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Décisions

CA Angers, ch. corr., 12 juillet 1994, n° 9300476

ANGERS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Union fédérale des consommateurs Que Choisir, Association force ouvrière consommateurs de la Sarthe, Union fédérale des consommateurs de la Sarthe

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Chauvel

Substitut :

général: M. Brudy

Conseillers :

MM. Gauthier, Liberge

Avocats :

Mes Papin, Descamps, Benoit, Bihl.

TGI Angers, ch. corr., du 3 févr. 1993

3 février 1993

LA COUR:

L'Union fédérale des consommateurs UFC Que Choisir ? partie civile, le prévenu Joseph V, le Ministère public, chacun pour ce qui les concerne, ont interjeté appel d'un jugement du Tribunal correctionnel d'Angers du 3 février 1993, qui pour tromperie sur les qualités substantielles d'une marchandise, infraction à arrêté de suspension de mise sur le marché d'un produit interdit, a condamné Joseph V à un mois d'emprisonnement avec sursis, une amende de 5 000 F pour le délit et à une amende de 5 000 F pour la contravention, a ordonné la publication du jugement par extraits, dans le journal Ouest France édition d'Angers, aux frais du condamné jusqu'à concurrence de 2 000 F, pour distribution d'un produit interdit et infraction à obligation de retirer du marché un produit interdit, a condamné André M à deux amendes de 2 000 F chacune, a déclaré l'AFOC de la Sarthe irrecevable en sa constitution de partie civile, a reçu l'Union fédérale des consommateurs Que Choisir en sa constitution de partie civile, a condamné solidairement Joseph V et André M à lui payer la somme de 1 F à titre de dommages-intérêts ainsi que la somme de 2 500 F au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale, a reçu l'Union fédérale des consommateurs 72 en sa constitution de partie civile, a condamné André M à lui payer la somme de 1 F à titre de dommages-intérêts ainsi que la somme de 1 300 F au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale.

Régulièrement citée, l'AFOC de la Sarthe, partie civile, est absente non représentée.

Régulièrement citées, l'UFC Que Choisir ? et l'UFC de la Sarthe (UFC 72), partie civile, sont représentées par un même conseil que dépose les conclusions ainsi développées:

Plaise à LA COUR

Attendu qu'un laboratoire japonais a mis sur le marché mondial, un produit dénommé "L. Tryptophane" fabriqué chimiquement; que cette substance a été aussitôt utilisée par de nombreux fabricants de produits "naturels" produits diététiques, anti-stress, ... etc;

Attendu que courant 1989, il est apparu aux USA une épidémie touchant des milliers de consommateurs et provoquant plusieurs dizaines de morts; que cette épidémie a été causée par le L. Tryptophane; qu'en France, si l'on n'a déploré aucun mort, une centaine de consommateurs ont été touchés dont certains très gravement;

Attendu que l'Etat est intervenu très rapidement sur le fondement de la loi du 23 juillet 1983; qu'un premier arrêté ministériel a interdit la mise sur le marché et ordonné le retrait de tous les produits contenant du L. Tryptophane comme ingrédient majoritaire; qu'un second arrêté du 11 mai 1990 a interdit sur le marché et ordonné le retrait de tout produit contenant du L. Tryptophane ajouté;

Attendu que fin mai 1990, il ne devait donc plus être possible de trouver sur le marché aucun produit contenant du L. Tryptophane ajouté;

Attendu que le 16 janvier 1991, procédant à une enquête, l'UFC découvre que le magasin "X" de Monsieur M au Mans, continue de vendre aux consommateurs des gélules de L. Tryptophane ajouté en provenance de la société Y;

Attendu que l'UFC engage aussitôt une triple action:

- un référé au Tribunal de grande instance du Mans pour obtenir le retrait des gélules du magasin de M. M;

- un article dans Que Choisir afin d'alerter les consommateurs;

- une plainte entraînant la saisie du juge d'instruction d'Angers;

Attendu que l'instruction a révélé que la société Y a bien informé ses représentants du premier arrêté ministériel, mais n'a rien fait pour organiser le retrait prévu par ce texte; que par contre, M. V n'a rien fait pour informer son personnel et ses clients de l'arrêté du 11 mai 1991; que lorsque la Direction Départementale de la Concurrence et de la Consommation, alertée par l'article Que Choisir, se rendra aux établissements Y, elle y découvre 11 115 gélules de L. Tryptophane, 200 grammes de L. Tryptophane pur et 300 grammes de L. Tryptophane ajouté que de même, il est apparu que M. V avait continué de livrer des gélules de L. Tryptophane à ses revendeurs notamment à Marmande et Agen; que l'instruction a également révélé que c'est le 3 août 1990, soit trois mois après l'arrêté du 11 mai 1990 que M. M a commandé 20 piluliers de 60 gélules de L. Tryptophane que M. V lui a vendus et livrés sans aucune difficulté;

Attendu que par jugement du 3 février 1993, le Tribunal correctionnel d'Angers a condamné pour ces faits, Monsieur V à un mois d'emprisonnement et 5 000 F d'amende et Monsieur M à 2 amendes de 2 000 F; que, considérant le préjudice collectif des consommateurs dont l'UFC réclamait réparation, comme uniquement moral et symbolique, le tribunal a accordé à l'UFC un franc de dommages-intérêts et 2 500 F au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale;

Attendu que l'UFC a interjeté appel de cette décision;

Sur les infractions.

