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Décisions

Cass. crim., 17 décembre 1990, n° 89-86.049

COUR DE CASSATION

Arrêt

Cassation

PARTIES

Demandeur :

Pochar (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Tacchella

Rapporteur :

M. Bayet

Avocat général :

M. Perfetti

Avocats :

Me Ryziger, SCP Lemaître, Monod.

Versailles, ch. corr., du 16 oct. 1989

16 octobre 1989

LA COUR: - Statuant sur le pourvoi commun formé par T Pierre, la SA X, contre l'arrêt de la Cour d'appel de Versailles, chambre correctionnelle, en date du 16 octobre 1989 qui, pour tromperie sur la composition des marchandises vendues, a condamné le prévenu à une amende de 30 000 francs, a ordonné la publication et l'affichage de la décision et a prononcé sur les intérêts civils; - Vu les mémoires produits en demande et en défense; - Sur le premier moyen de cassation, pris de la violation de l'article 151 du Code de procédure pénale, des articles 1 à 6 du décret du 22 janvier 1919 portant réglementation d'administration publique pour l'application de la loi du 1er août 1905 sur la Répression des Fraudes, des articles 485, 493 du Code de procédure pénale, dénaturation des pièces de la procédure,

"en ce que les demandeurs ayant fait valoir que la commission rogatoire donnée le 29 mai 1985 et les actes subséquents de la procédure étaient nuls parce que le juge d'instruction avait donné instructions au commandant de la compagnie de gendarmerie de Cergy de se faire assister du service de répression des fraudes du Val-d'Oise, requis par ses soins, aux fins de l'assister, la décision attaquée a refusé de prononcer l'annulation sollicitée;

"aux motifs que la commission rogatoire a été adressée à M. le commandant de la compagnie de gendarmerie de Cergy-Pontoise "avec faculté de requérir le service de la répression des fraudes du Val-d'Oise pour l'assister"; que, si T soutient à présent qu'il s'agirait d'un partage de fait d'une commission rogatoire entre un officier de police judiciaire et une personne susceptible de la recevoir, cet argument n'a pas de sens, et que la cour écarte donc ce moyen "abscons";

"alors d'une part que la cour, tenue au cas d'obscurité des conclusions des parties d'en dégager le sens, ne pouvait, sous peine d'omettre de donner une base légale à son arrêt, écarter un moyen par le motif qu'il était obscur, c'est-à-dire difficile à comprendre, sans avoir tenté d'en dégager le sens;

"alors d'autre part que, si un juge d'instruction peut requérir tout juge d'instruction ou tout officier de police judiciaire de procéder à un acte d'information qu'il estime nécessaire, dans les lieux où chacun d'eux est territorialement compétent, il ne saurait donner commission rogatoire à une personne autre que celle désignée par l'article 151 pour procéder à l'acte d'instruction; qu'il ne saurait tourner cette prohibition en donnant pour instructions à un officier de police judiciaire chargé d'accomplir des actes d'instruction, de requérir une personne, n'ayant pas qualité pour accomplir des actes d'instruction, de l'assister en vue d'accomplir certains actes que cette dernière n'a pas normalement qualité pour accomplir;

"alors de troisième part qu'en affirmant que le juge d'instruction avait donné commission rogatoire au commandant de la brigade de gendarmerie de Cergy d'accomplir certains actes avec faculté de requérir le service de répression des fraudes du Val-d'Oise pour l'assister, la décision attaquée a en réalité dénaturé la commission rogatoire arguée de nullité qui ne donnait pas au commandant de la brigade de gendarmerie la faculté de requérir l'assistance du service de répression des fraudes, mais lui imposait de requérir cette assistance";

Attendu que, pour écarter l'exception régulièrement soulevée et reprise au moyen, tirée d'une prétendue nullité de la commission rogatoire du 29 mai 1985 qui aurait été délivrée à des fonctionnaires de la Direction Générale de la Concurrence en méconnaissance des dispositions de l'article 151 du Code de procédure pénale, la cour d'appel constate que la simple lecture de la pièce incriminée suffit à rejeter l'argumentation du prévenu; que la commission rogatoire a été adressée à "M. le commandant de la compagnie de gendarmerie de Cergy-Pontoise" avec faculté de requérir le service de la répression des fraudes du Val-d'Oise pour l'assister lorsqu'il procédera à des prélèvements de produits conformément au décret du 22 janvier 1919; que les juges précisent que rien n'empêche le juge d'instruction, ou la personne par lui rogatoirement commis, de se faire assister d'un technicien de son choix lorsque l'opération procède d'une technique particulière, ce qui était le cas en l'espèce;

Attendu qu'en prononçant ainsi, la cour d'appel qui n'avait pas à répondre mieux qu'elle l'a fait aux prétentions du prévenu, a justifié sa décision sans encourir aucun des griefs du moyen, lequel ne peut dès lors qu'être écarté;

