CJCE, 29 février 1996, n° C-122/94
COUR DE JUSTICE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES
Arrêt
PARTIES
Demandeur :
Commission des Communautés européennes
Défendeur :
Conseil de l'Union européenne, République française, République italienne
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Rodríguez Iglesias
Présidents de chambre :
MM. Kakouris, Edward
Avocat général :
M. Cosmas
Juges :
MM. Mancini, Schockweiler, Kapteyn (rapporteur), Gulmann, Murray, Jann, Ragnemalm, Sevón
Avocat :
Me Fiorilli.
LA COUR,
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 25 avril 1994, la Commission des Communautés européennes a, en vertu de l'article 173 du traité CE, introduit un recours visant à l'annulation des deux décisions du Conseil du 21 février 1994 au titre de l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, du traité CE, relatives à l'octroi d'une aide extraordinaire à la distillation de certains vins en Italie et en France.
2 S'agissant de l'Italie, le Conseil a autorisé l'octroi d'une aide complémentaire à la distillation obligatoire, ouverte au titre de l'article 39 du règlement (CEE) n° 822-87 du Conseil, du 16 mars 1987, portant organisation commune du marché viti-vinicole (JO L 84, p. 1), d'une quantité maximale de 3 millions d'hectolitres de vins de table et de vins aptes à produire des vins de table, produits au cours de la campagne 1993/1994 en Italie, d'un montant maximal égal à la différence entre le prix minimal d'achat de la distillation préventive (2,06 écus/% vol/hl) et celui de la distillation obligatoire (0,83 écu/% vol/hl).
3 Quant à la France, le Conseil a autorisé l'octroi d'une aide complémentaire à la distillation préventive, ouverte au titre de l'article 38 du règlement n° 822-87, d'une quantité maximale de 3 millions d'hectolitres de vins de table et de vins aptes à produire des vins de table, produits au cours de la campagne 1993/1994 en France, d'un montant maximal égal à la différence entre 24 FF/% vol/hl et le prix minimal communautaire (2,06 écus/% vol/hl), converti au taux applicable aux contrats visés, versée aux producteurs dont le rendement n'excède pas 90 hl/ha et qui livrent à la distillation préventive, et limitée pour chaque producteur concerné à 9 hl/ha.
4 Il résulte des considérants de ces deux décisions que les Gouvernements italiens et français ont notifié, conformément à l'article 93, paragraphe 3, du traité, le projet de cette aide à la Commission, qui a considéré, dans ces deux cas, que l'aide envisagée n'était pas compatible avec le Marché commun. En revanche, le Conseil a estimé, dans les deux décisions attaquées, sur le fondement de l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, qu'il existait des circonstances exceptionnelles, en sorte que, dans les conditions prévues dans les décisions, ces aides étaient compatibles avec le Marché commun.
5 Par ordonnance du Président de la Cour du 9 septembre 1994, la République italienne a été admise à intervenir à l'appui des conclusions du Conseil.
6 Par ordonnance du Président de la Cour du 24 octobre 1994, la République française a été admise à intervenir au soutien des conclusions du Conseil.
7 Par son premier moyen, la Commission invoque l'incompétence du Conseil et soutient que ce dernier a commis un détournement de procédure en se fondant sur l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, pour déroger aux règles relatives à l'organisation commune du marché viti-vinicole. La Commission observe notamment qu'une aide nationale qui, comme dans le cas italien, égalise les prix à payer aux producteurs pour les deux types de distillation ou qui, comme dans le cas français, porte le prix de la distillation préventive au niveau du prix de marché, non seulement fausse la concurrence entre les producteurs au sens de l'article 92, paragraphe 1, du traité CE mais introduit également un niveau de soutien des prix plus élevé que celui de l'organisation commune de marché, détruisant ainsi l'effet dissuasif, lié au système de distillation, qui est nécessaire pour la maîtrise de la production, en rendant en même temps impossible la tâche de gestion de la Commission.
8 En ce qui concerne tout d'abord l'incompétence, la Commission fait valoir que, conformément à la lettre de l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, le Conseil ne peut déroger qu'aux dispositions de l'article 92 ou des règlements prévus à l'article 94 du traité CE et non à d'autres règles de droit communautaire.
9 Il y a lieu de rappeler que l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, prévoit que le Conseil, sur demande d'un État membre et statuant à l'unanimité, peut décider qu'une aide instituée ou à instituer par cet État doit être considérée comme compatible avec le Marché commun, en dérogation des dispositions de l'article 92 ou des règlements prévus à l'article 94, si des circonstances exceptionnelles justifient une telle décision.
