CA Dijon, ch. civ. B, 27 janvier 2004, n° 03-00132
DIJON
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Lyon Mag (SAS)
Défendeur :
Umhauer (Epoux), Bobenrieth
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
Mme Raingeard de la Bletière
Conseillers :
Mmes Roux, Vieillard, M. Littner
Avoués :
SCP Avril & Hanssen, SCP Fonatine-Tranchand & Soulard, Me Gerbay
Avocats :
Mes Dumoulin, Delmas, Lepert de Courville.
Exposé de l'affaire
Monsieur et Madame Umhauer, qui exploitent un restaurant dénommé "Le Vieux Moulin" à Alix (69) ont assigné devant le Tribunal de grande instance de Villefranche-sur-Saône le magazine Lyon Mag et l'auteur de sa chronique gastronomique, Monsieur Bobenrieth en raison d'un article paru dans le numéro du mois de juin 1998 accordant à l'établissement la note de 7,5 sur 20 et contenant les termes suivants:
"L'accueil est souriant et on s'installe sous les platanes de l'immense terrasse. Les prix semblent raisonnables et la carte des vins est honnête. C'est donc en confiance qu'on passe la commande, persuadé qu'ici, en pleine campagne, les produits sont du terroir.
Hélas, dès la première assiette, la descente aux enfers commence. La terrine est bien "maison", mais impossible d'en déterminer la composition exacte. C'est insipide et servi avec ces exécrables petits légumes vinaigrés, des "pickles". Ça continue avec des grenouilles congelées, puis une pintade rôtie trop sèche, accompagnée d'une sauce en boîte et d'un gratin dauphinois au goût assez bizarre. Bref, tout cela est immangeable! Une petite trêve, quand même, avec un chariot de fromages plutôt sympathique. Mais ce n'est que pour mieux asséner le coup final avec une Tarte Tatin... congelée."
Ils demandaient 400 000 F de dommages-intérêts et la publication du jugement.
Par jugement du 6 novembre 1999, le tribunal a dit que les défendeurs avaient commis une faute engageant leur responsabilité, accordé aux époux Umhauer 40 000 F à titre de dommages-intérêts, ordonné la publication de sa décision dans Lyon Mag et dans Le Progrès et alloué aux demandeurs 6 000 F par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Sur appel de la société Lyon Mag, la cour de Lyon a dit, par arrêt du 25 avril 2001, que les faits reprochés à Monsieur Bobenrieth et à la société Lyon Mag sont constitutifs d'une diffamation relevant de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, constaté que la prescription de l'action était acquise, rejeté les demandes et condamné les époux Umhauer à payer à Monsieur Bobenrieth et à la société Lyon Mag 3 000 F chacun sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La Cour de cassation, par décision du 23 janvier 2003, a censuré cet arrêt au motif que les propos incriminés relevaient de la critique gastronomique, sans porter atteinte à la réputation des exploitants, et a renvoyé l'affaire devant la cour de Dijon.
Par conclusions du 26 mars 2003, auxquelles il est fait référence par application de l'article 455 du nouveau Code de procédure civile, la SAS Lyon Mag maintient que l'action engagée par les époux Umhauer sur le fondement de l'article 1382 du Code civil doit être requalifiée en délit de presse, prévu par l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881 et qu'elle se trouve éteinte par la prescription.
A titre subsidiaire, elle soutient qu'aucune faute ne peut lui être imputée et elle sollicite le rejet de l'ensemble des demandes et l'allocation d'une somme de 5 000 euros par application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
Monsieur Bobenrieth, par écritures du 8 octobre 2003, auxquelles il est pareillement fait référence, conclut dans le même sens et souhaite obtenir 1 000 euros en remboursement de ses frais irrépétibles.
Les époux Umhauer, par conclusions du 21 mai 2003, répondent que les faits reprochés à la société Lyon Mag et à son critique gastronomique constituent bien une faute au sens de l'article 1382 du Code civil.
Ils demandent que le montant de leur indemnisation soit porté à 13 720,41 euros et ils réclament en outre 9 200 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile.
La procédure a été communiquée au Ministère public le 14 novembre 2003.
