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Décisions

CA Poitiers, ch. corr., 18 mai 1995, n° 94-00780

POITIERS

Arrêt

PARTIES

Défendeur :

Section Régionale de la conchyliculture Normandie-Mer du Nord

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Main

Conseillers :

MM. Albert, Hovaere

Avocats :

Mes Begeault, Robin.

TGI Rochefort, ch. corr., du 27 sept. 19…

27 septembre 1994

Décision dont appel:

Le tribunal a:

Sur l'action publique:

- relaxé M. T des fins de la poursuite sans peine ni dépens,

Sur l'action civile:

- déclaré la Section Régionale de la Conchyliculture de Normandie-Mer du Nord irrecevable en sa constitution de partie civile.

Appel a été interjeté par:

- M. le Procureur de la République, le 28 septembre 1994 contre Monsieur T Dominique,

- La Section Régionale de la conchyliculture Normandie-Mer du Nord, le 17 février 1995

Décision:

La cour, vidant son délibéré,

Vu le jugement entrepris, dont le dispositif est rappelé ci-dessus,

Vu les appels susvisés, réguliers en la forme,

Attendu que Dominique T est prévenu d'avoir à Marennes et en tout cas sur le territoire national, courant 1993, trompé les acheteurs de moules élevées et conditionnées par sa société, sur la nature, en l'espèce, l'origine et les qualités substantielles de ces moules, en les mettant en vente sous la dénomination "moules de bouchot" alors qu'elles n'en présentaient pas les caractéristiques;

Fait prévu et réprimé par les articles L. 213-1, L. 216-2 et L. 216-3 du Code de la consommation.

Rappel des faits et de la procédure

M. Dominique T est le gérant de la SARL X, dont le siège est à Marennes (17) et dont l'objet est notamment la vente en gros de poissons, crustacés et mollusques.

A la fin de l'année 1993 les Services de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes ont été informés par diverses sources, notamment par la Section Régionale Conchylicole Normandie-Mer du Nord, du fait que les établissements T vendraient, sous l'appellation "moules de bouchot" des moules pêchées en mer à Barfleur (50).

L'enquête effectuée a révélé que cette société achetait des moules pêchées sur le banc naturel de Barfleur (50), puis les immergeait dans des sacs d'une douzaine de kilos chacun placés sur des tables métalliques d'une hauteur d'environ 70 cm implantées sur une concession du domaine public maritime située à Gefosse Fontenay (14) avant de les expédier à Marennes (17) où elles étaient conditionnées puis vendues. En 1993, plus de 800 tonnes de moules avaient de la sorte transité entre Barfleur, Gefosse Fontenay et Marennes avant d'être vendues par les établissements T sous la dénomination "moules de bouchot". Certaines centrales d'achat de sociétés telles qu'Auchan ou Carrefour avaient finalement exigé que soient substitués à cette appellation des termes tels que "moules de France" ou "moules affinées sur bouchot";

M. T a justifié cette pratique lors de l'enquête en alléguant principalement qu'il n'existait aucune définition légale de la "moule de bouchot", et que mériteraient dès lors cette appellation toutes les moules élevées sur un support vertical ou horizontal les séparant du sol dans les sites classés en zone à "bouchots", ce qui est le cas du site de Gefosse Fontenay.

Poursuivi pour ces faits devant le Tribunal correctionnel de Rochefort-sur-Mer sous la prévention rappelée plus haut, M. T a été relaxé par jugement du 27 septembre 1994 qui a également déclaré irrecevable la constitution de partie civile de la Section Régionale de la conchyliculture Normandie-Mer du Nord.

Le Ministère public, puis la Section Régionale Conchylicole Normandie-Mer du Nord ont régulièrement interjeté appel de cette décision.

Le Ministère public requiert la réformation du jugement, la condamnation du prévenu à une peine d'amende et la publication de l'arrêt.

