CA Paris, 1re ch. H, 16 mars 2004, n° ECOC0400197X
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Société française de transmission florale SFTF-Interflora (SA)
Défendeur :
Téléfleurs (SA), Flora-Jet (SA), Transélite (Sté)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Présidents :
M. Grellier, Mmes Kamara, Pezard
Conseillers :
M. Maunand, Mme Mouillard
Avoués :
SCP Autier, SCP Duboscq-Pellerin
Avocats :
Mes Morel, Courtier.
Saisi courant février, mars et avril 1993 par la société Téléfleurs, la société Transélite, la société Floritel, la société Fax Flor, devenue Flora-Jet, et la société Euroflora, ainsi que par M. Emmanuel Moreux, Mme Aufiero, M. Cholley, Mme Henriquet, M. Delignat et M. Chaneac, de pratiques anticoncurrentielles imputées à la Société française de transmission florale Interflora (ci-après la société Interflora), le Conseil de la concurrence, après avoir prononcé diverses mesures conservatoires le 30 mars 1993, a, par décision n° 00-D-75 du 6 février 2001 :
- pris acte du désistement de M. Chaneac ;
- estimé que la société Interflora avait enfreint les dispositions des articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce ;
- enjoint à cette société :
- de cesser d'appliquer dans son système de notation des fleuristes adhérents des critères ayant pour résultat d'accorder des bonus aux fleuristes qui adhèrent à son réseau de transmission florale à distance ;
- de cesser d'interdire aux fleuristes adhérents de mentionner sur une même annonce d'annuaire ou de minitel l'appartenance simultanée au réseau Interflora et à d'autres réseaux de transmission florale à distance ;
- de prendre les mesures nécessaires, notamment sur les documents représentant les produits floraux proposés à la vente, pour informer clairement les consommateurs sur le caractère purement indicatif des conditions minima de transaction et de la possibilité pour eux de passer des ordres d'un montant inférieur à ceux mentionnés, sous réserve de l'accord préalable du fleuriste susceptible d'exécuter l'ordre envisagé ;
- prononcé à son encontre une sanction pécuniaire de 10 000 000 F ;
- ordonné la publication, dans un délai de trois mois à compter de sa notification, de la seconde partie de sa décision et de son dispositif, dans le quotidien Le Figaro ;
- estimé que la société Floritel avait enfreint les dispositions de l'article L. 420-1 du Code de commerce ;
- prononcé à son encontre une sanction pécuniaire de 150 000 F.
La société Interflora a formé un recours en annulation et, subsidiairement, en réformation contre cette décision.
Par arrêt du 18 septembre 2001, la cour d'appel de céans a dit sans objet les exceptions d'irrecevabilité soulevées par la société Interflora à l'encontre des sociétés Floritel et Transélite et rejeté son recours.
Le 23 avril 2003, la chambre commerciale, financière et économique de la Cour de cassation a cassé cet arrêt pour manque de base légale au regard de l'article L. 464-2 du Code de commerce, faute d'apprécier la proportionnalité de la sanction à la situation de la société Interflora et au dommage causé à l'économie, et a renvoyé les parties devant cette cour, autrement composée.
Suivant déclaration du 18 juillet 2003, la société Interflora a saisi la cour.
Dans son dernier mémoire en réplique, du 16 janvier 2004, la société Interflora demande à la cour de réformer la décision du Conseil de la concurrence et de retenir que les agissements qui lui sont reprochés ne constituent pas des pratiques prohibées, subsidiairement que, pour certains d'entre eux, ils n'ont eu que des effets limités, de décider que la sanction prononcée par le Conseil de la concurrence n'est pas proportionnée à la gravité des faits, à l'importance du dommage causé à l'économie et à sa situation et d'apprécier les sanctions à lui appliquer au regard de sa situation individuelle et des circonstances par elle rappelées.
Dans ses observations du 15 décembre 2003, le ministre de l'Economie conclut à la confirmation de la décision en ce qu'elle a sanctionné les pratiques abusives de la société Interflora et retenu le chiffre d'affaires de la société Interflora tel qu'indiqué au compte de résultat, et, si la cour venait à retenir un autre montant au titre du chiffre d'affaires, lui demande de fixer une nouvelle sanction dont le montant traduise qu'elle sanctionne une infraction grave qui est renforcée par des circonstances aggravantes.