1. Sur le fondement de l'action engagée par les époux Umhauer
Attendu que la société appelante et Monsieur Bobenrieth soutiennent que les faits qui leur sont reprochés constituent les faits de diffamation prévus par l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881;
Attendu que, selon ce texte, toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération d'une personne est une diffamation;
Mais attendu qu'ainsi que l'a dit la cour de cassation, dans sa décision du 23 janvier 2003, les appréciations, même excessives, touchant les produits, les services ou les prestations d'une entreprise industrielle ou commerciale n'entrent pas dans les prévisions de l'article 29 de la loi du 29 juillet 1881, dès lors qu'elles ne concernent pas la personne physique ou morale;
Attendu que, contrairement à ce que prétend la société appelante, cette jurisprudence n'est pas contraire à celle résultant des arrêts rendus par l'assemblée plénière le 12 juillet 2000 et selon lesquels les abus de la liberté d'expression prévus et réprimés par la loi du 29 juillet 1881 ne peuvent être réparés sur le fondement de l'article 1382 du Code civil;
Qu'en effet dans l'article contenu dans la revue Lyon Mag, l'absence de mise en cause d'une personne permet de dire qu'il ne s'agit pas de faits prévus par l'article 29 de la loi du 29juillet 1881;
Attendu que le seul fondement possible de l'action est l'article 1382 du Code civil, ainsi que l'avaient d'ailleurs estimé les demandeurs dans leur assignation;
2. Sur les conditions d'application de l'article 1382 du Code civil
Attendu qu'il est vrai que l'auteur de la critique émet à l'encontre de la cuisine servie ce jour là dans le restaurant" le Vieux Moulin "une critique sévère lorsqu'il parle de descente aux enfers, de l'impossibilité de déterminer la composition de la terrine, de plat insipide, de produits congelés, d'une pintade trop sèche et en définitive d'une cuisine immangeable;
Mais attendu qu'ainsi que l'a rappelé la Cour de cassation, la critique gastronomique est libre et permet la libre appréciation de la qualité ou de la préparation des produits servis dans un restaurant;
Attendu que le contenu de l'article litigieux ne pourrait être fautif que s'il était démontré qu'il contenait des affirmations à l'évidence mensongères ou s'il avait été écrit de mauvaise foi, avec une légèreté coupable ou avec l'intention de nuire;
Attendu que la cour ne peut que constater que cette preuve n'est pas rapportée et que l'auteur de l'article n'est pas allé au-delà de la libre critique admissible;
Attendu en effetque Monsieur Bobenrieth était bien libre de considérer et d'écrire qu'il ne pouvait déterminer la composition de la terrine, que la pintade était trop sèche, que le gratin dauphinois avait un goût bizarre et que les plats servis étaient insipides;que Madame Umhauer a d'ailleurs admis, dans sa lettre du 7 juin 1998, qu'il était possible que la pintade soit trop sèche;
Que les factures produites par les restaurateurs révèlent par ailleurs qu'ils achetaient des grenouilles congelées, ce qui démontre que les affirmations de l'auteur de l'article ne sont pas manifestement invraisemblables;
Attendu que, même si les époux Umhauer versent aux débats de nombreux articles de critiques ou de clients qui sont élogieux à l'égard de leur établissement et de la cuisine qui y est servie, il n'en résulte pas pour autant l'interdiction pour Monsieur Bobenrieth d'avoir un avis divergent;
Attendu qu'aucun parti pris de dénigrement n'est démontré alors que l'auteur de l'article a émis une opinion favorable sur l'accueil, le cadre, les prix, la carte des vins et le plateau de fromages;
Attendu enfin que le terme "descente aux enfers" s'inscrit dans le ton humoristique de cet article;
Attendu que l'auteur n'étant pas allé au-delà de la libre appréciation permise à un critique gastronomique, sans mettre en cause l'honorabilité ou l'honnêteté de l'exploitant, aucune faute ne peut être retenue à son encontre, ce qui conduit à réformer le jugement entrepris et à rejeter les demandes;
3. Sur l'application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile
Attendu que l'équité ne commande pas de faire application à la société appelante et à Monsieur Bobenrieth des dispositions de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; que les intimés, qui succombent, ne peuvent bénéficier de ce texte;
Par ces motifs, LA COUR, Vu l'arrêt de la Cour de cassation du 23 janvier 2003, Dit que l'action ne peut être fondée que sur l'article 1382 du Code civil, Infirme le jugement entrepris et, statuant à nouveau, Déboute les époux Umhauer de l'ensemble de leurs demandes, Dit n'y avoir lieu à application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, Condamne les époux Umhauer aux dépens exposés devant les juridictions du fond, y compris ceux afférents à la décision cassée et dit que, pour ceux exposés devant la cour de céans, la SCP Avril & Hanssen, avoués, pourra les recouvrer conformément à l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.