CA Paris, 4e ch. B, 15 octobre 1992, n° 91-7046
PARIS
Arrêt
Confirmation
PARTIES
Demandeur :
JC Décaux (SA)
Défendeur :
Marignan Publicité (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Poulain
Conseillers :
M. Ancel, Mme Regniez
Avoués :
SCP Duboscq Pellerin, Me Ribaut
Avocats :
Mes Sarfati, Virally Legros.
Par jugement rendu le 11 février 1991 par sa onzième chambre, le Tribunal de commerce de Paris, statuant sur une demande en concurrence déloyale pour masquage de panneaux publicitaires de la société Marignan Publicité (Marignan) par un panneau de Mobilier Urbain Publicitaire (MUPI) implanté par la société JC Decaux (Decaux) a jugé que le choix des emplacements pour l'implantation de mobiliers urbains fait en accord entre Decaux et la ville de Paris ne constituait pas un acte administratif opposable à Marignan, que la demande de Marignan ne constituait pas un abus de droit tel que défini par le "Code des pratiques loyales en matière d'exploitation d'emplacements publicitaires" et que Decaux a commis un acte de concurrence déloyale en masquant par son panneau disposé en niveau du 19, rue de Flandre les panneaux de Marignan apposés au 13 de la même rue. Il a ordonné l'enlèvement du panneau de Decaux aux frais exclusifs de cette société dans les quinze jours de la notification du jugement, sous astreinte, ordonné l'exécution provisoire de cette injonction et condamné Decaux à payer à Marignan 75 000 F de dommages-intérêts et 5 000 F au titre de l'article 700 du NCPC. Le "MUPI" a été retiré au début du mois d'avril 1991. Decaux, appelante de ce jugement, conclut à son infirmation et à la condamnation de Marignan à lui payer 10 000 F au titre de l'article 700 du NCPC. Subsidiairement elle demande la désignation d'un expert chargé de fournir tous éléments utiles pour apprécier s'il existe un lien de causalité entre le "prétendu masquage" et la non-exploitation des panneaux de Marignan, et, le cas échéant, pour évaluer le préjudice subi.
Marignan conclut à la confirmation du jugement, sauf à ce que la condamnation à dommages-intérêts prononcée contre Decaux soit élevée à la somme de 214 760 F, le masquage lui ayant fait perdre l'exploitation des trois panneaux du 15 juin 1990 au début avril 1991. Elle demande en outre le paiement par Decaux de 20 000 F pour remboursement de frais non taxables.
Sur ce, LA COUR qui pour plus ample exposé renvoie au jugement et aux écritures d'appel,
Considérant que pour contester le jugement entrepris Decaux fait valoir, tout d'abord, que contrairement à ce qui est énoncé au jugement, elle n'a jamais reconnu avoir commis un masquage des panneaux de Marignan; qu'en fait le constat d'huissier établi à la requête de Marignan le 21 septembre 1989 ne relève qu'un masquage partiel; que le mobilier urbain implanté par elle face au 19 rue de Flandre n'est pas dans l'axe de vision des panneaux apposés par Marignan sur le mur de l'immeuble du 13 rue de Flandre et qu'il est situé à une distance suffisante de ceux-ci pour ne pas les cacher;
Considérant qu'il résulte du constat d'huissier et des photographies qui y sont jointes que le mobilier urbain implanté par Decaux, pour n'être pas exactement situé à la même distance de la chaussée que les panneaux de Marignan, n'en empêchait pas moins une personne descendant la rue de Flandre, qu'elle soit à pied ou en automobile, de voir complètement les panneaux de Marignan avant d'avoir dépassé la hauteur du MUPI implanté par Decaux au plus à 20 mètres en avant;
Considérant qu'il est certain, à raison de ce masquage partiel que Marignan ne pouvait plus, après la mise en place de MUPI de Decaux, louer/ses emplacements d'affichage à des clients, sans s'exposer, de leur part, à des réclamations justifiées sur la mauvaise qualité de l'exposition de leurs publicités; qu'ainsi, le reproche de masquage est établi, en ce qui concerne sa matérialité, lors de la coexistence des panneaux Marignan et du MUPI de Decaux;