Dans ses observations du 9 décembre 2003, le Conseil de la concurrence renvoie expressément à ses précédentes observations écrites, du 28 mai 2001, par lesquelles il réfutait les moyens présentés par la société Interflora.
Le Ministère public a conclu oralement au rejet du recours.
Lors de l'instruction écrite et à l'audience, la société Interflora a pu répliquer à l'ensemble des observations présentées.
Cela étant exposé, la cour :
I. - Sur les pratiques
Considérant que la société Interflora ne conteste pas qu'avec 83,1 % des ordres passés en 1991 et 73,1 % en 1998, représentant respectivement 82,5 % et au moins 61,5 % du chiffre d'affaires global du secteur, elle persiste à occuper une position dominante sur le marché de la transmission florale à distance, malgré l'émergence, depuis 1971, des quatre réseaux concurrents Téléfleurs, Transélite, Floritel et Flora-Jet ;
Considérant que le Conseil de la concurrence a estimé que constituaient des abus de cette domination :
- la mise en œuvre d'une clause d'exclusivité d'appartenance en 1993 ;
- l'interdiction faite aux adhérents de mentionner dans les annuaires papier ou Minitel la marque Interflora conjointement à celle d'un autre réseau de transmission florale ;
- l'utilisation d'un progiciel pour la gestion des transmissions d'ordres sélectionnant les fleuristes exécutants en fonction d'un système de notation, dénommé TEQ, favorisant les adhérents au seul réseau Interflora ;
- l'indication de prix minima de vente dans les albums Interflora et pour les produits dits " prédéfinis ", constitutive également d'une entente prohibée par l'article L. 420-1 du Code de commerce.
Considérant que la société Interflora conteste certains de ces griefs ;
1. Sur la clause d'exclusivité d'appartenance en 1993
Considérant que le Conseil de la concurrence a relevé que la société Interflora avait fait figurer à l'article 2-7 de son " règlement contractuel 1993 ", applicable à compter du 1er avril 1993, une clause réservant la qualité de " spécialiste Interflora " à ceux des membres du réseau qui consacraient leur activité en matière de vente à distance à la seule marque Interflora, et auxquels étaient en outre réservés divers avantages justifiés par la qualité de leur spécialisation, éventuellement modulés selon divers niveaux ;
Que, dans sa décision n° 93-MC-03 du 30 mars 1993, le Conseil a enjoint à la société Interflora, à titre de mesure conservatoire, de supprimer cette clause de son règlement contractuel, ce qui a été fait, ainsi que le conseil l'a constaté dans sa décision du n° 98-D-35 du 16 juin 1999 ;
Que la société Interflora, arguant de ce que la clause a été retirée dès le 13 avril 1993, soutient qu'elle n'a pu être mise en œuvre et ne constitue donc pas une pratique prohibée au sens de l'article L. 420-2 du Code de commerce ; qu'elle fait valoir, subsidiairement, que les effets d'annonce qui lui étaient attachés ont été très limités dans le temps et " en termes de conséquences sur la concurrence et sur l'économie " ;
Mais considérant que, s'il n'est pas établi que cette clause ait effectivement reçu application, en ce sens qu'ayant été supprimée rapidement elle n'a pu donner lieu à octroi des avantages offerts, il n'en demeure pas moins que, par lettre circulaire du 1er février 1993, la société Interflora l'avait portée à la connaissance de l'ensemble de ses adhérents, invitant ceux d'entre eux qui travaillaient aussi sous l'enseigne d'une autre chaîne à opter pour le statut de " Spécialiste Interflora ", " pour le 15 février 1993 dernier délai ", que, dans son numéro du 19 février 1993, la revue interne du réseau, L'Express d'Interflora, mentionnait que plus de 2 000 membres avaient déjà choisi ce statut, ce qui implique qu'ils avaient renoncé à adhérer à d'autres réseaux, voire avaient dénoncé leurs autres adhésions afin de bénéficier des droits particuliers attachés à cette qualification ; que sont ainsi caractérisés les effets concrets de cette clause et les atteintes à la concurrence qu'ils constituent et qui, contrairement à ce que soutient la société Interflora, sont considérables si l'on rapproche ce chiffre de 2 000 " spécialistes " des 3 555 fleuristes adhérents que comptait alors le réseau ;
2. Sur le système de notation des fleuristes servant à l'exécution des ordres transmis
