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Décisions

CA Paris, 1re ch. H, 29 juin 2004, n° ECOC0400295X

PARIS

Arrêt

PARTIES

Demandeur :

Marcout Soulhol (SARL)

Défendeur :

Cartier (Sté)

COMPOSITION DE LA JURIDICTION

Président :

M. Albertini

Conseillers :

Mme Penichon, M. Savatier

Avoués :

SCP Narrat Peytavi, Me Thevenier

Avocat :

Me Gateau.

CA Paris n° ECOC0400295X

29 juin 2004

La société Cartier distribue ses produits par l'intermédiaire des horlogers-bijoutiers, par des "shoppings ou duty-free-shops" dans les aéroports, dans des grands magasins et dans des boutiques qui vendent exclusivement les produits Cartier et qui sont détenues, soit par elle-même soit par des franchisés. Son réseau est un réseau de distribution sélective.

Au début des années 1990 la société Cartier a révisé sa stratégie commerciale en réduisant de 10 000 à 3 500 le nombre de ses points de vente dans le monde. En France, le réseau de ses horlogers-bijoutiers qui étaient au nombre de 188 en 1992 n'en comptait plus que 156 en 1996. Sur la même période, le nombre de duty-free-shops distribuant les produits de sa marque est passé de 35 à 9 et celui des boutiques de 21 à 15, soit une diminution globale de 64 points de vente. Elle a aussi élaboré un nouveau contrat de distribution sélective, entré en vigueur le 1er janvier 1995.

La société Marcout-Soulhol, implantée à Cergy-Pontoise, au centre commercial "Les trois fontaines", spécialisée dans la vente d'articles de bijouterie, joaillerie et orfèvrerie, commercialisait, outre les produits de la marque Cartier, des produits de luxe tels que les montres Rolex, Tag Heuer, Rado, Tissot, Gucci, les montres et la joaillerie Korloff, les briquets et les stylos Dupont et, enfin, les montres Michel Herbelin. La société Marcout-Soulhol était liée à la société Cartier par un contrat de distribution sélective signé le 27 février 1986.

Le 28 septembre 1994 la société Cartier a résilié ce contrat, avec effet au 31 décembre 1994.

Le 17 juillet 1995, la société Marcout-Soulhol a saisi le Conseil de la concurrence sur le fondement des articles 7 et 8 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 (devenus les articles L. 420-1 et L. 420-2 du Code de commerce).

La requérante demandait au Conseil de la concurrence de constater que la société Cartier avait abusé de l'état de dépendance économique dans lequel elle la tenait, de constater que cet abus était caractérisé par le refus non motivé de renouvellement du contrat de distribution sélective et par des refus de vente à compter du 1er janvier 1995, de constater que lesdits refus de renouvellement et de vente résultaient d'une décision discrétionnaire de la société Cartier caractéristique d'une pratique discriminatoire à l'encontre de la société Marcout-Soulhol et de constater que les critères relatifs au point de vente figurant dans le nouveau contrat de distribution exclusive étaient laissés à la seule appréciation de la société Cartier, en contradiction avec les dispositions légales.

Cette saisine a donné lieu à une enquête réalisée par la direction nationale des enquêtes de concurrence qui a transmis son rapport au Conseil de la concurrence le 12 septembre 1996 ainsi qu'à une enquête complémentaire.

Le 19 août la société Cartier s'est vu notifier, sur le fondement de l'article 7 de l'ordonnance n° 86- 1243 du 1er décembre 1986, les griefs suivants:

1°) en ce qui concerne les clauses du contrat de distribution sélective des montres Cartier mis en place à compter du 1er janvier 1995 :

- d'avoir indiqué sans autre précision dans le point 2.3.2 du contrat, un critère "potentiel de vente "alors que ce critère donnait lieu jusqu'en 1997 à l'attribution d'une note allant de "0" (note éliminatoire) à "10". Du fait de son imprécision, un tel critère, qui pourrait reposer sur une appréciation subjective par le fabricant de la richesse vive du lieu d'implantation des points de vente ou du potentiel commercial des distributeurs, est de nature à introduire une discrimination entre les candidats à l'agrément et à entraver l'accès au marché, entrave prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

- avoir mentionné dans la clause 2.3.1 que les points de vente doivent disposer de vitrines sur rue au rez-de-chaussée. Une telle clause qui n'est pas justifiée par la nature des produits commercialisés, est de nature à exclure du champ des distributeurs agréés notamment ceux installés en centre commercial, en contrariété avec les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986;