La Section Régionale Conchylicole Normandie-Mer du Nord allègue au soutien de son appel:

- que l'article 213-1 du Code de la consommation ne nécessite pas, pour recevoir application, qu'un produit ou une marchandise soit réglementé,

- que s'il n'existe pas de définition réglementaire de la "moule de bouchot", les usages habituels de la profession, les organismes officiels ou professionnels compétents s'accorderaient à réserver cette appellation aux moules élevées sur des pieux verticaux plantés de manière ordonnée sur l'estran, sur des concessions du domaine public maritime, et, de ce fait, ayant vécu sans contact avec le sol,

- que M. T n'aurait, d'aucune manière procédé à un tel élevage, mais se serait contenté de stocker sur des tables horizontales des moules ayant grandi naturellement au fond de la mer avant d'être pêchées et mises en sacs,

- que le délit de tromperie serait dès lors constitué en tous ses éléments.

La Section Régionale Conchylicole Normandie-Mer du Nord demande en conséquence à la cour:

- de lui donner acte de sa constitution de partie civile,

- de réformer le jugement attaqué,

- de déclarer M. T coupable du délit qui lui est reproché,

- de le condamner à verser à la Section Régionale Conchylicole Normandie-Mer du Nord la somme d'1 F à titre de dommages-intérêts et de 10 000 F sur le fondement de l'article 475-1 du Code de procédure pénale,

- d'ordonner aux frais de M. T la publication de l'arrêt dans divers journaux et revues professionnelles.

M. T conclut quant à lui à la confirmation du jugement en soulignant notamment:

- que par décision du 25 avril 1984 le Comité Interprofessionnel de la Conchyliculture a réservé l'appellation de moules de bouchots aux "moules triées et lavées provenant de supports plantés de manière ordonnée sur des concessions concédées sur le domaine public maritime et de ce fait, ayant vécu sans contact avec le sol, commercialisées à partir d'établissement agréés", ce qui serait, selon lui, le cas des moules litigieuses, vendues en 1993,

- que ce n'est que le 25 octobre 1993 que le Comité National de la Conchyliculture a proposé de réserver cette appellation à des moules élevées sur des "pieux verticaux", et le 22 avril 1994 que ce même comite abrogeant sa décision du 25 avril 1984 a défini les moules de bouchots comme étant celles qui ont été élevées "exclusivement sur des pieux verticaux plantés de manière ordonnée" pendant une période minimale de "6 mois consécutifs immédiatement avant leur mise à la consommation",

- qu'ayant abandonné personnellement l'usage de la dénomination "moules de bouchots" pour ses produits dès le 30 septembre 1993 il n'aurait, jusqu'à cette date, fait que respecter la définition élaborée le 25 avril 1984 par le Comité National de la Conchyliculture.

Discussion

Sur l'action publique:

Attendu qu'il résulte des pièces produites par les parties et des débats que la SARL X dont le prévenu est le gérant, a pris en 1990 le contrôle de la SA "L'Huîtrière de Normandie" qui bénéficie d'une concession sur le domaine public maritime d'une longueur de 6 000 mètres à Gefosse Fontenay (14); que cette concession est exclusivement accordée pour "l'élevage de moules sur bouchots horizontaux en terrain découvrant"; que M. T, qui vend essentiellement des huîtres, a tenté, en vain, d'obtenir l'autorisation de transformer la destination de la concession et de l'affecter à un usage ostréicole; que c'est par crainte de se voir retirer le bénéfice de la concession du fait de l'absence d'exploitation, conformément à l'article 6 de l'arrêté préfectoral de concession, que M. T s'est mis à acquérir des moules et à les faire déposer sur cette concession;

Attendu qu'aux termes des conclusions qu'il a déposées devant la cour M. T aurait ainsi acquis des moules pêchées en mer, puis les aurait entreposées sur les "bouchots horizontaux" de Gefosse Fontenay durant 3 à 6 mois avant de les expédier à Marennes en vue de leur commercialisation, et qu'il aurait cessé cette pratique le 29 septembre 1993, à la veille de la décision du Comité National de la Conchyliculture tendant à réserver l'appellation de "moules de bouchots" aux moules élevées sur des pieux verticaux;

Attendu qu'il résulte en réalité des déclarations du prévenu,faites à la barre de la cour et, antérieurement, le 24 novembre 1993 aux agents de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes, que les moules pêchées en mer ne restaient entreposées sur le site de Gefosse Fontenay que durant deux mois environ;

