CA Caen, 1re ch. civ., 2 juin 1994, n° 9400650
CAEN
Arrêt
Infirmation
PARTIES
Demandeur :
Ricoh France (SA)
Défendeur :
Repro 61 (SARL)
COMPOSITION DE LA JURIDICTION
Président :
M. Bonne
Conseillers :
MM. Le Henaff, Sadot
Avoués :
SCP Duhaze-Mosquet-Mialon, SCP Dupas-Trautvetter-Ygouf
Avocats :
Mes Schaller, Pelissier.
Par jugement du 13 décembre 1993, le Tribunal de commerce d'Alençon a ordonné une expertise, au motif qu'il ne disposait pas des éléments suffisants pour statuer sur la demande de la SARL Repro 61 aux fins notamment de condamnation de la SA Ricoh France au paiement de la somme de 2 000 000 F à titre de dommages-intérêts pour concurrence déloyale ;
Autorisée par ordonnance du 8 février 1994 à porter appel de cette décision, la SA Ricoh France expose, dans son assignation du 21 février 1994 que :
- Monsieur Morvillez, ancien préposé de Repro 61, qu'il a quittée libre de tout engagement, a été embauché à son service en qualité d'attaché commercial et a, à ce titre, courant avril 1993, assuré la diffusion d'une plaquette publicitaire annonçant l'ouverture de son agence (SMO) à Alençon ;
- Repro 61 a alors prétendu que son ancien salarié avait utilisé son fichier clients qu'il avait dérobé ;
Soutenant qu'aucun acte de concurrence déloyale ne peut, en réalité, lui être imputé, et que la mesure d'instruction ordonnée n'a pour objet que de pallier la carence de Repro 61 dans l'administration de la preuve qui lui incombe, elle sollicite la réformation du jugement entrepris et conclut au débouté des prétentions de la société intimée ;
Dans ses conclusions déposées le 15 mars 1994, celle-ci soutient que les éléments de preuve qu'elle a versé aux débats, notamment un constat d'huissier, établissent que Monsieur Morvillez a utilisé " le logiciel QR " contenant son fichier clients, et que des actes de concurrence déloyale sont ainsi nettement caractérisés. Elle maintient ses demandes, aux fins de condamnation au paiement de dommages-intérêts, et à la restitution "de la totalité des copies qui auraient pu être faites du logiciel QR" ; En outre, elle sollicite la publication de la décision à intervenir.
Dans ses conclusions en réplique déposées le 18 mars 1994, l'appelante prétend que sa connaissance de l'existence du fichier clients de Repro 61 n'est pas établie, pas plus que le détournement de clientèle dont il lui est fait grief.
Attendu que par ordonnances, rendues sur requête les 28 avril 1993 et 17 mai 1993 par le Président du Tribunal de grande instance du Mans, la SARL Repro 61 a été autorisée à faire procéder à un constat par huissier de justice au domicile de Monsieur Alain Morvillez ; que la SA Ricoh France n'a jamais sollicité la rétractation de ces décisions qui peuvent donc lui être opposées, de même que les actes d'exécution de la mesure d'instruction ainsi ordonnée ;
Attendu que le 26 mai 1993, l'huissier de justice commis a pu constater qu'un fichier dénommé QR, contenant des données identiques à celles figurant sur un fichier de même nom se trouvant sur l'ordinateur de la SARL Repro 61, était installé sur le disque dur de l'ordinateur portable appartenant à Monsieur Morvillez qu'interpellé sur ce fait, ce dernier a indiqué en substance qu'il avait effectivement utilisé ce fichier QR, propriété à l'origine de la société intimée, mais en ne conservant que 4 611 fiches sur les 5 616 qu'il contenait, c'est-à-dire celles des clients domiciliés dans l'Orne ;
Attendu qu'outre les indications verbales de Monsieur Morvillez, recueillies par Maître Henon, l'utilisation du fichier est largement confirmée par les autres pièces versées aux débats qu'ainsi il apparaît que les adresses et les références des destinataires d'un envoi publicitaire en nombre organisé par Ricoh sont strictement identiques à celles issues du fichier d'origine de Repro 61 ; que notamment l'un des clients, l'entreprise TSF, a reçu au moins trois lettres, avec des adresses rédigées dans des termes différents, mais similaires au condensé de trois fiches du fichier de Repro 61 "TSF 1 M. Ilias Porte 301", "TSF 2 Monsieur Ilias", et "TSF 7" ;
Attendu que la SA Ricoh France prétend que Monsieur Morvillez avait été autorisée par son ancien employeur à emporter et utiliser ce fichier ; qu'elle ne rapporte cependant pas la preuve de cette assertion, alors qu'au contraire le procès-verbal de constat contient une affirmation très nette d'un représentant de Repro 61 contestant ce prétendu accord ;
Attendu que le seul fait d'embaucher un ancien salarié d'une entreprise concurrente, lorsqu'il est libre de tout engagement, ne saurait constituer une faute susceptible d'engager la responsabilité d'un nouvel employeur ; que toutefois, en l'espèce, il ne peut être contesté que cet ancien agent commercial de la société Repro 61 a apporté, outre sa connaissance personnelle et son expérience du marché des appareils de reproduction de documents dans l'Orne, ce qui ne peut lui être reproché, un ensemble de plusieurs milliers de fiches contenant des données, aisément et utilement exploitables, sur la clientèle de son précédent employeur, auquel il l'avait frauduleusement soustrait ;
Attendu qu'il est établi que ce fichier a notamment été utilisé par Monsieur Morvillez comme instrument de base pour l'envoi des courriers destinés à faire connaftre à la clientèle potentielle l'implantation récente dans l'Orne de la société Ricoh ;que compte tenu de l'ampleur de cette opération, nécessaire pour assurer un lancement efficace de l'entreprise, la société appelante ne peut prétendre avoir ignoré le moyen utilisé et sa provenance ;qu'en laissant agir ainsi son préposé, cette société a commis une faute grave, au moins d'imprudence, qui constitue le comportement de concurrence déloyale qui lui est imputé ;
Attendu que ce fichier dont des extraits sont versés aux débats contenait, outre les adresses des clients de Repro 61 utilisées pour l'envoi de documents de prospection, des données relatives au type de matériel acquis par les clients et aux conditions financières consenties ; que ces renseignements qui permettaient à Ricoh France d'avoir une connaissance approfondie de la structure des entreprises qu'elle pouvait contacter, de leurs besoins et de leurs moyens, lui procuraient un avantage considérable, et anormal, pour entrer en concurrence avec le créateur du fichier ;
Attendu que les faits de concurrence déloyale étant ainsi suffisamment établis par les pièces versées aux débats, il n'y avait pas lieu d'ordonner une mesure d'instruction ; que le jugement doit donc être infirmé ;
Attendu que la cour doit, dans le cadre d'une bonne administration de la justice, statuer sur l'ensemble du litige conformément aux dispositions de l'article 568 du nouveau Code de procédure civile ;
Attendu que le préjudice qui a été occasionné à la société Repro 61, qui s'est trouvée ainsi placée, du fait des agissements fautifs de sa concurrente, dans une position d'infériorité sur un marché où la compétition entre les fournisseurs est extrêmement sévère, est incontestable ; que la cour dispose des éléments pour fixer à la somme de 300 000 F le montant de l'indemnité qui réparera justement le dommage matériel subi ;
Attendu que la SARL intimée demande en outre la condamnation sous astreinte de l'appelante à lui restituer les copies du logiciel QR qui seraient encore en sa possession ; qu'elle ne prouve cependant pas que, après l'effacement du fichier litigieux effectué spontanément par Monsieur Morvillez devant l'huissier de justice, la SA Ricoh France soit encore en possession d'une ou plusieurs copies ; que sa demande doit, en conséquence être écartée ;
Attendu qu'elle sollicite encore que la présente décision soit reproduite dans les publications dénommées "Ouest France" et "l'Orne Hebdo" aux frais de l'appelante ; que cette mesure, qui permettra la réparation du préjudice moral qui lui a été causé doit être ordonnée ;
Attendu, enfin, que la société Repro 61 ne doit pas conserver à sa charge les frais qu'elle a du exposer pour la présente instance ;
Par ces motifs, - Infirme le jugement - Evoquant, - Dit que la SA Ricoh France a accompli des actes de concurrence déloyale envers la SARL Repro 61 - Condamne la SA Ricoh France à payer à la SARL Repro 61 les sommes de 300 000 F à titre de dommages-intérêts, et 10 000 F en application de l'article 700 du nouveau Code de procédure civile - Ordonne la publication du dispositif de la présente décision dans les publications "Ouest France" (édition d'Alençon) et "Orne Hebdo", aux frais de la SA Ricoh France, sans que le coût de chaque insertion puisse excéder 5 000 F - Déboute la SARL Repro 61 de sa demande de restitution des copies du logiciel QR - Condamne la SA Ricoh France aux entiers dépens, de première instance et d'appel, qui seront recouvrés conformément aux dispositions de l'article 699 du nouveau Code de procédure civile.