Cass. crim., 20 mai 1985, n° 84-91.606
COUR DE CASSATION
Arrêt
Cassation
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Escande
Rapporteur :
M. Le Gunehec
Avocat général :
M. Clerget
Avocats :
SCP Lesourd, Baudin, Mes Odent, Le Griel, SCP Lyon-Caen Fabiani Liard.
LA COUR: - Statuant sur les pourvois formés par 1 - P Maurice, 2 - E Michel, tous deux prévenus, 3 - l'Union fédérale des consommateurs, (UFC) partie civile, contre l'arrêt de la chambre correctionnelle de la Cour d'appel de Versailles, en date du 15 février 1984, qui, pour tromperie sur la quantité de la chose vendue, à condamné les deux premiers à 1 000 francs d'amende chacun, ainsi qu'à des dommages-intérêts, mais qui n'a pas entièrement fait droit à la demande de réparations de l'UFC; Joignant les pourvois en raison de la connexité; Vu les mémoires produits, en demande et en défense; 1°) sur les pourvois des prévenus: sur le premier moyen de cassation propose par P et pris de la violation de l'article 1er modifié de la loi du 1er août 1905, de l'article 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, manque de base légale, défaut de réponse à conclusions;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré Maurice P coupable du délit de tromperie sur la marchandise vendue;
"aux motifs propres ou repris des premiers juges que Maurice P ne conteste plus en cause d'appel sa responsabilité pénale, qu'il résulte de l'information (Code d 104 et d 105) que la responsabilité de la gestion des boucheries de l'union des coopérateurs lui incombait en qualité de chef du service central boucherie de l'union des coopérateurs;
"alors qu'en dépit des énonciations de l'arrêt attaqué, le demandeur contestait sa responsabilité pénale en cause d'appel, puisqu'il soutenait dans ses conclusions régulièrement déposées et visées le 20 avril 1983, qu'a la date des faits reproches, il était chef du service commercial boucherie et à ce titre charge de prospecter les acheteurs, que le directeur des ventes chargé du service boucherie était M. J, que celui-ci l'a du reste reconnu lors de son interrogatoire; que c'est donc M. J qui était responsable en vertu de la délégation de pouvoir qui lui a été faite et en conséquence, il devait être relaxe des fins de la poursuite; qu'en refusant d'examiner ce moyen péremptoire de défense, la cour d'appel a violé les dispositions de l'article 593 du Code de procédure pénale";
Sur le second moyen de cassation proposé par le même et pris de la violation de l'article 4 du Code pénal, de l'article 1er modifié de la loi du 1er août 1905, des articles 2 et 3 du décret n° 72-937 du 12 octobre 1972 portant application de la loi du 1er août 1905 sur la Répression des Fraudes en ce qui concerne les règles d'étiquetage et de présentation des denrées destinées à l'alimentation humaine qui sont préemballées en vue de la vente au détail, des articles 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, motifs erronés;
"en ce que l'arrêt attaqué a déclaré P coupable du délit de tromperie sur la quantité de la marchandise vendue;
"alors de première part qu'en présence du rapport du Service de la Répression des Fraudes en date du 11 juillet 1983 établi en suite de l'arrêt de la cour en date du 11 mai 1983 ordonnant un complément d'information confié à ce service aux fins d'être éclairée sur les conditions légales et réglementaires dans lesquelles les délits reprochés aux prévenus avaient été commis et la marchandise faisant l'objet de la prévention étant de la viande préemballée, l'arrêt ne pouvait comme il l'a fait, statuer en faisant uniquement référence aux principes généraux de l'article 1er modifié de la loi du 1er août 1905 et en faisant abstraction des dispositions du décret n° 72-937 du 12 octobre 1977 pris pour l'application de cette loi, texte qui définit les règles d'étiquetage et de présentation des denrées destinées à l'alimentation humaine qui sont préemballées en vue de la vente au détail et qui ne met aucunement à la charge du conditionneur ou du vendeur -comme l'a énoncé l'arrêt- l'obligation de déduire du poids net qu'il inscrit sur le produit lors du préemballage un pourcentage qui tienne compte du phénomène d'exsudation - c'est-à-dire de la perte de poids par jour de stockage propre à la viande;