Considérant que Decaux soutient, en produisant une lettre de la ville de Paris du 22 février 1990, qui constituerait un "refus implicite" de sa demande de déplacer le mobilier urbain litigieux qu'il ne lui appartenait pas de remédier à cet état de fait;
Considérant que Decaux n'a pas fourni la demande d'autorisation de retrait du MUPI à laquelle la lettre de la ville serait la réponse; qu'en réalité la lettre du 22 février 1990 ne répond pas à une telle demande mais se borne à rappeler des faits que Marignan ne conteste pas, à savoir que l'implantation du mobilier urbain publicitaire face au 19 rue de Flandre, réalisée le 19 juillet 1989, a été autorisée à la suite d'une réunion tenue sur place le 24 avril 1989, date à laquelle il n'avait pas été noté la présence à proximité de panneaux dont l'utilisation aurait pu être affectée par l'implantation du "MUPI"; qu'ainsi, en fait, la lettre de la ville ne constitue pas un refus d'autorisation d'enlever le MUPI, ce que Decaux soutient avec une mauvaise foi évidente; qu'en outre, à supposer que la ville aurait interdit à Decaux d'enlever son mobilier publicitaire face au 19 rue de Flandre, ce refus n'aurait en rien dispensé Decaux de réparer le préjudice causé à Marignan par un matériel l'empêchant d'utiliser normalement le sien, si le matériel de Marignan avait été installé antérieurement; que la réponse de la ville de Paris aurait, d'ailleurs, dans un tel cas éventuellement justifié un recours de Decaux contre la ville; qu'en effet, comme l'a très justement analysé le tribunal qui cite les documents contractuels entre la ville et Decaux, la concession du domaine public pour l'implantation de panneaux publicitaires est donnée à Decaux sous l'expresse réserve qu'elle ne porte pas atteinte aux droits des tiers; que notamment l'article 9 de la Convention du 12 juillet 1976 précise que Decaux agit sous sa seule responsabilité et qu'elle devra couvrir la ville de toute réclamation justifiée d'un tiers; que le même article précise qu'au cas où un mobilier urbain causerait un dommage indu à un tiers, "le concessionnaire sera autorisé à supprimer le mobilier visé sans pouvoir de ce chef réclamer aucune indemnité à la ville de Paris";
Considérant ainsi que c'est de façon inexacte que Decaux soutient que son contrat avec la ville de Paris obligerait les tiers à supporter la présence des mobiliers urbains publicitaires dont elle a choisi le lieu d'implantation en accord avec la ville; qu'en réalité, le contrat loin d'exclure la responsabilité de Decaux dans le cas où les droits des tiers seraient lésés par une telle exploitation, prévoit expressément que si la responsabilité de Decaux est engagée envers les tiers, cette société devra également garantir la ville de toute condamnation éventuelle; qu'en outre, il prévoit la remise des lieux dans un état tel qu'il ne soit plus porté atteinte aux droits des tiers, aux frais de la seule société JC Decaux; qu'ainsi Decaux n'est pas fondée à prétendre que sa concession ferait obstacle à ce que les tribunaux prononcent toute mesure utile pour la protection des droits des tiers, notamment par une remise en état normale des lieux;
Considérant que les documents versés aux débats, exactement analysés par le tribunal, établissent que les panneaux de Marignan ont été mis en place dès le mois de mai 1989, de qui résulte de l'ordre d'installation et de la facturation de Marignan au client; qu'en revanche, ce n'est que le 19 juillet 1989, ainsi que le dit la lettre de la ville de Paris du 22 février 1990, que le MUPI de Decaux a été mis en place; qu'il en résulte qu'en disposant son MUPI Decaux a masqué les panneaux de Marignan du 13 rue de Flandre antérieurement installés; qu'ainsi, Decaux s'est rendu coupable du masquage fautif qui lui est reproché;