10 Il est constant que l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, fait partie du chapitre 1, intitulé "Les règles de concurrence", du titre V de la troisième partie du traité CE.
11 Par ailleurs, aux termes de l'article 42 du même traité, le Conseil a le pouvoir de décider, conformément à la procédure prévue à l'article 43, paragraphes 2 et 3, et compte tenu des objectifs énoncés à l'article 39, dans quelle mesure les dispositions du chapitre relatif aux règles de concurrence trouvent à s'appliquer dans le secteur agricole.
12 Ainsi, par l'article 76 du règlement n° 822-87, le Conseil a, en vertu de l'article 42 du traité, rendu les articles 92 à 94 applicables à la production et au commerce des vins et des moûts.
13 Il s'ensuit que le pouvoir accordé au Conseil par l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, trouve à s'appliquer dans le secteur viti-vinicole, dans les limites indiquées par cette disposition, à savoir l'existence des circonstances exceptionnelles.
14 S'agissant ensuite du détournement de procédure, la Commission fait valoir que les décisions du Conseil portent atteinte à l'organisation commune du marché viti-vinicole et, dans la mesure où elles la modifient, que le Conseil aurait dû respecter les règles de procédure prévues à l'article 43, paragraphes 2 et 3.
15 A cet égard, il suffit de constater que le renvoi de l'article 76 du règlement n° 822-87 aux articles 92 à 94 du traité ne prévoit pas d'autres conditions que celles énoncées à ces dispositions. Par conséquent, l'argument de la Commission selon lequel les aides litigieuses porteraient atteinte à l'organisation commune du marché viti-vinicole ne saurait être examiné que dans la mesure où il serait démontré par la Commission que le Conseil a dépassé les limites de son pouvoir d'appréciation prévu par l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa.
16 Il s'ensuit que le premier moyen doit être rejeté.
17 Par son deuxième moyen, la Commission soutient que, par l'adoption des décisions litigieuses, le Conseil a commis une erreur manifeste en considérant que des circonstances exceptionnelles au sens de l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, étaient réunies.
18 A cet égard, il y lieu d'observer à titre liminaire que, lorsque la mise en œuvre par le Conseil de la politique agricole de la Communauté implique la nécessité d'évaluer une situation économique complexe, le pouvoir discrétionnaire dont il jouit ne s'applique pas exclusivement à la nature et à la portée des dispositions à prendre, mais aussi, dans une certaine mesure, à la constatation de données de base en ce sens, notamment, qu'il est loisible au Conseil de se fonder, le cas échéant, sur des constatations globales. En contrôlant l'exercice d'une telle compétence, le juge doit se limiter à examiner si elle n'est pas entachée d'une erreur manifeste ou d'un détournement de pouvoir ou si l'autorité en question n'a pas manifestement dépassé les limites de son pouvoir d'appréciation (voir arrêt du 29 octobre 1980, Roquette Frères/Conseil, 138-79, Rec. p. 3333, point 25).
19 En l'espèce, les termes mêmes de l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, démontrent que le Conseil, lorsqu'il décide que des circonstances exceptionnelles justifient qu'une aide soit considérée comme compatible avec le Marché commun, dérogeant ainsi à l'article 92, est appelé à procéder à l'évaluation d'une situation économique complexe.
20 A l'appui de ce moyen, la Commission fait tout d'abord valoir que la campagne viticole pour les années 1993/1994 n'a rien d'exceptionnel dans la mesure où, d'une part, celle-ci se situe dans le prolongement des campagnes précédentes et que les écarts monétaires invoqués ont été également constatés dans le passé et où, d'autre part, la situation dans d'autres organisations communes de marché, notamment celles des produits laitiers, de la viande bovine et des fruits et légumes, est plus grave encore.
21 A cet égard, il y a lieu d'observer tout d'abord que, même si la situation du marché viti-vinicole était comparable à celle des campagnes précédentes, le Conseil ne saurait être considéré comme ayant commis une erreur manifeste d'appréciation en estimant, au quatrième considérant des deux décisions attaquées, sans être contredit par la Commission, que le déséquilibre sur le marché communautaire de vins constaté au début de la campagne 1993/1994 pourrait précisément, en raison de la persistance d'une telle situation, comporter, s'agissant de l'Italie, le risque de répercussions graves d'ordre économique et social, notamment pour les petits producteurs et les caves coopératives, et, s'agissant de la France, le risque d'engendrer une situation critique.