Considérant que la société Interflora avait mis en place un progiciel informatique dont l'utilisation était obligatoire pour la transmission et la réception des commandes par les fleuristes et qui, lors de la transmission d'une commande, proposait tout d'abord un fleuriste exécutant dans la zone de chalandise concernée puis, seulement si le fleuriste transmetteur le demandait, la liste des adhérents au réseau susceptibles d'exécuter l'ordre ; que la sélection du fleuriste présenté en premier lieu se faisait sur la base d'un système de notations dénommé " TEQ ", qui combinait le nombre de transmissions (T), le nombre d'exécutions (E) et une note de qualité des prestations (Q), obtenue par addition de bonus et de malus, le progiciel calculant à la fin de chaque mois la part en pourcentage que chaque fleuriste pourrait exécuter dans sa zone ; que le conseil a constaté que plusieurs des bonus pris en compte pour la détermination du paramètre " Q " étaient liés à l'adhésion exclusive du fleuriste à Interflora et que le système avait pour effet de renforcer l'importance des " bonus-malus " puisqu'une variation du seul critère Q entraînait une variation équivalente en pourcentage de la part de commandes attribuées ;
Que la société Interflora objecte qu'aucun cas concret de discrimination par la notation TEQ n'a été mis en évidence au cours de l'instruction et que le fleuriste transmetteur demeurait libre de choisir un autre exécutant, à partir du répertoire personnel qu'il lui était loisible d'élaborer, sans limitation ;
Mais considérant que la société Interflora ne conteste pas que le système reproché était en place lors de l'instruction et soutient seulement qu'elle y a mis fin ultérieurement ainsi que le Conseil a pu le constater dans sa décision du 16 juin 1998 ; que, dès lors, il importe peu que le rapporteur n'ait pas identifié les cas de discrimination qui en résultaient nécessairement ; qu'en outre, le seul fait que ce système incite fortement le fleuriste transmetteur à choisir le fleuriste exécutant proposé par le progiciel sur la base de critères tenant, notamment, à son appartenance exclusive au réseau est de nature à fausser le jeu de la concurrence, sans qu'il puisse être utilement argué qu'au prix d'une manipulation supplémentaire, fût-elle simple, le fleuriste transmetteur pouvait écarter cette proposition et retrouver sa liberté de choix ; qu'au demeurant, la société Interflora ne peut contester que la " règle n° 1 d'application du règlement contractuel ", supprimée par la suite, prévoyait en son article " 3.2. Règles détaillées " une limitation du nombre d'exécutants susceptibles d'être enregistrés dans le répertoire personnel (10 % du nombre d'ordres transmis dans l'année) et un contrôle strict, par elle-même, au besoin assorti de sanctions, des conditions d'utilisation de ce répertoire ; qu'elle ne saurait donc, à présent, tirer argument de ce que le Conseil n'a pas relevé de cas concret d'exercice de ce contrôle pour soutenir que la règle n'a pas été appliquée de fait et que les fleuristes adhérents jouissaient de toute liberté en ce domaine ;
3. Sur les pratiques de prix minima
Considérant que le Conseil a constaté que la société Interflora diffusait auprès de ses adhérents un document dénommé " l'Album ", pour présenter divers bouquets et compositions, assortis chacun d'une fourchette de prix comportant un prix minimum, et qui étaient d'exécution obligatoire dès lors que le client avait réglé ce prix, et que, si une commande pouvait être vendue à un prix inférieur, c'était à la condition que le fleuriste exécutant ait donné son accord ; que la même pratique a été relevée à l'occasion d'actions commerciales ponctuelles consistant à proposer des produits dits " prédéfinis " pour une période déterminée ;
Que la société Interflora, sans contester le caractère restrictif de concurrence de ces pratiques, revendique, au titre du progrès économique qui en résulte, le bénéfice de l'exonération prévue à l'article L. 420-4 (I, 2o) du Code de commerce, faisant valoir que ses effets anticoncurrentiels sont limités dès lors que les fleuristes avaient la possibilité d'accepter des commandes à des prix inférieurs aux prix minima, que les prix étaient déterminés de manière objective et que les clients étaient informés de ce qu'ils pouvaient passer des commandes à des prix inférieurs ;
Mais considérant que c'est à juste titre que le Conseil a écarté le fait justificatif invoqué après avoir constaté que, si les deux premières conditions étaient bien remplies, il n'en allait pas de même de la troisième, la stipulation par laquelle le client était avisé que le fleuriste devait " interpréter " sa commande sur la base de son assortiment, des pratiques locales et " des prix appliqués dans le magasin au moment de la livraison " n'étant pas de nature à l'informer clairement de ce que les prix mentionnés n'étaient qu'indicatifs ;