Sur le deuxième moyen de cassation, pris de la violation des articles 156 du Code de procédure pénale, 485, 593 du même Code,

"en ce que la décision attaquée a refusé d'annuler une décision du juge d'instruction en date du 12 juin 1987, transmettant au directeur de la concurrence de la consommation et de la répression des fraudes le dossier en vue de solliciter un avis technique;

"aux motifs que le moyen proposé par les demandeurs revient à dénaturer les faits; que le juge d'instruction, après dépôt du rapport de l'expert, et, pour apprécier la valeur des notes déposées par le conseil de T à la suite de ce rapport, a demandé avis au Directeur de la Concurrence, de la Consommation et des Fraudes; que cet avis n'est pas une expertise soumise à la règle du contradictoire;

"alors que constitue une expertise, toute question d'ordre technique posée à une personne étrangère à la procédure; que, le fait de demander au Directeur de la Concurrence, de la Répression et des Fraudes de formuler un avis technique sur le rapport d'expertise et les notes par lesquelles le conseil des demandeurs l'avait critiqué, aboutissait à charger le fonctionnaire précité d'une mission d'expertise; que, dès lors, la décision attaquée ne pouvait refuser d'annuler la transmission effectuée et l'exécution de ce soit transmis, sans violer les articles 157 et suivants du Code de procédure pénale";

Attendu que, pour refuser de faire droit à l'exception, régulièrement soulevée et reprise au moyen, tirée d'une prétendue nullité d'une transmission du juge d'instruction datée du 12 juin 1987 pour violation des dispositions relatives à l'expertise, les juges du fond relèvent que le magistrat instructeur, après dépôt du rapport de l'expert et pour apprécier la valeur des notes déposées par le conseil de l'inculpé à la suite de ce rapport, a demandé avis au Directeur de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes sans qu'il ait été procédé à de nouveaux prélèvements ou analyses; qu'ainsi, selon les juges, cet avis n'est pas une expertise soumise aux articles 157 et suivants du Code de procédure pénale;

Attendu qu'en prononçant ainsi, la cour d'appel a justifié légalement sa décision; d'où il suit que le moyen ne peut qu'être écarté;

Sur le troisième moyen de cassation, pris de la violation de l'article 1 de la loi du 1er août 1905 sur les fraudes et falsifications en matière de produits ou de services, des articles 485, 593 du Code de procédure pénale,

"en ce que la décision attaquée a déclaré T coupable de tromperie sur la nature, la qualité ou l'origine d'une marchandise, courant 1984 et 1985 à Arnouville-les-Gonesse;

"aux motifs qu'il est reproché à T d'avoir trompé l'acheteur sur la composition de la marchandise vendue en mettant en vente des compositions colorantes pour la charcuterie dont l'étiquetage suggérait la présence en qualité prépondérante de carmin de cochenille, cependant que ce colorant aurait fait défaut et aurait été remplacé par du rouge de betterave; que, selon T, qui reconnaît avoir progressivement remplacé le carmin de cochenille de coût trop onéreux par du simple rouge de betterave, des professionnels comme les charcutiers ses clients ne pouvaient se méprendre sur la nature du colorant incorporé, en raison de l'aspect violacé obtenu, et du fait qu'il fallait cinq fois plus de rouge de betterave que de carmin de cochenille pour obtenir une densité voisine; que cette argumentation doit être écartée, les produits vendus par la société X dont T est responsable n'indiquent dans leur étiquetage sur "charose sel 25 grs" ou "AM Paris AI RP" comme colorant que E 120 (carmin de cochenille), cependant que les analyses auxquelles il a été procédé font apparaître l'existence, en ses lieux et place, de E 162, soit de la bétatine ou rouge de betterave, non mentionné sur l'étiquette; que les scellés de juin 1985, dans six préparations au moins, ne contenaient plus de E 120 en qualité décelable, en sorte que l'étiquetage était erroné; que la technicité supposée par T à ses cocontractants, outre qu'elle reste à démontrer dans un domaine annexe de leur technique, n'est en rien exonératoire de la fraude reprochée dont elle ne saurait même atténuer la gravité;

"alors d'une part qu'il est constant que l'indication de la composition des produits alimentaires présentés sous pré-emballage n'est que facultative en ce qui concerne les produits qui ne sont pas destinés au consommateur final; que la composition des produits peut figurer sur des fiches techniques des factures remises aux acheteurs; qu'en l'espèce actuelle le demandeur avait fait valoir, dans un moyen péremptoire de ses conclusions, qu'il avait relevé à plusieurs reprises, dans l'avis technique de la DGCRF, que les fiches correspondaient à la composition réelle; qu'en ne s'expliquant pas sur le problème des fiches techniques remises à chaque acheteur, les juges du fond ont omis de répondre à un moyen péremptoire des conclusions du demandeur;