22 Il y a lieu ensuite de rappeler que chacune des organisations communes de marché comporte des spécificités qui leur sont propres (voir arrêt du 28 octobre 1982, Lion et Loiret & Haentjens, 292-81 et 293-81, Rec. p. 3887, point 24), l'organisation du marché viti-vinicole étant d'ailleurs, ainsi que la Commission l'a au demeurant observé dans sa réplique, caractérisée, depuis de nombreuses années, par un déséquilibre structurel permanent en instance d'être réformé.
23 Enfin, la Commission observe que les aides litigieuses visent principalement à garantir la rémunération de viticulteurs au-delà du prix prévu par l'organisation commune du marché viti-vinicole, accordant ainsi, parmi les objectifs énoncés à l'article 39 du traité, la priorité à la protection du revenu des agriculteurs, ce qui a pour résultat d'atténuer l'effet dissuasif lié au système de distillation, qui est nécessaire pour la maîtrise de la production.
24 A cet égard, il y a lieu de rappeler que, dans la poursuite des différents objectifs énumérés à l'article 39 du traité, les institutions communautaires doivent assurer la conciliation permanente que peuvent exiger d'éventuelles contradictions entre ces objectifs considérés séparément et, le cas échéant, accorder à tel ou tel d'entre eux la prééminence temporaire qu'imposent les faits ou circonstances au vu desquels elles arrêtent leurs décisions (voir arrêts du 5 octobre 1994, Crispoltoni e.a., C-133-93, C-300-93 et C-362-93, Rec. p. I-4863, point 32, et Allemagne/Conseil, C-280-93, Rec. p. I-4973, point 47).
25 Dès lors, le Conseil n'a pas commis d'erreur manifeste d'appréciation lorsqu'il a décidé, en portant une attention particulière à l'objectif de garantie d'un revenu équitable pour les producteurs de vin, que les aides litigieuses étaient à considérer comme compatibles avec le Marché commun, dès lors qu'elles n'avaient pas pour autant provoqué une perturbation réelle et durable du fonctionnement de l'organisation commune du marché viti-vinicole. En outre, au dernier considérant des deux décisions, le Conseil a estimé que les aides étaient, à titre dérogatoire, compatibles avec le Marché commun dans la mesure et pour la période strictement nécessaires au redressement de la situation de déséquilibre constatée.
26 Dès lors, il y a lieu de rejeter le deuxième moyen.
27 Par son troisième moyen, la Commission fait valoir que la motivation des deux décisions est brève, lacunaire et erronée.
28 A cet égard, il suffit d'abord de constater que le deuxième moyen de la Commission sur la prétendue erreur manifeste qu'aurait commise le Conseil en considérant qu'étaient réunies des circonstances exceptionnelles au sens de l'article 93, paragraphe 2, troisième alinéa, a été rejeté. Par conséquent, il n'y a lieu d'examiner le troisième moyen que pour autant que celui-ci porte sur une motivation lacunaire.
29 S'il est vrai que la motivation exigée par l'article 190 du traité CE doit faire apparaître d'une façon claire et non équivoque le raisonnement de l'autorité communautaire, auteur de l'acte incriminé, de façon à permettre aux intéressés de connaître les justifications de la mesure prise et à la Cour d'exercer son contrôle (voir arrêt du 9 novembre 1995, Atlanta Fruchthandelsgesellschaft e.a., C-466-93, non encore publié au Recueil, point 16), il n'est toutefois pas exigé qu'elle spécifie tous les éléments de fait ou de droit pertinents. En effet, la question de savoir si la motivation d'une décision satisfait à ces exigences doit être appréciée au regard non seulement de son libellé, mais aussi de son contexte, ainsi que de l'ensemble des règles juridiques régissant la matière concernée. Par conséquent, si l'acte contesté fait ressortir l'essentiel de l'objectif poursuivi par l'institution, il serait inutile d'exiger une motivation spécifique pour chacun des choix techniques qu'elle a opérés.
30 Ensuite, bien que sommaires, lesdites décisions font apparaître de façon claire que, contrairement à ce qu'a fait valoir la Commission, le Conseil a estimé que les circonstances exceptionnelles permettaient, à titre dérogatoire, de considérer les aides, dans la mesure et pour la période strictement nécessaires, comme compatibles avec le Marché commun.
31 Le troisième moyen doit dès lors également être rejeté.
32 Il résulte de ce qui précède que le recours doit être rejeté dans son ensemble.
Sur les dépens
33 Aux termes de l'article 69, paragraphe 2, du règlement de procédure, toute partie qui succombe est condamnée aux dépens, s'il est conclu en ce sens. La Commission ayant succombé en ses moyens, il convient de la condamner aux dépens.
Par ces motifs,
LA COUR,
Déclare et arrête:
1) Le recours est rejeté.
2) La Commission est condamnée aux dépens.