- avoir prévu aux points 2.5.2 et 3.7 que les distributeurs doivent disposer d'une gamme représentative des produits et s'engager à détenir en permanence un stock représentatif suffisant des produits et accessoires, sans préciser qualitativement et quantitativement ce critère qui est regardé par la société Cartier comme un axe principal de sélection des candidats à l'agrément. Eu égard à son imprécision et à son importance pour la société Cartier, un tel critère est potentiellement de nature à restreindre l'accès au marché et par suite, est prohibé par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l'article L. 420-1 du Code de commerce;

- avoir agréé d'anciens distributeurs sans les soumettre à la nouvelle procédure de sélection mise en place par le nouveau contrat de distribution sélective de 1995 et notamment sans vérifier s'ils remplissaient les nouveaux critères définis aux points 2.3.2 du contrat et d'avoir ainsi fait une application discriminatoire des clauses du contrat, de nature à fausser le jeu de la concurrence et à limiter l'accès au marché, pratique contraire aux dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l'article L. 420-1 du Code de commerce;

- avoir, de la même façon, agréé de nouveaux distributeurs dont notamment " Les montres Paris 16e ", et " René Agnel Paris Opéra 2 Licia ", sans vérifier s'ils remplissaient les critères du point 2.3.2, pratique prohibée pour les mêmes raisons que précédemment;

- avoir appliqué de façon discriminatoire la procédure définie par la société Cartier pour agréer les candidats en premier lieu, en admettant notamment comme distributeur la société Jasmin, alors que cette dernière ne totalisait pas le nombre de points minimum indiqué dans le document " demande de relations commerciales " et en refusant d'autres que la société Marcout-Soulhol pour cette même raison; en second lieu, en faisant une appréciation radicalement différente des critères d'évaluation définis par elle-même dans le tableau d'évaluation et notamment, en estimant que dans le cas de M. Marcout, les rubriques " qualité de l'environnement et du potentiel " justifiaient des notes " 0 " éliminatoires et permettaient l'attribution des notes "6" dans le cas de M. Guérin, alors que leurs établissements sont situés dans le même environnement. Une telle pratique qui démontre un comportement discriminatoire dans l'application des critères de sélection pour accéder au réseau Cartier est prohibée par les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l'article L. 420-1 du Code de commerce;

Par décision n° 03-D-60 en date du 17 décembre 2003, le Conseil de la concurrence a dit qu'il n'est pas établi que la société Cartier ait enfreint les dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986, devenu l'article L. 420-1 du Code de commerce.

Le 19 janvier 2004 la SARL Marcout-Soulhol a formé un recours en annulation, subsidiairement en réformation, à l'encontre de cette décision.

LA COUR,

Vu le mémoire d'appel déposé au greffe le 18 février 2004 aux termes duquel la société demande à la cour de " confirmer et maintenir quatre griefs à l'encontre de la société Cartier conformément au rapport signé par Maître Benoît Parlos ès qualités de la Direction Générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des Fraudes", de condamner la société Cartier à une sanction pécuniaire de 100 000 euros, d'obliger la société Cartier à revoir les clauses du contrat visées dans les quatre griefs, d'obliger la société Cartier à faire publier, à ses frais, la décision dans "Les Echos" et dans la circulaire de la Chambre française de l'horlogerie et des microtechniques;

Vu les conclusions d'intervention volontaire déposées au greffe le 6 avril 2004 pour la société Cartier;

Vu les observations écrites déposées au greffe le 9 avril 2004 par le Conseil de la concurrence;

Vu l'ordonnance rectificative du délégataire du Premier président en date du 13 avril 2004, ordonnant la mise en cause de la société Cartier;

Vu le mémoire en réplique déposé au greffe le 28 avril 2004 aux termes duquel la société Cartier demande à la cour de :

- confirmer la décision déférée en ce qu'elle juge que le contrat de distribution sélective de la société Cartier est conforme aux règles internes de concurrence interprétées au regard du règlement 2790-99, pris en tant que guide d'analyse pour l'application du droit national,

- dire que le non-renouvellement du contrat de distribution sélective de la société Marcout-Soulhol par la société Cartier ne constitue pas une pratique discriminatoire restrictive de concurrence au sens de l'article L. 420-1 du Code de commerce,

- écarter tous griefs de pratiques restrictives de concurrence de la société Cartier envers la société Marcout-Soulhol,