"alors d'autre part que la tromperie constitutive du délit prévu et réprimé par l'article 1er de la loi du 1er août 1905 n'est constituée que pour autant que le mensonge était de nature à tromper des co-contractants éventuels; que, même si l'appréciation du point de savoir si des acheteurs peuvent ou non être trompés ne se fait pas "in concreto", l'appréciation du juge doit néanmoins tenir compte de la catégorie de consommateurs du produit; que les juges du fond, pour déterminer s'il y avait ou non tromperie étaient donc légalement tenus de tenir compte du fait que le produit litigieux était destiné à des acheteurs professionnels; qu'en affirmant que la technicité supposée par T à ses co-contractants qui n'auraient pu se méprendre sur la nature du colorant incorporé n'est en rien exonératoire de la fraude reprochée, la décision attaquée a violé l'article premier de la loi du 1er août 1905";

Attendu que les énonciations de l'arrêt attaqué mettent la Cour de Cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel, qui a répondu comme elle le devait aux chefs péremptoires des conclusions déposées, a caractérisé en tous ses éléments tant matériels qu'intentionnel le délit prévu à l'article 1er de la loi du 1er août 1905 et retenu à la charge du demandeur; que le moyen, qui se borne à poursuivre devant la Cour de cassation une discussion de pur fait, ne saurait être admis;

Mais sur le quatrième moyen de cassation, pris de la violation de l'article 3 du Code de procédure pénale, de l'article 1 de la loi du 1er août 1905 sur les fraudes et falsifications en matière de produits et services, de l'article 1382 du Code civil, des articles 485, 593 du Code de procédure pénale;

"en ce que la décision attaqué a déclaré la société Prochar recevable en sa constitution de partie civile et lui a accordé 100 000 francs de dommages-intérêts;

"aux motifs que la partie civile évoque à l'appui de sa demande un préjudice commercial certain résultant du fait que la société X, son principal concurrent, grâce à une fraude qui limitait son coût de production a pu proposer des prix nettement inférieurs à ceux qui, tel la société Prochar, étaient tributaires des variations du prix du carmin de cochenille; que cette partie civile évoque, par ailleurs, un préjudice moral appréciable puisque durant cette période elle est apparue aux yeux de ses clients comme pratiquement sans raison une hausse de prix que ne suivant pas la société X;

"alors que seuls ceux qui ont subi un préjudice prenant directement sa source dans l'infraction peuvent obtenir réparation du préjudice qu'ils allèguent; que le contractant qui a été trompé, ou qu'on a tenté de tromper, sur l'une des qualités visées à l'article premier de la loi du 1er août 1905 subit seul un préjudice prenant sa source dans l'infraction; qu'en l'espèce actuelle, dès lors qu'il ne résulte pas de l'arrêt attaqué que la société Prochar ait contracté ou tenté de contracter avec la société T, elle n'était pas recevable à se constituer partie civile pour obtenir réparation d'un préjudice qu'elle prétendait avoir subi du fait du délit reproché à T et dont la société X a été déclarée civilement responsable; qu'en effet le préjudice commercial et moral que la société Prochar prétendait avoir subi ne prenait pas sa source directement dans l'infraction";

Vu les articles cités, ensemble l'article 2 du Code de procédure pénale; - Attendu que, selon l'article 2 susvisé et sauf dérogation législative, l'action civile ne peut être exercée devant les juridictions pénales que par celui qui a subi un préjudice personnel prenant directement sa source dans l'infraction poursuivie;

Attendu que pour condamner Pierre T, reconnu coupable du délit visé à l'article 1er de la loi du 1er août 1905 et la société X au paiement de la somme de 100 000 francs à titre de dommages-intérêts au profit de la société "Prochar" partie civile, la cour d'appel relève qu'il y a lieu de faire droit à la demande de cette partie qui invoque, d'une part, un préjudice commercial certain résultant du fait que la société X, son principal concurrent, grâce à une fraude qui limitait son coût de production, a pu proposer des prix inférieurs à ceux qui, telle la société "Prochar", étaient tributaires des variations de prix du carmin de cochenille et, d'autre part, un préjudice moral résultant de ce qu'elle est apparue aux yeux de ses clients comme pratiquant sans raison des prix plus élevés que ceux pratiqués par la société X;

Mais attendu qu'en prononçant réparation d'un préjudice commercial et moral qui ne prenait pas sa source directement dans l'infraction retenue, la cour d'appel a méconnu le principe sus-rappelé et le texte précité; Que la cassation est dès lors encourue;

Par ces motifs, casse et annule, l'arrêt susvisé de la Cour d'appel de Versailles, en date du 16 octobre 1989, mais en ses seules dispositions relatives à l'action civile de la société Prochar, toutes autres dispositions étant expressément maintenues, et pour qu'il soit à nouveau jugé conformément à la loi, dans les limites de la cassation ainsi prononcée, Renvoie la cause et les parties devant la Cour d'appel d'Orléans, à ce désignée par délibération spéciale prise en chambre du conseil.