CA Paris, 16e ch. B, 13 février 2004, n° 2002-14706
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
ABDG (SARL)
Défendeur :
Shell (SA)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Garban
Conseillers :
MM. Provost-Lopin, Imbaud-Content
Avoués :
SCP Regnier-Bequet, SCP Bolling-Durand-Lallement
Avocats :
Mes Ortolland, Courchinoux.
Par acte du 16 décembre 1996, la société des Pétroles Shell a confié en location-gérance à la société ABDG l'exploitation de son fonds de commerce à usage de station-service situé RN 13 aux Pennes Mirabeau (Bouches du Rhône) pour une durée de 36 mois devant se terminer le 15 décembre 1999.
Le contrat prévoit que:
- l'activité de distribution de carburants est placée sous le régime du mandat;
- les autres activités de la station (prestations de services et ventes de produits diversifiés) sont exercées par l'exploitant en son nom, pour son compte et sous sa seule responsabilité.
Après avoir prorogé la durée du contrat, les parties sont convenues d'y mettre fin le 27 avril 2000.
A la suite de cette cessation d'activité, les comptes ont été établis entre les parties et la société Shell s'est déclarée créancière de la somme de 838 465,69 F, que la société ABDG a refusé de régler.
Par acte du 13 décembre 2000, la société SheIl a assigné la société ABDG devant le Tribunal de commerce de Paris, sollicitant principalement la condamnation de celle-ci à lui payer ladite somme de 838 465,69 F.
La société ABDG a poursuivi la nullité du contrat en application de la loi du 31 décembre 1989 dite loi Doubin et a sollicité l'allocation de la somme de 127 823,27 euro, soit 838 465,69 F, en réparation de son préjudice.
Par jugement du 17 juin 2002, le tribunal a dit le contrat nul, disposition qui n'est pas reprise dans le dispositif de la décision, et a:
- condamné solidairement la société ABDG et M. Daniel Guérin (gérant de la société ABDG) à payer à la société Shell la somme de 115 427,27 euro, augmentée des intérêts au taux légal à compter du 15 novembre 2000;
- condamné la société Shell à payer à la société ABDG et M. Guérin la somme de 39 282,30 euro à titre de dommages-intérêts;
- ordonné la compensation entre ces sommes.
LA COUR,
Vu l'appel de ce jugement interjeté par la société ABDG;
Vu les conclusions de l'appelante en date du 28 mai 2003 par lesquelles elle demande à la cour:
- de mettre M. Guérin hors de cause;
- de confirmer le jugement en ce qu'il a prononcé la nullité du contrat de location-gérance;
- de l'infirmer pour le surplus et de débouter la société Shell de l'ensemble de ses demandes;
- subsidiairement,
- d'ordonner une mesure d'expertise, aux frais avancés de la société Shell, à l'effet de chiffrer la créance de chacune des parties en fonction, pour la société Shell de ses prix de revient, et pour la société ABDG de ses frais et charges justifiés;
- de condamner la société Shell à lui payer la somme de 127 823,27 euro à titre de dommages-intérêts;
- de condamner la société Shell à lui payer la somme de 6 000 euro en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Vu les conclusions en date du 19 juin 2003 de la société des Pétroles Shell par lesquelles elle demande à la cour:
- de dire la loi du 31 décembre 1989 inapplicable au contrat;
- subsidiairement,
- d'infirmer le jugement en ce qu'il a prononcé la nullité du contrat de location-gérance, en ce qu'il a mis à sa charge une aide d'exploitation pour l'année 2000 de 12 396 euro ainsi qu'une somme de 39 282,30 euro à titre de dommages-intérêts réparant les pertes des exercices 1997, 1998 et 1999;
- de condamner la société Ardo à lui payer la somme de 127 823,27 euro, avec intérêts au taux légal à compter du 15 novembre 2000;
- d'ordonner la capitalisation des intérêts;
- subsidiairement, pour le cas où la cour confirmerait la nullité du contrat,
- de dire que cette nullité ne saurait dispenser la société ABDG de payer sa dette de 127 823,27euro;
- de débouter la société ABDC de sa demande de restitution; à défaut, de la limiter au montant des pertes justifiées, soit 39 282,30 euro;
- d'ordonner la compensation des créances et des dettes respectives des parties;
- de dire inutile la demande d'expertise;
- en toute hypothèse, de condamner la société ABDG à lui payer la somme de 6 000 euro sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;
Sur ce,
Sur la nullité du contrat:
Considérant que la société ABDG sollicite l'annulation du contrat de location-gérance en vertu de l'article L. 330-3 du Code de commerce, faisant valoir:
- qu'en violation dudit article, la société Shell ne lui a fourni, préalablement à la signature du contrat, aucune information sincère sur l'activité qu'elle se proposait d'exercer de sorte que son consentement a été vicié; que les époux Guérin ne se seraient pas engagés s'ils avaient été informés du caractère déficitaire de l'activité de la station;
- que, contrairement à ce que soutient la société Shell, l'article L. 330-3 qui vise tout contrat, s'applique au contrat en cause qui n'est pas uniquement un contrat de mandat mais un contrat de mandat et de location-gérance; qu'il n'existe aucune raison pour que ledit article ne s'applique pas au contrat de mandat;
Considérant que la société Shell s'oppose à cette demande, rétorquant:
- que le contrat n'entre pas dans le champ d'application de l'article L. 330-3, tant en ce qui concerne les activités de vente de carburants placées sous le régime du mandat que les activités diversifiées; qu'en effet, d'une part, l'activité de mandat ne peut être concernée par ledit article, le mandataire n'exerçant pas au sens strict une activité mais agissant pour le compte de son mandant dans un régime de distribution intégrée, d'autre part, les autres activités étant exercées par la société ABDG pour son compte en dehors de toute exclusivité;
- que l'article L. 330-3 n'est assorti que de sanctions pénales, la nullité du contrat ne pouvant être envisagée que si le défaut d'information peut être assimilé à un vice du consentement; que tel n'est pas le cas en l'espèce où le projet de contrat a été remis à la société ABDG un mois avant la signature et où M. Guérin, dans sa lettre du 10 mai 2001, a reconnu avoir été mis au courant de la situation de la station par le chef de secteur de la société Shell;
Mais considérant que l'article L. 330-3 du Code de commerce (article 1er de la loi du 31 décembre 1989) prévoit que "toute personne qui met à disposition d'une autre personne un nom commercial, une marque ou une enseigne, en exigeant d'elle un engagement d'exclusivité ou de quasi-exclusivité pour l'exercice de son activité, est tenue préalablement à la signature de tout contrat conclu dans l'intérêt commun des deux parties, de fournir à l'autre partie un document donnant des informations sincères, qui lui permette de s'engager en connaissance de cause"; que le décret du 4 avril 1991 définit le contenu du document et sanctionne par une contravention de 5e classe son défaut de communication;
Considérant que l'obligation d'information prévue par cet article est applicable à un contrat de location-gérance dès lors que les parties sont liées, comme en l'espèce, par des stipulations contractuelles prévoyant, d'un côté la mise à disposition d'une enseigne, d'un nom commercial ou d'une marque et, de l'autre un engagement d'exclusivité ou de quasi-exclusivité pour l'exercice de l'activité concernée;que l'article L. 330-3 vise tout contrat conclu dans l'intérêt commun des parties, sans exclusif que la société Shell ne peut pas plus tenter d'éluder son application au contrat de mandat de distribution des carburants, conclu dans l'intérêt des deux parties,qu'elle ne peut le faire en ce qui concerne le contrat de location-gérance relatif à la vente des produits diversifiés;
Considérant qu'en violation de l'article L. 330-3, la société Shell n'a pas, préalablement à la signature du contrat, communiqué à la société ABDG les informations relatives au fonds;que le fait qu'elle lui ait remis pour examen un mois avant la signature le projet de contrat ne peut pallier ce défaut de communication, pas plus que ne le peuvent les déclarations de M. Guérin dans sa lettre du 10 mai 2001 selon lesquelles M. Samson, chef de secteur de la région, l'a mis au courant de la situation de la station;
Considérant que la société ABDG affirme, sans être contredite, que la situation du fonds était déficitaire antérieurement à la conclusion du contrat, situation qu'elle a découverte en se renseignant autour d'elle après être entrée dans les lieux;qu'elle souligne que malgré ses réclamations la société Shell n'a toujours pas produit les comptes des précédents exploitants;
Considérant qu'il apparaît que le défaut d'information dont elle a été victime a vicié le consentement de la société ABDG qui fait valoir, à juste titre, qu'elle n'aurait pas contracté si elle avait eu connaissance du caractère déficitaire de l'exploitation;
Considérant que le jugement doit ainsi être confirmé en ce qu'il a prononcé la nullité du contrat conclu le 16 décembre 1996 entre les sociétés Shell et ABDG;
Sur la créance de la société Shell:
Considérant que la société ABDG conteste la réclamation de la société Shell qui chiffre le montant de sa créance à la somme de 891 966,93 F; qu'elle fait valoir:
- que le relevé de comptes produit par la société Shell est accompagné de pièces pour la plupart incompréhensibles ou qu'elle n'a pas approuvées; que les marchandises en stock ont été valorisées à un prix inférieur à celui d'origine, sous prétexte de dépréciation;
- que la somme réclamée correspond aux pertes subies pour l'année 2000, que la société Shell avait accepté pour les exercices antérieurs de lui verser une aide couvrant ses pertes, qu'il n'y a aucune raison pour que cette aide ne lui soit pas accordée pour l'exercice 2000; que le tribunal qui a accueilli ce chef de demande, mais a calculé l'aide prorata temporis et sur la base de la moyenne des aides antérieures, alors que les aides antérieures comblaient la totalité et non une partie des pertes;
- que si la demande n'est pas rejetée, il y a lieu d'ordonner une mesure d'expertise à l'effet de faire le compte entre les parties;
Considérant que la société Shell rétorque:
- qu'il résulte des pièces versées aux débats, dont aucune n'est contestée par l'appelante, que sa réclamation représente le solde des échanges commerciaux entre les parties; que le relevé de compte final n'a à aucun moment été contesté par la société ABDG;
- que le jugement doit être réformé sur la déduction de sa créance d'une somme de 12 396 euro au titre d'aide d'exploitation pour l'année 2000, cette allocation arbitrairement décidée par le tribunal ne reposant sur aucun fondement juridique;
- que la demande d'expertise ne présente aucune utilité; qu'en effet, les bénéfices qu'elle a tirés de ses ventes de carburants ont été réalisés dans ses relations avec ses propres clients et sont étrangers à la société ABDG; que s'agissant des lubrifiants, elle est demeurée propriétaire des produits puisque la vente étant annulée, le prix obtenu de leur vente lui appartient;
Mais considérant que la société Shell verse aux débats le document de reddition des comptes en fin de gérance et les inventaires de marchandises ; qu'elle communique également le relevé de compte final accompagné de pièces justificatives, incorporant les éléments précédemment notifiés et y ajoutant d'autres écritures soit au débit soit au crédit; qu'elle a adressé ce relevé le 15 novembre 2000 à la société ABDG avec mise en demeure;
Considérant cependant que, contrairement à ce qu'elle prétend, la société ABDG n'a à aucun moment accepté ce compte et qu'elle le conteste aujourd'hui; qu'il convient dans ces conditions de recourir à une mesure d'expertise, aux frais avancés de la société Shell, dans les termes exposés au dispositif ci-dessous;
Considérant que la société Shell fait valoir à juste titre que l'allocation de la somme de 12 386 euro à la société ABDG à titre d'aide d'exploitation pour l'année 2000 ne repose sur aucun fondement; qu'en effet, une telle aide n'est nullement prévue par les stipulations contractuelles et le fait que la société Shell ait attribué à la locataire-gérante des aides pour les années 1997, 1998 et 1999 ne permet pas de retenir l'existence de cette aide pour l'année 2000; que le jugement doit être reformé sur ce point;
Considérant que, compte tenu de la mesure d'expertise ordonnée, il convient de surseoir à statuer sur le surplus des demandes des parties, à l'exception de la demande ci-dessous;
Sur la mise hors de cause de M. Guérin:
Considérant que la société ABDG demande que M. Guérin, son gérant, soit déchargé de la condamnation prononcée à son encontre et mis hors de cause;
Considérant que la société Shell réplique que la société ABDG n'est pas recevable à formuler une telle demande, qu'il appartient à M. Guérin d'agir par toute voie de droit;
Mais considérant que, si la société ABDG n'est effectivement pas recevable à former une demande pour M. Guérin qui n'est pas partie à la procédure d'appel en son nom personnel, il n'était pas non plus partie à la procédure de première instance en cette qualité, n'apparaissant qu'en qualité de gérant de la société ABDG; qu'aucune condamnation ne pouvait par conséquent être prononcée à son encontre, étant d'ailleurs relevé qu'il n'est pas partie au contrat intervenu entre les seules sociétés Shell et ABDG; qu'il y a lieu dès lors d'infirmer le jugement en ce qu'il a prononcé une condamnation à l'encontre de M. Guérin et de le mettre hors de cause;
Par ces motifs : Infirme le jugement en ce qu'il a prononcé une condamnation à l'encontre de M. Guérin, le met hors de cause; Ajoutant au jugement, prononce l'annulation du contrat conclu le 16 décembre 1996 entre la société des Pétroles Shell et la société ABDG; Réformant le jugement en ce qu'il a alloué à la société ABDG la somme de 12 396 euro au titre d'une aide d'exploitation pour l'année 2000, déboute la société ABDG de sa demande tendant à l'allocation d'une telle aide pour l'année 2000; Avant dire droit sur la demande de la société Shell tendant à la condamnation de la société ABDG à lui payer la somme de 127 823,27 euro ordonne une mesure d'expertise confiée à : M. Yves Poissonnier, 129 avenue Michel Ange, 75016 Paris, <Tél.>, avec mission de faire les comptes entre les parties; Dit que la société Shell devra consigner au greffe de la cour la somme de 3 000 euro à valoir sur la rémunération de l'expert, dans un délai d'un mois à compter du prononcé de la décision; Dit que cette somme sera versée au régisseur d'avances et de recettes de la Cour d'appel de Paris, 34 Quai des Orfèvres (75055) Paris Louvre SP; Désigne le conseiller de la mise en état pour contrôler les opérations d'expertise; Dit que l'expert devra adresser tous ses courriers à la cour d'appel, 34 Quai des Orfèvres, 75055 Paris Louvre SP, service de la mise en état, bureau des expertises, à l'attention de M. Daniel Boulanger, greffier en chef, poste <tél.>; Dit que l'expert devra déposer son rapport avant le 15 juillet 2004 en double exemplaire à la cour; Dit que l'expert devra remettre à chaque partie un exemplaire de son rapport; Sursoit à statuer sur le surplus des demandes des parties; Réserve les dépens.