation de Messieurs Girard et Prunac à la gestion des cabinets concernés, ne se déduit pas de la mention des noms "Girard" et "Prunac" sur le papier à en-tête des cabinets "Aisne assurances";
Qu'il convient au surplus de relever que la présence de Monsieur Prunac au sein des cabinets du groupement "Aisne assurances" ne résulte d'aucune pièce du dossier et que de l'aveu même des sociétés AXA dans leurs dernières écritures (page 21), la clause de non-concurrence de Monsieur Girard s'appliquait pendant un an à compter de la rupture, laquelle est intervenue le 19 mars 1999, de sorte qu'au jour des constatations de l'huissier de justice le 19 avril 2000, la clause litigieuse n'avait plus d'effet;
Sur la concurrence déloyale reprochée à Mesdames Girard et Prunac
Considérant que le dénigrement invoqué par les compagnies d'assurances appelantes n'est pas établi par les pièces versées aux débats;
Que les clients du portefeuille anciennement géré par Monsieur Girard, dont les compagnies AXA se plaignent de la disparition, ne se retrouvent pas, en nombre suffisamment significatif, au sein des contrats d'assurances gérés par les trois cabinets de courtage "Aisne assurances";
Considérant par ailleurs, qu'en outre qu'il est d'usage que l'assuré, souhaitant changer d'assureur, mandate son courtier pour résilier en son nom l'ancienne police d'assurances, qu'il résulte des écritures des appelantes elles-mêmes, que les résiliations constatées proviennent de sept types différents de lettres de résiliation, ce qui ne démontre pas, comme l'affirment à tort les appelantes, qu'elles émanaient toutes des cabinets de courtage exploités par Mesdames Girard et Prunac;
Que parmi les machines à affranchir désignées par les sociétés AXA dans leur requête du 14 avril 1999 au président du Tribunal de commerce de Meaux en vue d'obtenir la désignation d'huissiers constatant, certaines se sont révélées être utilisées par d'autres intervenants que les cabinets "Aisnes assurances";
Considérant encore, que Madame Girard a déclaré à l'huissier le 19 avril 2000, que les anciennes polices AXA ou UAP se trouvant dans ses dossiers concernent les clients qui étaient autrefois assurés chez ces assureurs et qui ont ensuite souhaité spontanément en changer entre mars 1999 et avril 2000, sans qu'elle n'effectue aucun démarchage auprès d'eux, les intéressés souhaitant de leur plein gré s'adresser aux intimées parce qu'ils avaient antérieurement l'habitude de gérer leur contrat d'assurance avec leurs maris;
Que les sociétés AXA procèdent par affirmation sans rapporter la preuve, qui leur incombe, de la connaissance par Mesdames Girard et Prunac de la liste des clients AXA autrefois gérés par Monsieur Girard sous le contrôle de Monsieur Prunac, ni davantage d'un démarchage de ces clients par les intimées;
Qu'en outre rien ne permet de déduire des pièces versées aux débats, que Mesdames Girard et Prunac n'exploitaient pas personnellement les cabinets de courtage concernés et qu'elles auraient joué un simple "rôle d'écran" de leurs époux respectifs;
Sur les demandes reconventionnelles de Mesdames Girard et Prunac et les frais irrépétibles
Considérant que les mains-levées ordonnées par le tribunal, concernant les mesures conservatoires visées aux débats en première instance, n'ont pas fait l'objet de contestation en appel, les parties ayant indiqué être parvenues à un accord, lequel a été constaté par l'ordonnance du 2 octobre 2002 du magistrat délégataire du premier Président de cette cour, initialement saisi par une demande de suspension de l'exécution provisoire ordonnée par les premiers juges;
Considérant par ailleurs, compte tenu des circonstances particulières de la cause, que les intimées n'ont pas rapporté la démonstration du caractère abusif, injustifié et vexatoire de la procédure intentée par les sociétés AXA;
Qu'il serait en revanche inéquitable de leur laisser la charge définitive des frais irrépétibles supplémentaires qu'elles ont dû exposer en cause d'appel;
Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris en toutes ses dispositions, Y ajoutant, Condamne les sociétés AXA France vie (anciennement AXA Conseil vie) et AXA France IARD (anciennement AXA Conseil IARD), aux dépens d'appel et à verser à Maryline Richard épouse Girard et Odile Boucher épouse Prunac, globalement 5 000 euros de frais irrépétibles, Admet la SCP Bolling-Durant-Lallement, avoué, au bénéfice de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.