Attendu qu'indépendamment du débat afférent à la nécessité d'un élevage sur pieux verticaux ou à la possibilité d'un élevage sur barres horizontales pour conférer aux moules dites "de bouchots" les qualités gustatives qui justifient un prix de vente supérieur à celui des autres moules, il convient de rechercher en l'espèce si M. T a réellement mis en place un "élevage" de "moules de bouchots" sur la concession dont il ne voulait pas se voir privé à Gefosse Fontenay;

Attendu que la décision en date du 25 avril 1984 du Comité Interprofessionnel de la Conchyliculture sur l'appellation des moules françaises d'élevage édicte que les "moules de bouchots" sont censées avoir "vécu sans contact avec le sol"; que la définition de ces mêmes moules proposée par le Comité National de la Conchyliculture le 25 octobre 1993 reprend cet impératif d'absence de contact avec le sol; qu'enfin la décision de ce comité en date du 22 avril 1994 ne reprend pas strictement cette exigence, mais impose un élevage sur pieux verticaux durant au moins 6 mois consécutifs avant la commercialisation des moules;

Attendu en conséquence que si aucun texte ne définit ce qu'est l'élevage d'un mollusque, il apparaît certain, au vu de ces décisions du Comité National de la Conchyliculture, que pour les professionnels comme pour les consommateurs, une moule d'élevage se distingue d'une moule de pêche en considération des traitements particuliers que l'homme lui a réservés;que, s'agissant de la "moule de bouchots" ce traitement doit notamment tendre à la faire croître durant la période la plus longue possible avant sa consommation, sans contact avec le fond de la mer;

Attendu que le fait, pour M. T, d'acquérir des moules pêchées en mer et de les entreposer sans tri préalable, durant deux mois environ sur des tables les éloignant du sable avant de les revendre, s'apparente à un stockage, au mieux à un affinage, mais en aucun cas à un élevage du type de celui qui donne ses qualités gustatives à une "moule de bouchots";

Attendu que M. T, professionnel averti de la vente des coquillages, ne pouvait ignorer cette différence;que, faute de pouvoir transformer la concession de Gefosse Fontenay en parcs à huîtres, il en a tiré un parti commercial qui aboutissait à tromper le consommateur; qu'en effet ce dernier acquérait, au prix fort, des moules censées être meilleures que les autres parce qu'elles avaient été élevées dans des conditions particulières pendant une grande partie de leur croissance, alors qu'il consommait une moule pêchée au fond de la mer quelques semaines auparavant;

Attendu, dans ces conditions, que le délit reproché au prévenu est parfaitement constitué;qu'il convient de le sanctionner par une amende de 30 000 F; que dans l'intérêt de la protection des consommateurs, il convient d'ordonner la publication du présent arrêt;

Sur l'action civile

Attendu que le Président de la Section Régionale Conchylicole Normandie-Mer du Nord s'est constitué partie civile devant le Tribunal correctionnel de Rochefort par lettre simple, datée du 27 juillet 1994, ne comportant d'une part aucune justification de son habilitation par l'association pour effectuer une telle démarche, et d'autre part aucune demande contre M. T; que cette constitution de partie civile ne pouvait dès lors qu'être déclarée irrecevable par le tribunal.

Par ces motifs, LA COUR, statuant publiquement, contradictoirement, sur appel en matière correctionnelle et en dernier ressort, Reçoit le Ministère public et la Section Régionale Conchylicole Normandie-Mer du Nord en leurs appels, Sur l'action publique: Réforme le jugement attaqué, Déclare Dominique T coupable du délit de tromperie visé à la prévention, Le Condamne à la peine de 30 000 F d'amende, Ordonne, aux frais du prévenu, la publication du présent arrêt, par extraits, dans le journal Sud-Ouest et dans les revues professionnelles "Pleine Mer", l'"Ostréiculteur Français" et "Rivages et Cultures", Fixe à 3 000 F le coût maximum de chacune de ces publications, Sur l'action civile Confirme, par motifs substitués, les dispositions civiles du jugement, Le tout en application des articles sus-visés.