CA Paris, 4e ch. A, 25 juin 2003, n° 2002-05774
PARIS
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
C&A France (Sté)
Défendeur :
Free (Sté), Facques (ès qual.)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Carre-Pierrat
Conseillers :
Mmes Magueur, Regniez
Avoués :
SCP Roblin-Chaix de Lavarene, SCP Narrat-Peytavi
Avocats :
Mes Hollier Larousse, Bessis
Vu l'appel interjeté, le 26 mars 2002, par la société C&A France d'un jugement rendu le 12 mars 2002 par le Tribunal de commerce de Paris qui a :
* condamné la société C&A France à payer à la société Free, assistée de Me Jacques, ès qualités d'administrateur judiciaire de cette dernière, au paiement des sommes suivantes :
- 40 000 euros pour contrefaçon et concurrence déloyale,
- 150 000 euros pour rupture abusive des relations commerciales,
* ordonné la publication du jugement dans cinq journaux au choix de la société Free assistée de Me Jacques, ès qualités, et aux frais de la société C&A France dans la limite d'un total de 15 000 euros TTC,
* ordonné l'exécution provisoire du jugement à charge pour la société Free, assistée de Me Jacques, ès qualités d'administrateur judiciaire de cette dernière, de fournir une caution bancaire couvrant l'exigibilité de leur remboursement éventuel de toutes sommes versées en exécution du jugement,
* débouté les parties de leurs autres demandes,
* condamné la société C&A France à payer à la société Free, assistée de Me Jacques, ès qualités d'administrateur judiciaire de cette dernière, la somme de 7 500 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens ;
Vu les dernières conclusions signifiées le 7 mars 2003, aux termes desquelles la société C&A France, poursuivant l'infirmation du jugement déféré, demande à la cour de :
* constater l'absence de caractère protégeable du modèle revendiqué par la société Free et la déclarer, représentée par Me Jacques ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, irrecevable en sa demande ou en tout état de cause mal fondée en ses demandes, de l'en débouter,
* condamner la société Free, représentée par Me Jacques ès qualités de commissaire à l'exécution du plan, à lui verser la somme de 15 000 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux dépens ;
Vu les ultimes conclusions, en date du 20 février 2003, par lesquelles la société Free et Me Jacques, ès qualités, sollicitent de la cour de:
* prononcer la mise hors de cause de Me Jacques, la société Free étant in bonis et de condamner la société C&A France à lui verser, du fait de l'intervention forcée, une somme de 1 500 euros pour procédure abusive et à une somme identique au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile,
* confirmer le jugement déféré en son principe en ce qui concerne la contrefaçon, la concurrence déloyale et la rupture abusive des relations du fait de la société C&A France et en ce qu'il a ordonné la publication du jugement et la condamnation de cette société au titre des frais irrépétibles et des dépens,
et l'infirmant pour le surplus, de :
* juger que par application des articles L. 122-4 et suivants et L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle, la mise en vente et vente du haut pour femme litigieux par la société C&A France constitue une contrefaçon à son préjudice et à ses droits d'auteur sur sa création référencée AF 320,
* ordonner, en conséquence, la société C&A France à lui payer une somme de 18 294 euros en réparation du préjudice issu de la contrefaçon et une somme supplémentaire de 304 898 euros au titre de la concurrence déloyale et parasitaire et de 457 347 euros du fait de la rupture abusive, injustifiée et sans préavis des relations commerciales,
* faire interdiction à la société C&A France et ce sous astreinte définitive de 1 500 euros par infraction constatée, d'offrir à la vente ou de vendre, de reproduire de quelle façon que ce soit et notamment par voie de catalogues, en tous lieux ou magasins, tout produit reproduisant ses droits d'auteur,
* ordonner à titre de supplément de dommages et intérêts que le dispositif de l'arrêt à intervenir soit publié dans cinq journaux de son choix et au frais de la société C&A France sans que chaque parution ne puisse excéder la somme de 3 000 euros HT, soit un total de 15 000 euros HT,
* débouter la société C&A France de l'ensemble de ses demandes
* de la condamner à lui verser la somme de 15 245 euros au titre de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, ainsi qu'aux frais des différentes saisies-contrefaçon ainsi qu'aux entiers dépens de première instance et d'appel ;
Sur ce, LA COUR,
* sur la mise hors de cause de Me Jacques:
Considérant que Me Jacques, ès qualités de commissaire à l'exécution du plan de la société Free, soutient qu'il a été abusivement attrait à la procédure d'appel dès lors qu'il a été mis fin à ses précédentes fonctions d'administrateur judiciaire de cette société et que la société Free est à nouveau in bonis ;
Mais considérant que, selon l'article 90 du décret n° 85-1388 du 27 décembre 1985, relatif au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises, les instances auxquelles est partie l'administrateur ou le représentant des créanciers et qui ne sont pas terminées lorsque la mission de ces derniers a pris fin, sont poursuivies par le commissaire à l'exécution du plan (...),
Que, contrairement à ce que soutient Me Jacques, ces dispositions ne visent pas exclusivement les plans de redressement par voie de cession mais également les plans de continuation, de sorte que c'est à bon droit que la société C&A France l'a appelé à intervenir, ès qualités, dans la procédure d'appel;
Qu'il s'ensuit que ce moyen n'étant pas fondé, Me Jacques sera débouté de sa demande tendant à sa mise hors de cause; que, de même, sera rejetée sa demande en dommages et intérêts pour procédure abusive ;
* sur le fond:
- sur le caractère protégeable du modèle de la société Free:
Considérant que la société Free caractérise son modèle, qu'elle commercialise depuis le mois de septembre 2000, par un haut féminin en forme de cache-coeur, référencé AF 320, comportant un col montant avec un lien en bas sur le côté gauche, légèrement contré vers le bas et comportant également une fente en forme de goutte de 12 centimètres environ, sous le col, au devant du vêtement, les manches étant trois quart, ourlets et bas de manche avec finitions double aiguille;
Considérant que la société Free ne revendique sur ce modèle, qu'elle n'a pas déposé à l'INPI, que la protection du droit d'auteur instaurée par le livre I du Code de la propriété intellectuelle ; qu'il convient donc de rechercher si le modèle litigieux est susceptible de constituer une œuvre de l'esprit au sens des dispositions légales régissant le droit d'auteur ;
Considérant que la société C&A France conteste l'originalité de ce modèle qu'elle qualifie d'association banale d'éléments antériorisés, s'inscrivant dans une tendance de la mode ; qu'elle produit aux débats diverses photographies représentant, d'une part, des hauts à col montant comportant, sur le devant, une fente en forme de goutte, et, d'autre part, des modèles de faux cache-coeur ;
Mais considérant que les pièces versées aux débats par la société C&A France ne sont pas datées à l'exception d'une brochure, publiée au mois d'octobre 2000, sous le titre TREDS, soit un mois après la commercialisation du modèle litigieux ; que, en tout état de cause, si le modèle de la société Free reprend des éléments connus dans le domaine du vêtement, ils doivent être appréciés dans la combinaison adoptée ;
Que, dès lors, la combinaison d'éléments du modèle litigieux, dont la banalité n'est pas établie et telle que précédemment caractérisée par la société Free, non contestée par la société C&A France, et ne se retrouvant dans aucun des vêtements produits aux débats, est le résultat d'un processus créatif qui porte l'empreinte de la personnalité de son auteur et bénéficie de la protection instaurée par le livre I Code de la propriété intellectuelle ;
Qu'il s'ensuit que le jugement déféré mérite confirmation ;
- sur la contrefaçon:
Considérant qu'il résulte de l'examen des modèles en présence, auquel la cour a procédé, que les premiers juges ont justement retenu que les corsages saisis, suivant procès-verbaux dressés le 14 février 2001 par Me Amram, huissier de justice, étaient une reproduction servile - même combinaison originale des traits caractéristiques, mêmes proportions du col, des manches et du lien - du modèle de la société Free réalisée dans une matière de moins bonne qualité ; que, au demeurant, la société C&A France ne conteste pas sur ce point le jugement déféré qui sera donc confirmé;
- sur la concurrence déloyale et le parasitisme:
Considérant que la société Free reproche en outre à la société C&A France d'avoir commis à son encontre des actes de concurrence déloyale en commercialisant ses articles à moindre prix et dans une qualité inférieure ;
Mais considérant que ces griefs, s'ils sont susceptibles d'aggraver le préjudice résultant de la contrefaçon, laquelle se définit comme la reproduction intégrale ou partielle de l'œuvre sans l'autorisation de son auteur, ne constituent pas des faits distincts de concurrence déloyale ;
Considérant, par ailleurs, que la société Free ne rapporte pas la preuve des faits de parasitisme par elle allégués, selon lesquels la société C&A France aurait manifestement vécu dans le sillage de ses créations depuis 1994 et aurait ainsi détourné sa notoriété établie et reconnue; qu'en effet, ainsi que le relève pertinemment la société appelante, si d'autres articles offerts à la vente dans les magasins de la société C&A France avaient été similaires à ceux de la société Free, celle-ci n'aurait pas manqué à s'en prévaloir au soutien de ses prétentions ;
Qu'il s'ensuit que le jugement déféré sera, sur ce point, infirmé et la demande de la société Free rejetée ;
- sur la rupture des relations commerciales :
Considérant que, excipant des dispositions de l'article 36-5 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 (devenu l'article L. 442-6 du Code de commerce) qui, dans sa rédaction applicable aux faits de l'espèce, disposait qu'engage la responsabilité de son auteur et l'oblige à réparer le préjudice causé, le fait, par tout producteur, commerçant, industriel ou artisan (...) 5°) de rompre brutalement même partiellement une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée, de la relation commerciale et respectant la durée minimale de préavis déterminée en référence aux usages du commerce, par des accords interprofessionnels, la société Free soutient qu'elle a travaillé pour la société C&A France et à l'étranger pour le même groupe, dénommé EBSCO, de 1994 à 2000, portant le chiffre d'affaires réalisé au cours de cette période de 137 473 F à 226 487 F, soit de 20 957,62 euros à 34 527,72 euros, pour la France et à 3 481 948 F, soit 530 819,55 euros, à l'export ; que, selon elle, la société C&A France aurait cessé toute relation commerciale en raison de la présente procédure ;
Considérant que la société Free critique, à bon droit, le jugement déféré en ce que les premiers juges ont estimé que les dispositions du texte précité n'étaient pas applicables aux articles de mode;qu'en effet ce texte, qui a une portée générale, n'opère aucune distinction suivant la nature des produits faisant l'objet des relations commerciales rompues ;
Qu'il s'ensuit que les dispositions de l'article L. 442-6 du Code du commerce, en sa rédaction antérieure à la loi du 15 mai 2001, sont, en l'espèce, applicables ;
Considérant qu'il est acquis aux débats que la société Free entretenait des relations commerciales établies, au sens du texte précité, avec la société C&A France depuis 1994 et que cette dernière les a rompues à la fin de l'année 2000,puisque aucune commande n'a été passée au titre de l'année 2001 ;
Considérant que, pour s'opposer à la demande de la société Free, la société C&A France fait valoir, en premier lieu, que la société intimée n'aurait été qu'un fournisseur parmi beaucoup d'autres, auprès de qui elle achetait ponctuellement des articles vestimentaires, et qu'elle n'établirait aucunement que les achats étaient régulièrement renouvelés, à chaque saison, et dans des proportions similaires ;
Mais considérant qu'il résulte des éléments, non contestés, du dossier qu'un courant d'affaires s'était effectivement instauré entre les deux sociétés puisque depuis 1994 et jusqu'en 2000, la société C&A France a régulièrement passé des commandes de vêtements à la société Free;
Considérant que, en second lieu, la société appelante fait valoir que la société Free n'apporterait aucun élément permettant de déterminer la durée minimale du préavis dans les usages du commerce de la mode;
Mais considérant que les dispositions légales, applicables en l'espèce, précisent qu'à défaut d'usages reconnus ou d'accords interprofessionnels, la durée du préavis s'apprécie au regard de critères généralement utilisés tels que l'ancienneté de la relation commerciale, la notoriété des produits, ainsi que leur nature ;
Que la cour relève, d'une part, que les lignes de vêtements de la société Free jouissant d'une notoriété certaine que la société C&A France ne saurait utilement contester puisque, pendant six ans, elle a noué avec cette société des relations commerciales suivies et, d'autre part, que dans le domaine de la mode les commandes auprès d'un fournisseur s'articulent chaque année autour des collections été/printemps et automne/hiver ;
Qu'il résulte de ces éléments que la société C&A France a engagé sa responsabilité en rompant brutalement, et sans préavis, les relations commerciales qu'elle entretenait avec la société Free,et qu'il y a lieu de fixer la durée du préavis en cause en considération des commandes liées à une collection ;
Considérant que le jugement déféré sera donc, par substitution de motifs, confirmé en ce qu'il a déclaré fautive la rupture par la société C&A des relations commerciales nouées avec la société Free ;
- sur les mesures réparatrices:
Considérant que tant la société C&A France que la société Free contestent l'appréciation faite par les premiers juges du montant des diverses indemnités allouées à la société Free ;
- sur la contrefaçon :
Considérant que les faits de concurrence déloyale et de parasitisme n'ayant pas été retenus par la cour, seul le préjudice résultant des actes de contrefaçon doit être indemnisé ;
Considérant que les opérations de saisie-contrefaçon ont révélé que la société C&A France a mis sur le marché près de 800 corsages contrefaisants ; qu'une telle mise sur le marché d'un volume important de modèles contrefaisants, commercialisés dans une qualité inférieure et à moindre prix, ne peut avoir pour effet que de dévaloriser le modèle contrefait en le banalisant et d'inciter la clientèle à s'en détourner ou à acquérir un modèle moins onéreux; qu'en outre, la société Free se voit ainsi dépouillée de partie des investissements qu'elle a engagés pour créer ce modèle et le promouvoir; qu'il résulte de ces éléments que l'indemnité de 18 294 euros sollicitée par la société Free est parfaitement justifiée ; que le jugement déféré sera donc infirmé en ce sens ;
Considérant que la mesure de publication ordonnée par le tribunal sera confirmée sauf à préciser qu'il sera fait mention du présent arrêt ;
Considérant qu'afin de mettre un terme aux agissements délictueux, il sera fait droit aux mesures d'interdiction et de remise sollicitées selon les modalités précisées au dispositif du présent arrêt;
- sur la rupture abusive des relations commerciales :
Considérant que pour déterminer son préjudice la société Free prend en compte tant le chiffre d'affaires réalisé directement avec la société C&A France que celui généré par la société de droit allemand C&A Buying, centrale d'achat du groupe, et la société EBSCO de sorte que, selon la société appelante, elle ne saurait être tenue de réparer le dommage éventuellement subi par la société Free du fait de tierces sociétés, non parties à l'instance, fussent-elles membres du même groupe d'entreprises ;
Considérant que, à juste titre, la société C&A France critique le jugement déféré en ce qu'il a retenu que l'interruption des relations commerciales serait une mesure de représailles du groupe la société C&A France à l'encontre d'un fournisseur qui aurait osé l'attaquer en justice, alors même que la société Free ne verse aux débats aucun élément de nature à justifier de ces allégations qui ont donc été reprises sans fondement par les premiers juges; que, en tout état de cause, il appartenait à la société intimée d'attraire les sociétés mises en cause à la procédure, la société C&A France ne pouvant répondre d'un comportement commercial qui n'est pas de son fait puisqu'il n'est pas plus démontré que la rupture des relations commerciales avec les autres sociétés du groupe serait intervenue à son initiative ;
Qu'en conséquence, la cour dispose des éléments nécessaires pour fixer le préjudice subi par la société Free du fait de la société C&A France, compte tenu des critères précédemment énoncés, à la somme de 15 000 euros, de sorte que le jugement déféré sera infirmé ;
- sur les autres demandes :
Considérant que, en l'espèce, l'équité ne commande pas de faire application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile; que, par ailleurs, la solution du litige commande de laisser à la charge de chacune des parties les dépens de première instance et d'appel qu'elles ont exposés ;
Par ces motifs : Dit n'y avoir lieu de mettre hors de cause Me Jacques, ès qualités, Infirme le jugement déféré, sauf en ce qu'il a * reconnu protégeable le modèle référence AF 320 de la société Free, * retenu l'existence d'actes de contrefaçon imputables à la société C&A France, * par substitution de motifs, déclaré fautive la rupture des relations commerciales par la société C&A, * ordonné une mesure de publication qui fera mention du présent arrêt, Et, statuant à nouveau : Déboute la société Free de sa demande en concurrence déloyale et en parasitisme formée à l'encontre de la société C&A ; Condamne la société C&A à payer à la société Free les sommes suivantes : * 18 294 euros de dommages et intérêts en réparation de la contrefaçon, * 15 000 euros de dommages et intérêts en réparation de la rupture abusive des relations commerciales, Interdit à la société C&A d'offrir à la vente ou de vendre, de reproduire de quelle façon que ce soit et notamment par voie de catalogues, en tous lieux et magasins, le modèle de la société Free référencé AF 320, sous astreinte de 500 euros par infraction constatée, à compter de la signification du présent arrêt, Rejette toutes autres demandes, Laisse à la charge de chacune des parties les frais et dépens de première instance et d'appel par elles exposés.