Considérant, au surplus, que, comme l'a justement retenu le jugement par des motifs exacts que la cour adopte, Marignan avait reçu du propriétaire du fonds du 13 rue de Flandre l'autorisation de disposer ses panneaux avant que la ville n'autorise Decaux à installer son MUPI face au 19 rue de Flandre; qu'au demeurant, comme le retient exactement le code des usages loyaux recensés par les professionnels de l'affichage, la priorité qui interdit aux autres afficheurs de gêner l'utilisation de l'emplacement d'un concurrent doit être appréciée en raison de la date d'installation matérielle et non de l'autorisation donnée par le titulaire des droits sur le fonds dès lors qu'il n'est pas raisonnable de penser que celui qui obtient une autorisation notifie son droit à ses concurrents;qu'en l'espèce, d'ailleurs, Decaux ne prétend pas qu'elle aurait notifié l'autorisation reçue de la ville de Paris avant que celle-ci dispose de l'emplacement du mur de l'immeuble situé 13 rue de Flandre;
Considérant ainsi que c'est de façon légitime que Marignan a mis en place des panneaux et que c'est de façon fautive que Decaux a installé un mobilier urbain masquant partiellement les panneaux de Marignan;que c'est donc à bon droit que le tribunal a déclaré Decaux auteur de concurrence déloyale et lui a ordonné d'enlever le mobilier urbain dont la présence portait atteinte aux droits de Marignan;
Considérant en ce qui concerne le préjudice causé par Decaux à Marignan que cette société affirme qu'elle a dû cesser l'exploitation de ses panneaux à compter du 15 juin 1990 et qu'elle n'a pu la reprendre qu'après la suppression du mobilier urbain de Decaux début avril 1991; que Decaux conteste le fait que les panneaux de Marignan seraient restés inexploités durant toute la période indiquée, mais ne rapporte nullement la preuve que les panneaux masqués, et donc inutilisables pour un usage normal, auraient été loués à des annonceurs entre le 15 juin 1990 et la fin mars 1991; qu'ainsi, il y a lieu de tenir le fait allégué par Marignan pour établi;
Considérant que Decaux affirme, sans être contredit sur de point, que le marché publicitaire a été médiocre durant la période située entre le 15 juin 1990 et le début avril 1991; qu'elle en déduit que le défaut d'exploitation des panneaux de Marignan serait imputable non à leur masquage mais au défaut de commandes de la clientèle; qu'elle demande qu'il soit procédé à une expertise pour déterminer la part des pertes d'exploitation des panneaux qui serait éventuellement la conséquence du masquage; que, en revanche, Decaux ne conteste pas l'exactitude des chiffres donnés par Marignan, à partir des prix qu'elle pratique habituellement, pour évaluer les recettes qu'elle aurait réalisées an louant ses panneaux, sans discontinuer, durant la période allant du 15 juin 1990 au début avril 1991;
Considérant que le masquage, même non total, des panneaux de Marignan justifiait pleinement la neutralisation de ces espaces jusqu'a ce que leur location puisse assurer des prestations normales à la clientèle; qu'en revanche Marignan n'établit nullement qu'elle a, durant la période commercialement difficile allant de juin 1990 à avril 1991, loué an permanence les emplacements dont elle pouvait disposer dans des conditions normales; qu'eu égard aux éléments fournis, la cour est en mesure d'évaluer, sans qu'il y ait lieu à expertise, à 120 000 F le préjudice subi par Marignan en conséquence de la faute de Decaux;
Considérant que l'équité conduit à faire application de l'article 700 du NCPC en faveur de Marignan à hauteur de 6 000 F pour les frais exposés en appel;
Par ces motifs, Confirme le jugement entrepris sauf en ce qui concerne le montant des dommages-intérêts, Statuant à nouveau de ce chef, Condamne la société JC Decaux à payer à la société Marignan Publicité 120 000 F de dommages-intérêts, Statuant sur la demande additionnelle, Condamne la société JC Decaux à payer à la société Marignan Publicité 6 000 F au titre de l'article 700 du NCPC, pour ses frais en appel, Rejette toute autre ou plus ample demande, Condamne la société JC Decaux aux dépens et admet Maître Ribaut, avoué, au bénéfice de l'article 699 du NCPC.