Attendu que, comme l'ont relevé les premiers juges, les infractions sont constituées et ne peuvent être sérieusement contestées; que le fait de vendre en août 1990 des produits interdits, constitue selon une jurisprudence constante, le délit de fraude prévu par l'article 1 de la loi de 1905 et sanctionné en l'espèce par l'article 2 de ladite loi, lesdits produits étant dangereux pour la santé des consommateurs; que l'intention coupable résulte de la qualité de professionnels et de spécialistes de M. V et M. M qui n'ignoraient pas et ne pouvaient ignorer l'arrêté du 11 mai 1990;

Attendu que le décret du 11 avril 1984 punit quiconque "n'aura pas procédé au retrait ou à la destruction d'un produit" ordonné par un règlement; que dès le 12 mai 1990, Monsieur V avait donc l'obligation de procéder à ce retrait, ce qu'il n'a pas fait, puisque deux ans plus tard, on trouvait encore ce produit en vente chez des commerçants de Marmande et d'Agen; que les contraventions sont donc bien établies; que contrairement à la décision des premiers juges, il y a autant de contraventions que de produits non retirés;

Sur le préjudice collectif des consommateurs.

Attendu que les premiers juges ont considéré ce préjudice comme purement moral et devant être réparé de manière symbolique;

Attendu tout d'abord qu'il convient de rappeler que l'UFC ne réclame pas la réparation d'un préjudice personnel, mais la réparation de l'atteinte portée aux intérêts collectifs des consommateurs; que l'UFC organisation de consommateurs agréée, a été chargée de poursuivre la défense de ces intérêts collectifs et la réparation des atteintes qui leur étaient portées par l'article 46 de la loi du 27 décembre 1973 et par la loi du 5 janvier 1988;

Attendu qu'en l'espèce, l'intérêt collectif des consommateurs concernés est leur droit à la sécurité lequel constitue le premier droit collectif des consommateurs, constamment affirmé par l'ONU, la CEE, l'article 5 de la loi du 23 juillet 1983, et une jurisprudence déjà abondante;

Attendu que, le L. Tryptophane ajouté, est un produit dangereux qui a tué des dizaines de consommateurs dans le monde; qu'en France, plusieurs dizaines de consommateurs ont été hospitalisés, que certains d'entre eux conservent aujourd'hui des séquelles graves dues à ce produit; que l'atteinte portée au droit des consommateurs à la sécurité par M. V, est donc particulièrement grave et nullement symbolique;

Attendu que selon la jurisprudence, l'atteinte portée aux intérêts collectifs réside notamment dans le fait que l'Association de consommateurs doit, pour prévenir de telle atteintes, organiser l'information des consommateurs, mener des enquêtes, assurer la formation des consommateurs, organiser des réunions, des conférences, etc....

Attendu qu'en l'espèce, pour parvenir à protéger la santé, voire la vie des consommateurs menacée par les agissements de Messieurs V et M, l'UFC a dû mener une enquête, publier un article dans sa revue, etc...; que de telles actions qui nécessitent du temps, la mobilisation de militants et de personnels, entraînent des dépenses, n'ont rien de symbolique;

Attendu que l'octroi d'1 franc de dommages-intérêts qualifié de symbolique, alors que la preuve des actions matérielles menées pour défendre les intérêts collectifs des consommateurs contre les dangers du L. Tryptophane, est bien rapportée, constitue la négation de cet intérêt collectif, affirmé à deux reprises par le législateur et relevé par plusieurs milliers de décisions de justice;

Par ces motifs,

Recevoir l'UFC en son appel et y faisant droit;

Confirmer la décision entreprise en ce qu'elle a déclaré constituées les infractions aux articles 1 et 2 de la loi du 1er septembre 1905 et au décret du 11 avril 1984;

Sur l'action publique, statuer ce que de droit sur les réquisitions du Ministère public;

Sur la réparation du préjudice causé aux intérêts collectifs des consommateurs, infirmer le jugement et statuant à nouveau;

Condamner M. V a payer à l'UFC la somme de 120 000 F en réparation du préjudice causé aux intérêts collectifs des consommateurs, et M. M à 6 000 F de dommages-intérêts pour la même cause;

Condamner M. V et M. M à payer à l'UFC la somme de 10 000 F au titre de l'article 475-1 du Code de procédure pénale et en tous les dépens;

Le Ministère public requiert pour Joseph V une peine de 1 mois avec sursis, et 25 000 F d'amende plus 5 000 F d'amende et la publication . Pour André M, il requiert deux peines d'amende de 5 000 F.

Régulièrement cité, le prévenu Joseph V est présent, assisté par leurs conseils qui plaident la confirmation.

Régulièrement cité, le prévenu André M est présent, assisté par un conseil qui plaide la confirmation.

Joseph V est prévenu d'avoir à Chanzeaux, le 3 août 1990:

- trompé les consommateurs (contractant réel M. Alfredo Morin ou contractant virtuel) sur les qualités substantielles et les risques inhérents à l'utilisation de gélules contenant du Tryptophane;

- enfreint aux obligations d'interdiction de mise sur le marché d'un produit présentant un danger grave ou immédiat pour les consommateurs, en l'occurrence le Tryptophane;

André M est prévenu d'avoir au Mans:

- courant août 1990 et le 16 janvier 1991, distribué à titre onéreux, un produit présentant un danger grave ou immédiat pour les consommateurs;

- le 12 février 1991, enfreint à l'obligation de retirer du marché un produit interdit présentant un danger grave ou immédiat pour les consommateurs;

Sur l'action publique

Qu'il résulte de l'information et des débats que Joseph V, dirigeant de la SA Y, a vendu, courant août 1990, 20 piluliers de 60 gélules contenant du Tryptophane, à André M, commerçant, alors que l'arrêté ministériel du 11 mai 1990 avait suspendu la fabrication, l'importation, la mise sur le marché de produits contenant cette substance.

Les prévenus, spécialistes dans le commerce ou la fabrication d'extraits de plantes, ne pouvaient ignorer cette réglementation.

Ainsi, même par l'intermédiaire d'employés mal informés, dont il est responsable, Joseph V a trompé les consommateurs virtuels en vendant un produit interdit, et dont l'utilisation pouvait être nuisible à la santé.

En conséquence, la cour, considérant que les faits, d'ailleurs non contestés par les prévenus sont établis, confirmera le jugement entrepris sur la culpabilité et sur les sanctions qui ont été bien appréciées par le premier juge.

Sur l'action civile

La cour confirmera la décision d'irrecevabilité de la constitution de partie civile de l'AFOC 72 qui a été bien appréciée, ainsi que la recevabilité de constitution de partie civile de l'UFC Que Choisir ? et de l'UFC 72.

Toutefois, considérant que le préjudice dont se prévaut l'UFC Que Choisir ? et l'UFC 72 n'est pas un préjudice moral mais un préjudice collectif résultant de l'atteinte portée aux intérêts collectifs des consommateurs, la cour réformera la décision entreprise en ce point.

Par ailleurs, considérant qu'en l'espèce les deux parties civiles susmentionnées ont engagé, pour la défense des consommateurs, des frais non contestables générés par les diverses actions entreprises au niveau de la justice, du public et des médias, la cour en fonction des éléments d'appréciation dont elle dispose, condamnera le prévenu V à payer aux deux parties civiles demanderesses la somme de 20 000 F et le prévenu M à leur payer la somme de 2 000 F en réparation du préjudice collectif direct qu'elles ont subi du fait des infractions commises.

Sur l'article 475-1 du Code de procédure pénale

La cour, considérant qu'il serait inéquitable de laisser aux parties civiles demanderesses la charge des frais irrépétibles qu'elles ont dû engager en cause d'Appel, condamnera solidairement les prévenus à leur payer la somme de 4 000 F de ce chef.

Par ces motifs, Statuant publiquement et contradictoirement à l'égard de toutes les parties à l'exception de l'AFOC 72 à l'égard de laquelle il sera statué par défaut Au pénal Confirme le jugement entrepris. Au civil Confirme le jugement entrepris sur l'irrecevabilité de la constitution de partie civile de l'AFOC 72 et sur la recevabilité des constitutions de partie civile de l'UFC Que Choisir ? et de l'UFC 72. Réformant pour le surplus Dit, que le préjudice des deux parties civiles susmentionnées n'est pas un préjudice moral mais un préjudice collectif. Condamne Joseph V à payer vingt mille francs (20 000 F) de dommages-intérêts et le prévenu André M deux mille francs (2 000 F) de dommages-intérêts à l'UFC Que Choisir ? et à l'UFC 72 en réparation de ce préjudice collectif découlant directement des infractions. Y ajoutant Condamne solidairement les prévenus à payer aux parties civiles susmentionnées les sommes de quatre mille francs (4 000 F) sur le fondement de l'article 475-1 du Code de procédure pénale. La présente décision est assujettie à un droit fixe de procédure d'un montant de 800 F chacun dont sont redevables Joseph V et André M, conformément aux dispositions de l'article 1018 A du Code général des impôts. Ainsi jugé et prononcé par application des articles 1er, 7 loi du 1er Août 1905, désormais référencés sous le numéro L. 213-1 du Code de la consommation, 1, 3, 10, 11, 12, de la loi 83-660 du 21 juillet 1983, 1er du décret 84-272 du 11 avril 1984, 1, 2, 5, 6 de l'arrêté ministériel du 11 mai 1990, 473 du Code de procédure pénale.