- condamner la société Marcout-Soulhol à payer à la société Cartier la somme de 5 000 euros sur le fondement de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile;

Sur ce,

Considérant qu'au soutien de son recours, la société Marcout-Soulhol fait grief à la décision déférée d'avoir appliqué aux faits reprochés à la société Cartier le règlement 2790-1999 de la Commission en date du 22 décembre 1999, dont l'entrée en vigueur fixée au 1er juin 2000 est intervenue postérieurement à leur commission, alors que ce règlement aurait pu, tout au plus, constituer un guide d'analyse pour la mise en œuvre du droit national;

Mais considérant que, tout au contraire la décision déférée énonce : (§ 29 et 30) "Le contrat de distribution sélective en cause ne concerne que les conditions de distribution des montres Cartier sur le territoire national et aucune de ses dispositions ne régit les relations avec les autres distributeurs de la Communauté européenne; En l'espèce, ce contrat est insusceptible d'exercer un effet sensible sur les échanges entre les Etats membres. Le droit communautaire n'est donc pas applicable.

Il en est ainsi notamment du règlement CE n° 2790-99 de la Commission européenne concernant l'application de l'article 81, paragraphe 3, du traité à des catégories d'accords verticaux,..."; qu'elle énonce encore : (§ 32) il ne s'agit pas ici d'appliquer de manière rétroactive un règlement communautaire mais seulement de procéder, dans le cadre du droit national, à l'examen de certaines pratiques à la lumière des analyses économiques qui ont inspiré le règlement CE n° 2790-99 et dont la pertinence ne saurait être limitée aux seuls cas relevant du droit européen de la concurrence.

Considérant qu'il apparaît ainsi de la formulation même de la décision que le Conseil de la concurrence n'a pas fait application du règlement précité mais qu'il l'a utilisé, ce qu'il était endroit de faire, comme un guide d'analyse utile pour mettre en œuvre, au cas considéré, le droit national ;d'où il suit que le grief manque tant en fait qu'en droit;

Considérant que le requérant n'articule aucune critique précise de la décision propre à démontrer que le contrat de distribution sélective de la société Cartier est illicite au regard des dispositions de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l'article L. 420-1 du Code de commerce;

Considérant qu'en toute hypothèse, par des motifs pertinents que la cour fait siens, le Conseil de la concurrence après avoir relevé que la part de marché détenue par la société Cartier sur le marché pertinent était inférieure à 30 % et que les distributeurs avaient la possibilité de vendre d'autres marques de montres appartenant au même marché, a, à bon droit, écarté les griefs concernant la prétendue illicéité des clauses du contrat type de distribution au regard du droit français;

Considérant en effet que, comme le soutient à juste raison la société Cartier, le critère du potentiel de vente, dès lors qu'il se rapporte à une aire géographique commerçante est un critère qualitatif qui donne lieu à une évaluation objective du point de vente en fonction de sa zone d'implantation, de sorte qu'il ne saurait être fait grief à la société Cartier d'imposer à un distributeur d'une marque ayant une telle notoriété que la sienne d'avoir un point de vente disposant d'un potentiel de vente de ses produits;qu'il n'est pas établi que la société Cartier se fonde sur la clause dite " des vitrines en rez-de-chaussée ", pour écarter les implantations de points de vente agréés dans les grandes surfaces;que la clause dite de stock représentatif de la gamme qui fait obligation au distributeur de disposer à l'intérieur d'un point de vente, non pas d'un stock quantifié, mais d'une gamme représentative de produits, selon la zone de chalandise, devant être exposés de manière valorisante, ne peut avoir pour objet ou pour effet de restreindre la liberté d'accès des candidats distributeurs, puisqu'elle vise à éviter la pratique des prix d'appel et l'existence de stocks dépareillés qui détériorent l'image d'une marque ;d'où il suit que le Conseil de la concurrence a, à bon droit, écarté les griefs de pratiques restrictives de concurrence au regard de l'article 7 de l'ordonnance du 1er décembre 1986 devenu l'article L. 420-1 du Code de commerceet que le recours est rejeté;

Par ces motifs, Rejette le recours, Condamne la société Marcout-Soulhol à verser à la société Cartier la somme de 3 000 euros à titre d'indemnité pour frais non taxables; Condamne la société la société Marcout-Soulhol aux dépens lesquels pourront être recouvrés dans les conditions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.