Considérant qu'il suit de ce qui précède que les contestations élevées par la société Interflora sont dénuées de fondement et que les pratiques qui lui ont été imputées sont caractérisées ;
II. - Sur la sanction pécuniaire
Considérant que la société Interflora critique la sanction de 10 000 000 F prononcée, estimant qu'elle n'est pas proportionnée à la gravité des faits, à l'importance du dommage causé à l'économie et à sa situation ;
Considérant, sur la gravité des faits et le dommage causé à l'économie, que le Conseil de la concurrence a relevé à juste titre qu'une première clause d'exclusivité de la société Interflora avait été annulée par un jugement du Tribunal de commerce de Paris du 29 novembre 1976, confirmé par un arrêt de la Cour d'appel de Paris du 10 mai 1978, devenu irrévocable par suite du rejet du pourvoi par la Cour de cassation le 28 janvier 1980 ; qu'une seconde clause, de même nature, a été considérée comme anticoncurrentielle par la Commission de la concurrence dans un avis du 12 décembre 1985, qui a été suivi d'une injonction de suppression prononcée par le ministre des finances le 8 février 1986 ; qu'en dépit de ces censures, la société Interflora a de nouveau introduit une clause d'exclusivité dans son règlement contractuel de 1993, qu'elle a dû supprimer à la suite de l'injonction du Conseil de la concurrence du 30 mars 1993 ; qu'elle a cependant mis en œuvre deux autres pratiques tendant aux mêmes fins, soit l'interdiction de la mention conjointe d'Interflora et d'un réseau concurrent sur les annuaires papier ou minitel et l'utilisation d'un système de transmission des ordres favorisant les adhérents à son seul réseau ; que ces pratiques liées à l'exclusivité, ainsi réitérées par une entreprise détenant au moins 73 % des ordres transmis et qui, de surcroît, est le créateur historique des réseaux de transmission florale en France, sont d'une particulière gravité ; qu'elles ont eu pour effet de freiner le développement des entreprises concurrentes sur le marché de la transmission florale à distance, et, partant, la diversification de ce marché ; qu'en outre le dommage causé par les pratiques relatives aux prix est d'autant plus important que le réseau Interflora disposait, de 1991 à 1998, d'un maillage territorial conséquent, assuré par environ 5 000 adhérents sur 13 000 fleuristes en boutique ;
Considérant que, si la société Interflora ne conteste plus que, eu égard aux dispositions de l'article L. 464-2 du Code de commerce, en leur rédaction applicable aux faits considérés, le chiffre d'affaires devant être pris en compte pour la détermination de la sanction encourue est son chiffre d'affaires net réalisé en France au titre de l'exercice 1999, soit la somme de 637 886 353 F, elle fait valoir désormais au titre de l'appréciation de sa situation individuelle, qu'étant assujettie à la TVA en qualité d'intermédiaire, elle est, depuis la loi n° 92-677 du 17 juillet 1992 portant mise en œuvre des directives communautaires, tenue de déclarer fiscalement le montant total des transactions, commissions incluses, dans lesquelles elle s'est entremise, mais que son chiffre d'affaires effectif, soit l'ensemble des recettes qu'elle a réalisées dans l'exercice de son activité, correspond aux seules commissions perçues soit, en ce qui concerne l'exercice 1999, à 112 128 755 F ;
Considérant toutefois que cette caractéristique commune à toutes les entreprises du secteur et à tous les intermédiaires opaques en général n'est pas de nature à remettre en cause l'appréciation qui a été faite de la situation de la société Interflora, étant du reste observé que la réforme invoquée est antérieure aux agissements considérés et que la société Interflora ne peut tirer argument de ce qu'elle n'a choisi de s'y conformer qu'à compter de l'exercice 1995 ; que dans ces conditions, et en tenant compte, ainsi que le Conseil l'a relevé avec pertinence, de la volonté récente de la société Interflora de rendre le fonctionnement de son réseau plus concurrentiel, la sanction prononcée est proportionnée et doit être confirmée,
Par ces motifs : Rejette le recours formé par la société SFTP-Interflora ; La condamne aux dépens.
(*) Décision n° 00-D-75 du Conseil de la concurrence en date du 6 février 2001 parue dans le BOCCRF n° 4 du 30 mars 2001