"alors de seconde part qu'en l'absence de réglementation sur le problème de l'exsudat, l'obligation pour le vendeur ou le conditionneur de tenir compte de l'exsudat lors de l'affichage du poids des marchandises mises en vente ne saurait se déduire du principe général énoncé par l'arrêt selon lequel le délit éventuel de tromperie ne peut être commis qu'au moment où le client achète la marchandise et où se réalise le contrat par l'accord sur la chose et sur le prix et non au moment de la préparation de la viande; qu'en effet le moment auquel se réalise le contrat à l'initiative de l'acheteur est par définition inconnu à l'avance du vendeur ou du conditionneur et qu'ainsi l'obligation mise par l'arrêt à la charge de ce dernier revient en pratique à le contraindre à repeser la viande au moment ou l'acheteur décide de l'acquérir, ce qui constitue la négation pure et simple de la vente sous préemballage admise par le législateur;
"alors de troisième part que la circonstance relevée par l'arrêt que la pesée des six morceaux de viande préemballée offerts à la vente au magasin Coop des Essarts le Roi effectuées le 25 janvier 1978 ait relevé des différences de poids négatives de 8 a 20 grammes "et dans tous les cas un dépassement de l'erreur maximale tolérée" ne suffit pas à elle seule à caractériser à l'encontre du demandeur, en l'absence de toute précision sur la date du conditionnement du produit, sur la date limite de vente et sur l'importance en pourcentage du déficit pondéral constate sur les échantillons prélevés l'élément matériel et l'élément intentionnel du délit de tromperie sur la quantité de la marchandise au sens de l'article 1er de la loi du 1er août 1905;
"alors enfin que l'arrêt qui ne relève à l'encontre du magasin Coop les Essarts du Roi aucun fait de vente de marchandises litigieuses, mais uniquement une mise en vente n'établit pas à l'encontre du demandeur, eu égard surtout au point de vue civiliste qu'il adopte, l'intention de tromper l'acheteur sur les quantités des marchandises livrées";
Sur le premier moyen de cassation proposé par E et pris de la violation des articles 1 et 7 de la loi du 1er août 1905, 593 du Code de procédure pénale et 7 de la loi du 20 avril 1810, défaut de motifs, manque de base légale;
"en ce que l'arrêt confirmatif attaqué a déclaré E en tant que chef du rayon boucherie d'un supermarché, coupable du délit de tromperie sur la quantité de la marchandise livrée;
"aux motifs que, s'il est usuel pour la Direction de la Consommation et de la Répression des Fraudes de tolérer une erreur de 5 % entre le poids réel de la marchandise vendue et celui affiché, cette tolérance administrative ne saurait constituer, pour les juridictions répressives saisies de poursuites de tromperie, un motif de relaxe (arrêt attaqué p. 7 paragraphe avant dernier);
"alors que d'une part la simple référence à des observations d'ordre général dans les motifs de l'arrêt prive ce dernier d'une insuffisance de motifs caractérisée, empêchant la cour suprême d'exercer son contrôle;
"alors que d'autre part pour retenir le délit de tromperie prévu et réprimé par la loi du 1er août 1905, l'intention frauduleuse, élément essentiel d'un tel délit doit être expressément constatée; qu'en écartant la tolérance administrative, preuve de la bonne foi de l'inculpé, les juges d'appel ont violé le texte susvisé";
Sur le second moyen proposé par le même et pris de la violation de l'article 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs, dénaturation des conclusions;
"en ce que l'arrêt confirmatif attaqué a rejeté la demande de relaxe de l'intéressé;
"aux motifs qu'aucun élément du rapport du service de la Répression des Fraudes établi en exécution du supplément d'information ordonné par la cour ne saurait ni en droit ni en fait, fonder la demande de relaxé des prévenus, ce à quoi ils ne concluent d'ailleurs pas (arrêt attaqué p. 8 paragraphe avant dernier);
"alors qu'en statuant ainsi, les juges d'appel ont manifestement dénaturé les conclusions déposées par le demandeur au pourvoi devant la Cour de Versailles"; Les moyens étant réunis; Vu les articles cités;
Attendu que, selon l'article 593 du Code de procédure pénale, tout arrêt doit contenir les motifs propres à justifier le dispositif et que l'insuffisance ou la contradiction des motifs équivaut à leur absence;
Attendu qu'il appert de l'arrêt attaqué et du jugement auquel il se réfère qu'en 1978, à la suite de contrôles effectués par des services de police judiciaire dans le rayon boucherie de dix magasins à grande surface de la région de Versailles, il a été constaté que de la viande préemballée - offerte au public dans des barquettes en polystyrène ou en carton, enveloppées d'un film protecteur de polyéthylène- portait une étiquette mentionnant un poids inférieur de 2 à 50 grammes au poids réel de chaque morceau, tel que relevé lors du contrôle; que, pour ces faits, les directeurs des magasins ou responsables des rayons concernés ont été poursuivis et condamnés, du chef de l'article premier de la loi du 1er août 1905, pour tromperie sur la quantité de la marchandise vendue; que tel est le cas des demandeurs au pourvoi, Michel E et Maurice P, ce dernier ne pouvant utilement contester qu'il avait, comme le constatent les juges, en sa qualité de chef du service commercial, la responsabilité de la gestion des boucheries de l'union des coopérateurs, notamment du rayon boucherie du magasin Coop des Essarts le Roi ou procès-verbal a été dressé;
Attendu que la cour d'appel, pour déclarer établie l'infraction poursuivie, et après analyse d'un rapport du Service Départemental de la Consommation et de la Répression des Fraudes dont l'avis avait été demandé par arrêt avant dire droit "sur les constatations faites par le service régional de la police judiciaire de Versailles et sur le mérite des arguments techniques présentés par la défense", énoncé, à bon droit, que la tolérance administrative d'une erreur maximum de 5 % "ne saurait constituer, pour les juridictions répressives saisies de poursuites pour tromperie, un motif de relaxe";
Attendu qu'il ne saurait non plus être reproché à l'arrêt attaqué d'avoir retenu, contre les prévenus, le délit de tromperie sur la quantité de la marchandise vendue sans avoir relevé aucun fait matériel de vente, dès lors que l'article premier de la loi susvisée du 1er août 1905, base de la prévention, réprime également la tentative de tromperie, punie des mêmes peines, et dès lors qu'il n'est pas contesté que les pièces de viande préemballées, objet de la poursuite, étaient exposées en vue de la vente lors des contrôles effectués, lesquels ont seuls fait obstacle à la réalisation définitive du délit lui-même;
Attendu, en revanche, que les juges, pour en déduire l'existence d'une tromperie sur la quantité de la marchandise mise en vente, se sont bornés à constater une différence entre le poids porté sur l'étiquette et le poids réel de la viande au jour du procès-verbal, alors qu'ils relèvent que la viande préemballée, en raison d'un phénomène normal d'exsudation, subit une diminution pondérale d'environ 3 % par jour de stockage -dans la limite de la durée de stockage autorisée, qui n'est pas en cause en l'espèce; que, selon l'arrêt, il était du devoir des prévenus de tenir compte de ce phénomène, parfaitement connu d'eux, pour n'annoncer aux acheteurs qu'un poids de viande diminué de l'exsudat non récupérable;
Mais attendu qu'en statuant ainsi, sans avoir recherché, soit le poids réel de la viande au moment de l'emballage, soit le poids total -déduction faite de la tare- de la viande mise en vente et de l'exsudat que pouvait contenir l'emballage, et alors que le décret n° 72-987 du 12 octobre 1972, relatif à l'étiquetage et à la présentation des marchandises préemballées en vue de la vente au détail, impose seulement, entre autres mentions, celle du poids net de la marchandise lors de sa mise sous conditionnement, la cour d'appel n'a pas mis la Cour de cassation en mesure de s'assurer de la légalité de sa décision; que la cassation est ainsi encourue;
2°/ sur le pourvoi de l'UFC, partie civile: sur le moyen unique de cassation propose, pris de la violation des articles 46 de la loi n° 73-1193 du 27 décembre 1973, d'orientation du commerce et de l'artisanat, 591 et 593 du Code de procédure pénale, défaut de motifs et manque de base légale;
"en ce que l'arrêt attaqué a refusé de faire droit à la demande de l'UFC en réparation de son préjudice économique;
"aux motifs que l'UFC n'établit pas avoir subi un préjudice matériel distinct de celui des acheteurs dont elle ne peut demander réparation;
"alors que l'article 46 de la loi du 27 décembre 1973 ne subordonnant la recevabilité de l'action civile des associations de consommateurs qu'à l'existence d'un préjudice directement ou indirectement causé à l'intérêt collectif de ceux-ci, sans nullement distinguer si ce préjudice doit se trouver ou non distinct de celui subi personnellement par chaque consommateur pris individuellement, la cour qui, pour refuser d'accorder réparation du préjudice matériel causé directement à l'intérêt collectif des consommateurs, par l'existence de pratiques frauduleuses commises au détriment de l'ensemble des consommateurs fréquentant les mêmes points de vente, et ayant ainsi permis l'obtention par les dirigeants de ces magasins d'importants bénéfices illicites, s'est fondée sur l'absence de caractère distinct et donc personnel du préjudice ainsi invoqué par l'UFC par rapport à celui subi par chaque consommateur pris individuellement, a fait une fausse application de l'article 46 susvisé en y apportant une restriction qu'il ne comporte pas, et n'a, dès lors, pas donné de base légale à sa décision;
Attendu que, saisie par l'union fédérale des consommateurs de conclusions qui tendaient à voir réparer le préjudice tant moral qu'économique causé à la "collectivité des consommateurs" par les délits poursuivis et qui évaluaient ce préjudice économique "par rapport au profit illicite procuré par l'infraction, déduction faite des réparations allouées au profit des victimes identifiées", la cour d'appel, après avoir déclarée recevable en son principe l'action civile de cette association de consommateurs et fixe à 3 000 francs le préjudice moral qui pouvait être ainsi indemnisé, énoncé que "la partie civile n'établit pas avoir subi un préjudice matériel distinct de celui des consommateurs, dont elle ne peut demander réparation";
Attendu qu'en prononçant ainsi, les juges ont donné une base légale à leur décision, sans encourir les griefs allègues au moyen; qu'en effet, le préjudice direct ou indirect qui est porté par une infraction à l'intérêt collectif des consommateurs, dont une association de défense régulièrement déclarée peut demander réparation en application de l'article 46 de la loi du 27 décembre 1973 ne se confond pas avec le préjudice subi personnellement par les victimes directes de l'infraction, qui seules peuvent en demander réparation;que, dès lors, le moyen ne saurait être accueilli;
Par ces motifs: 1°) rejette le pourvoi de l'union fédérale des consommateurs, partie civile, condamne ladite partie civile aux dépens; 2°) casse et annule l'arrêt susvisé de la Cour d'appel de Versailles, du 15 février 1984, mais en ses seules dispositions tant pénales que civiles concernant Maurice P et Michel E, et, pour qu'il soit jugé à nouveau conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée, renvoie la cause et les parties devant la Cour d'appel de Paris, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil.